Au niveau de l’écluse, le port se divise en deux. D’un côté, les plaisanciers. De l’autre, les pêcheurs, leurs chalutiers, les étals et le yacht club. L’ancienne gare maritime est rôtie par le sel, les embruns, la mer. Le bleu lagune passe et se mélange avec l’orange de la rouille et le fer qui se découvre. Un monticule de ferraille d’où l’on partait gaiement en Angleterre comme on se faisait du café à la gazinière. Un immense garage majorette avec des voies vous menant dans le cul du ferry vers Douvres. Maintenant c’est fini et on voit ce spectacle d’un lieu laissé à l’abandon, en friche. Rien ne tombera, jamais. Il faudra le démonter, l’arracher au sol pour qu’il le soit. Un tout inutile en plein centre-ville, un vestige, un cimetière d’acier. A l’intérieur, rien. Un désert de couloirs, de voies sans issue. Totalement déprimant le tableau. Plus personne ne le regarde. Au mieux, est-ce l’occasion de belles photographies. Des preuves du temps qui passe, qui dégrade et détériore. La marque d’une époque comme un doigt pointé sur une frise chronologique. Avant, il y avait ça. Dérisoire.
La surface de l’eau du port est lisse, à peine ridée. L’endroit est protégé des tumultes de la mer. Port d’attache et mise à l’abri je pense. Le bâtiment rouillasse se reflète sur l’eau en décrivant des zigzags ondulés par les faibles flots du bassin. Je m’en grille une les coudes sur la rambarde, face au port et à la rade. Le tout m’inspire ces pensées de plus en plus récurrentes ou obsédantes en ce moment. Les volutes de fumée lèchent sans fin mes doigts.
Vous savez je suis stable. J’ai trouvé mon équilibre en ce sens qu’il n’est pas question de péter un plomb, de s’effondrer. Ce qui sert mon équation s’impose à moi toujours un peu plus.
J’imagine que je parle à un gars qui évaluerais ma toxicomanie. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Je sature peut-être de dialoguer intérieurement. A un moment, partager sa vie est le principe. On ne peut s’en dégager éternellement. Je viens à bout de ma logique.
Un voilier glisse hors du ponton où il était amarré, fend l’eau et trace un V qui se dessine derrière lui.
Je suis stable et peut-être même heureux. Heureux dans une moindre mesure sans niveler par le bas. Je ne vais pas être fauché par surprise, je sais où je vais, je reconnais mes failles. Enfin, je sais plutôt ce qu’elles soulèvent chez moi, et c’est déjà ça. C’est déjà ça.
Heureux est un peu fort. Serein, ça serait quand j’aurais un boulot. J’ai mis un coup de bombe de peinture sur toutes mes douleurs, j’ai tellement maquillé que le résultat me plait maintenant. Mais ce n’est pas satisfaisant. Est-ce encore moi, le Jimi que j’aurais été si toutes ces merdes ne m’étaient pas tombées dessus ? On ne sait jamais ce qu’on va devenir non plus.
Les pêcheurs débarquent leur bac sur le quai. Un gus à l’aide d’un treuil remonte les bacs par trois-quatre depuis l’arrière du bateau. Le fruit de leur travail délicatement posé sur le sol. De la
came fraîche.
Certes j’ai sophistiqué ma stabilité à l’aide de fix mais ça serait me réduire à mon maximum de ne voir en moi que cela. Ma nature n’est pas animale, j’assouvis des besoins instinctuels vitaux. Vous me proposez quoi pour soulager mes souffrances ? Des médicaments. Laissez-moi rire, nous nous rejoignons tout à fait. Je serai peut-être débarrassé de mon
héroïne alors que vous vous coucherez encore avec l’aide de votre chimie.
Artificiel mon attitude. N’importe quoi. Ce n’est pas récréatif mais une compensation, une béquille. Quel enfant de salaud retirerait la canne à une personne qui ne tiendrait pas sans elle ? Qui serais-je sans elle ? Un patient de psy ? Un sans-abri ? un punk à chien ? Un légume à la maison ? je fais chier qui alors que j’écris, que j’essaie de trouver ma voie et pas celle qu’on m’inculquerait ? Ah c’est vrai, la drogue c’est interdit.
La surface de l’eau se ride un peu sous l’effet d’une brise naissante. Un fin relief quadrillé se dessine. C’est drôle toutes ces aspérités qui se soulèvent comme une seule. Je suis dans ma zone, mon cœur fait des bonds. Tout de suite s’éloigner de cet état. Je tire tellement sur ma clope qu’une grosse carotte se forme et manque de se décrocher de ma tige. Je continue mon dialogue, ça bout en moi.
Suis-je un être sans pensée réduit à l’état de dépendance animale ? J’espère que depuis le début du récit je vous ai déplacé de ce point de vue, à moins qu’il faille continuer de travailler vos résistances, pourquoi pas ? Vous faites quoi pour cela ? Vous rendez-vous dépendant de moi ? Je pense faire ma part.
Je suis dépendant de ce que les autres pensent de moi. Le réfèrent pédagogique, ma mère, un patron…personne ne voudra d’un petit con de toxico, un moins-que-rien en somme. Vais-je devoir changer l’avis de tous sur moi ou me résigner moi sur ce que je suis pour rentrer dans les rangs, que s’ouvrent des portes ? Quel paradoxe et quelle idiotie ce monde !
L’écluse crache un sacré paquet d’eau sous mes pieds. La masse d’eau vient s’écrouler sur des pierres en contre-bas. On dirait plus une chasse d’eau qu’un torrent naturel.
Notre nature est semblable. Elle est pour nous tous de se dégager de la bête et prodiguer un sens, quel qu’il soit, à nos existences. Je ne savais pas qu’il y avait une voie spéciale à prendre. Chacun son chemin je pensais. Sinon quoi ? C’est moi qui dérape et hop l’exclusion, la prison, le rejet scolaire. Ou bien c’est vous qui abusez d’autorité et je ne sais quoi encore, ça serait quoi alors notre projet de société : la réussite ou le bagne ?
J’emmerde qui ? Personne. Je ne relève d’aucun service public. Je ne coûte qu’à moi. Et je revendique ma stabilité car elle m’a coûté très cher personnellement. Et ma réussite est intime, je ne la dois à personne.
Je jette sans réfléchir mon mégot dans le puit de l’écluse et commence à me mettre en marche.
Seulement maintenant je vais où ? Dois-je prendre des risques et le risque de replonger, que ça me stresse, que je sois en échec ? Dois-je avancer masqué ? J’attends qu’on me propose et que je ne dispose plus, mais je ne peux garantir que de donner mon maximum. J’attends le piston qui me propulse. Rien ne doit décaper ma façade pour autant, surtout pas.
Le deal n’est pas si compliqué. On me donne ma chance, on me laisse tranquille. Paisible. Au calme. Sans ressac ni houle dévastatrice en contrepartie.