Les Indiens disent: «On peut l'essayer une fois, deux fois si l'on n'a vraiment pas compris. Mais celui qui l'utilise trois fois est fou.» Le sociologue genevois Blaise Galland, qui cite ce dicton, commente: «Je n'ai rencontré personne qui en ait pris deux fois.» Le
datura, ou stramoine, a de belles fleurs blanches en forme de trompettes qui dégagent, paraît-il, un parfum exceptionnel au coucher du soleil. Il peut s'acquérir dans tous les bons garden-centers et est connu depuis la nuit des temps pour ses propriétés
psychotropes. Il a causé la semaine passée plusieurs intoxications sévères et un décès à Zurich, ce qui lui vaut à nouveau les honneurs des gazettes. A nouveau, car le phénomène est récurrent: régulièrement, quelques amateurs mal éclairés redécouvrent cette source de sensations fortes avec des conséquences plus ou moins heureuses. Mais du côté des spécialistes comme de celui des usagers informés de produits
psychotropes, il suscite le même commentaire: attention danger.
Le danger, explique le professeur Kurt Hostettmann, directeur de l'Institut de pharmacognosie et de phytochimie de l'Université de Lausanne, est essentiellement lié à l'un des principes actifs de la stramoine, l'atropine. Egalement présente dans d'autres plantes à la réputation sulfureuse comme la belladone, la jusquiame (appelée aussi herbe tue-poules…) et la
mandragore, l'atropine a pour effets, entre autres, de dilater les pupilles, de dessécher les muqueuses et d'accélérer le rythme cardiaque. Prise en excès, elle peut entraîner le coma et la mort. Et l'excès est vite là: la plus riche en atropine de la famille, la belladone, peut tuer avec une dizaine de ses fruits, de petites baies noires luisantes courantes dans nos forêts. Mais c'est un autre principe actif qui fait surtout l'attrait de la stramoine en raison de ses propriétés hallucinogènes: la
scopolamine, aussi utilisée jusqu'à récemment, pour prévenir le mal des voyages.
Tous membres de la famille des solanacées, où ils côtoient la tomate, la pomme de terre et le
tabac, le
datura, la jusquiame, la
mandragore et la belladone ont été associés depuis la plus haute antiquité aux prophéties, à la médecine et à l'assassinat. On leur attribue des vertus variées, parfois aphrodisiaques (la
mandragore surtout) parfois sédatives, parfois curatives. La
mandragore est sans doute celle qui a le plus fait rêver, peut-être parce que sa racine évoque une forme humaine. Au Moyen Age, on était persuadé qu'elle émettait, lorsqu'on l'arrachait, un cri mortel, évoqué dans plusieurs textes littéraires. Et il était recommandé, pour améliorer ses vertus, de l'arroser de sang menstruel ou d'urine….
La belladone, la jusquiame et la
mandragore faisaient partie des onguents dont les sorcières ont donné les recettes aux tortionnaires de l'Inquisition. «L'onguent, explique encore Kurt Hostettmann, était appliqué sur le corps des sorcières ou sur un bâton qu'elles chevauchaient. La
scopolamine pénétrait dans l'organisme par les muqueuses, qui en revanche ne laissent pas passer l'atropine. Empiriquement, on avait donc trouvé une façon relativement moins dangereuse d'utiliser ces herbes.»
La légende du
datura, dite aussi herbe du diable, n'est pas moins évocatrice. Selon le chimiste anglais John Mann *, elle a décimé les armées de Marc-Antoine, qui en avaient absorbé par erreur. Plus récemment les premiers habitants de la ville de James Town en Virginie l'ont pris pour des épinards. Victimes de graves hallucinations, ils ont échappé à la mort de justesse et la stramoine a pris le nom familier de jimsonweed (ou Jamestown
weed, herbe de James Town). On la trouve en Inde, où les prostituées hindoues l'auraient utilisée au XVIe siècle pour mettre leurs clients hors d'état de se montrer trop exigeants, et en Colombie où dans l'Antiquité les mères désireuses de se débarrasser de leurs bébés s'en enduisaient les seins… Plus récemment, les voleurs colombiens l'ont mise en sprays au moyen desquels ils mettaient leurs victimes hors d'état de se défendre pendant qu'ils les dévalisaient et même de se rappeler exactement ce qui leur était arrivé.
Ces histoires assez sinistres expliquent la méfiance qui entoure le
datura. «Ce n'est pas une herbe inoffensive que n'importe qui peut utiliser n'importe comment. Il faut savoir la préparer et être prêt à la recevoir. Les chamans indiens se préparent une vie entière pour en prendre une seule fois», relève Blaise Galland. Mais dans la jungle des villes, on est parfois moins prudent. En août 1992, plusieurs personnes sont mortes en France après avoir absorbé des tisanes confectionnées à partir de
cigarettes antiasthmatiques à
base de
datura, retirées du marché en Suisse depuis 1990. En 1991, on avait compté huit intoxications, non mortelles, en Suisse. En 1996, l'épidémie a sévi trois mois en Allemagne et cette année, elle réapparaît en Suisse avec une mort, une jeune femme de 20 ans à Zurich. Les personnes hospitalisées lors de cette dernière alerte avaient absorbé un thé confectionné à partir de
datura.
Selon un observateur, ces accidents surgissent surtout en été. «Même les dealers partent en vacances. Pendant qu'ils sont au Maroc en train de se réapprovisionner, leurs clients essaient tout ce qui leur tombe sous la main. On entend dire que la peau de banane séchée a des propriétés hallucinogènes et tout le monde essaie. C'est la même chose avec le
datura.» Ils ne risquent pas que l'accident, estime Blaise Galland, mais une expérience difficile et angoissante. «Avec d'autres
psychotropes, on sait le plus souvent qu'on est la proie d'une hallucination. On en est le spectateur. Avec le
datura, on perd cette distance, on devient acteur d'une hallucination qui peut être très structurée, très rationnelle et très angoissante. Bref: il faut la laisser à ceux qui connaissent bien. Et dans nos sociétés, personne ne le connaît.»
*John Mann Magie, «Meurtre et Médecine», Georg Editeur, 1992.
Tout savoir sur le pouvoir des plantes, de Kurt Hostettmann, Ed. P.-M. Favre, 1997.