Je suis posté sur les marches d’une maison m’offrant la possibilité de me cacher ou de faire divergence lorsqu’un passant s’attarde sur moi. La rue de la flûte déroule en descendant depuis les abords des remparts et serpente entre les maisons mitoyennes telle l’eau dans le lit d’une rivière. Ça fait une heure que je poireaute, je n’arrive pas à me décider, je cogite.
Si je rentre dedans et qu’on me voit. Je suis mort, démasqué et responsable. Direct prison le drogué. Je ne pense pas qu’il soit autorisé de se droguer dans notre pays. Je crois bien que la prison serve à redresser ces gens-là, possédé par le mal de se droguer, d’en être dépendant, de participer à développer un réseau mafieux, une économie parallèle. Avec les caméras urbaines d’aujourd’hui, cela devient d’une facilité déconcertante de les débusquer.
Je suis mauvais. On finira par me pourchasser.
Qu’est-ce qu’il foute là-dedans ? Je n’en sais rien. C’est un moyen de te choper peut-être ?
Je suis en rade de seringue et je sais qu’il y en a des gratos à l’intérieur.
Il demande quoi en contrepartie ? Ils ne les distribuent pas pour rien. Alors ?
J’incarne le mal.
Dieu que le manque est déplaisant, rien à voir avec une salle d’attente où l’on serait posé sur un siège avec un café et un magazine à la con. Les secondes défilent à l’allure de minutes, les minutes en heures et ma patience court depuis une journée dans cette rue de l’arrière-ville. Le malaise est grand, vaste, totale. Il enfle. Je me dissous sur ces pavés froids et humides. Je tremble, de peur de ne pas parvenir à survivre à cette espérance. Le produit me délivrera de ce mal intérieur mais je ne trouve toujours pas le moyen de rentrer. Que se passe-t-il ? Je suis figé pour la nuit des temps. Vais-je rester dormir dans la rue ou attendre que quelqu’un sorte de cette boite et l’alpaguer pour obtenir le précieux sésame ? Une simple seringue.
Ils te donnent des seringues pour que tu arrêtes. Ça serait dingue mais bon on est en France. Il y en a dedans je les ai vu à des concerts distribuer des papiers, des tests ou je ne sais pas quoi, je ne leur ai jamais rien pris. Je ne sais pas ce qu’ils foutent. Et je m’en tape. Je veux ma seringue.
Ça me parait louche, je suis complètement parano de toute façon. Personne ne doit savoir, je serai terminé. Seulement là j’ai besoin d’une seringue, j’ai perdu la mienne comme un gros blaireau. A la planquer dans du papier ou des mouchoirs, j’ai fini par la jeter à la poubelle sans m’en rendre compte alors que putain j’en ai besoin.
Trop con Jimi tu es trop con.
Je ne vais quand même pas aller aux urgences pour taper une seringue qui traine, d’ailleurs elles ne trainent pas gros crevard de merde d’abruti fini. J’en ai marre, marre, marre. Enfoiré de fils de pute de merde va chier connard. Je m’éclaterai bien le crâne contre le mur.
Le temps est long.
Il fallait bien que cela arrive un jour.
L’envie monte douloureusement, pressante. En réalité, je ne sais pas si on peut appeler ça une envie. J’en ai besoin, point barre. M’injecter m’aiderait plutôt à repousser ce besoin totalement prenant. Je ne peux penser qu’à cela, tout mon esprit est tourné vers cette injection. Bientôt, je ne considèrerai plus le risque à me dévoiler. Je suis aujourd’hui obligé de sortir de ma tanière. C’est clair.
Je piétine sur place et fume ma cinquième clope en une heure.
Pris en tenaille je me résigne à me présenter dans ce bordel le corps attiré à l’inverse. Dans le viseur, je ne vois qu’une chose. Je me fais violence.
Il y a une sonnette, un interphone, une caméra. Je me mets de côté. Un court instant face à cet interphone, une simple grille recouvrant un haut-parleur, mon sang descend dans mes chaussettes, mon corps flotte. Non il perd de sa substance. Là, devant moi, un interlocuteur neutre, sans jugement. Là derrière cette porte une personne s’apprête à m’accueillir. Quelques instants, je n’arrive pas à m’en défendre. J’y vois subrepticement la lumière du bout d’un tunnel fine comme une mine de crayon. Le manque et sa sensation m’ont abandonné quelques secondes. Mon être scindé en deux est sorti de ses illusions. Cela a été bref mais cette brièveté m’a marqué profondément. Ce sera je pense un instant que je n’oublierai jamais de ma vie. Comme l’est la lueur d’un matin, la première sensation du baiser sur les lèvres, l’ambiance au pied du sapin.
Cette nécessité me reprend en plein corps.
Que va penser ma mère si elle apprend ça ? Elle m’a tout permis dit-elle souvent comme pour consoler l’absence et la disparition de mon père. Et là, je suis à la porte du centre prêt à dégainer la seringue et à me tirer une balle d’héroïne. Histoire d’oublier, de me soulager. Tout sauf la drogue me dit-elle. Elle me le rappelle vraiment souvent, appréciant que je ne sois jamais l’enfant parfait et arrondissant les angles, acceptant ce que je suis. Dans une certaine proportion rappelle-t-elle inlassablement. Et dans le lot de ce qu’elle a choisi, c’est plutôt en négatif « surtout tout ce que je ne veux pas c’est que tu introduises de la
came à la maison, dans notre maison ». Je pensais qu’elle m’avait démasqué, que j’avais laissé trainer un
caillou ou une boulette mais non elle me convoquait à l’acmé de nos engueulades sur ce qui est mon quotidien masqué. Etrange coïncidence.
J’enfonce le doigt sur le bouton de l’interphone. Mon doigt pénètre le mur, ma main traverse la cloison. J’hallucine. Je suis de plus en plus inconsistant. Aussi fragile qu’une goutte d’eau.
– Bonjour c’est qui ? dit une voix douce, féminine.
– Jimi.
Une sueur froide accompagne mon prénom. M’entendre le dire me glace le sang.
Je n’aurais jamais dû me présenter dans cet endroit.
Je vais le regretter toute ma vie.
Juste une seringue, et je me casse.
– ok je vous ouvre.
Une femme apparait. Elle est accueillante, me souhaite la bienvenue.