Publié dans le FigaroMis à jour le 21/10/2019 à 11:49
LETTRES OUVERTES - Addictologues* et proches de malades alcooliques** s’inquiètent de constater que le rôle de l’alcool et des psychotropes ne semble pas avoir été pris en compte par le Grenelle des violences conjugales. Le Figaro Santé publie leurs lettres ouvertes.**************************************************************
Alors que le gouvernement a décidé, à juste titre, une mobilisation contre les violences envers les femmes et contre les féminicides, il est plus que jamais nécessaire de rappeler le rôle fréquent de l’alcool dans ces phénomènes de violence. Il faut le rappeler et l’expliquer pour mettre en place des mesures efficaces de prévention et de soutien aux victimes. C’est, en lien avec la lettre des associations de patients (publiée à la fin de ce texte), l’objectif de cette lettre ouverte de professionnels et d’experts dans les addictions.
L’analyse des morts violentes au sein du couple survenues en 2018 et plus particulièrement des 121 féminicides, publiée par la délégation d’aide aux victimes, montre que dans 55 % des cas au moins l’un des deux, auteur ou victime, est sous l’emprise d’une substance (alcool, stupéfiants, etc.). Cette situation est très largement connue des personnels de police et de justice, comme des associations de protection des victimes. L’alcool altère les capacités d’autocontrôle, il accroît la négativité, l’impulsivité, l’agressivité et diminue également les capacités de défense chez les victimes.
L’alcool est donc un facteur causal majeur des violences envers les femmes. Depuis une vingtaine d’années, la littérature scientifique s’est considérablement clarifiée sur le sujet. Il existe aujourd’hui un consensus sur son véritable statut causal dans la recherche internationale.
• Cela est déjà vrai pour les intoxications aiguës:- Citons par exemple une étude sur les agressions verbales qui a été menée auprès de couples à l’université de Buffalo. Ceux-ci ont été invités, au laboratoire, à amorcer une discussion à propos de l’un des aspects les plus conflictuels de leurs relations. On amenait une partie des hommes à consommer plusieurs unités d’alcool, ou au contraire à consommer un placebo. Les résultats ont indiqué une augmentation significative des propos négatifs et des violences verbales envers la conjointe lorsque de l’alcool avait été consommé.
- Mais cela ne s’arrête pas aux violences verbales: une analyse de journaux intimes tenus pendant 15 mois par des participantes ayant déjà été impliquées dans des violences perpétrées par leur conjoint a indiqué que la probabilité d’une agression physique perpétrée par un homme sur sa partenaire était multipliée par huit les jours où l’homme buvait de l’alcool, par rapport à des jours exempts de toute consommation. La probabilité d’apparition d’agressions graves était multipliée par onze les jours de consommation. Enfin, plus de 60% des épisodes agressifs se produisaient dans les deux heures qui suivaient les consommations masculines.
- D’autres recherches, sur des protocoles de mesure standardisés de l’agression proposés à des personnes sans histoire d’addiction, indiquent que des personnes alcoolisées manifestent plus d’intentions et de conduites agressives, notamment du fait des perturbations temporairement induites par l’alcool, sur leur fonctionnement cérébral et les distorsions perceptives et interprétatives qui en résultent.
• Cela est encore plus fréquent pour les consommations chroniques où l’exposition aux risques est répétée: le développement d’outils statistiques permet d’agréger des recherches menées par des équipes scientifiques différentes issues de nombreux pays afin de faire ressortir les tendances principales.
- Une synthèse quantitative de 96 études indépendantes et comprenant près de 80.000 participants a démontré que le risque d’agression envers un partenaire intime était multiplié par trois en cas d’abus ou de dépendance à l’alcool ou à une autre drogue.
- Les drogues les plus fréquemment impliquées dans les violences entre partenaires intimes sont les stimulants (cocaïne) et le
cannabis. Ces passages à l’acte violent se retrouvent souvent chez les personnes qui présentent d’autres facteurs de risque de comportements violents (hommes, jeunes, antécédents de violences agies/subies, etc.).
Il nous faut donc agir, et c’est possible!
L’ensemble de ces résultats a conduit l’OMS à considérer que l’alcoolisation occupe une place importante dans les situations de violences interpersonnelles. Il nous apparaît donc nécessaire que soient discutées, lors du Grenelle contre les violences conjugales, les modalités d’interventions possibles pour agir sur ces situations extrêmement fréquentes et susceptibles de prévenir les récidives.
Ce consensus dans la communauté scientifique nous impose d’agir sans tabou pour prévenir ces comportements et leurs conséquences toujours douloureuses et parfois mortelles. L’alcool est évidemment loin d’être le seul facteur impliqué dans ces drames, mais il représente néanmoins un registre causal à la fois massif et sur lequel les pouvoirs publics ont la possibilité d’agir dans le cadre d’un plan global de prévention des violences conjugales. Un véritable plan d’action doit associer l’observation, l’amélioration des connaissances sur les facteurs contributifs (dont l’alcool et les drogues), le repérage des situations à risques et la prévention des récidives des actes violents.
C’est pourquoi la réduction des alcoolisations et consommations de
psychotropes, à l’origine des violences, doit reposer sur plusieurs mesures:
• Des mesures pour connaître l’ampleur du phénomène- Un registre de suivi des violences liées à l’alcool et aux
psychotropes (avec leurs dosages systématiques),
- Une analyse précise du rôle des consommations d’alcool et de
psychotropes dans la réévaluation prévue des 212 homicides commis entre 2014 et 2016.
- Des études de victimation (la prise d’alcool ou de drogues accroît également le risque d’être agressé).
• Des mesures visant à diminuer la consommation globaleEn effet, à l’échelle d’une ville ou d’un pays, plusieurs recherches économétriques internationales démontrent que la diminution des consommations d’alcool produit une diminution des dommages sanitaires, mais également des violences graves. (violences de rue, violences nocturnes mais aussi violences conjugales).
Nous demandons la mise en place, en France, des mesures ayant fait leurs preuves à l’étranger, telles que le prix minimal de l’unité d’alcool, le contrôle de la publicité et du marketing, et l’intensification de la promotion des repères de consommation proposés par Santé publique France.
• Des mesures de réduction des risques dans les zones et lieux où la consommation est massiveNous demandons, là encore, le renforcement des actions ayant fait la preuve d’efficacité:
- Les actions municipales de contrôle des heures et lieux de vente.
- La présence d’acteurs de prévention dans les lieux festifs (fêtes, sorties de «boîtes»…).
• Des mesures envers le consommateur violentIl est donc essentiel, dans ces situations, de proposer une évaluation globale, addictologique, psychologique et sociale, de manière systématique, avec une mise en place d’un suivi renforcé et, si nécessaire, d’une obligation de soins comme cela est déjà le cas mais sporadiquement et sans protocole. Des traitements efficaces de l’addiction existent, il faut pouvoir les mettre en œuvre dans un cadre global de prise en charge de ces situations sévères.
• Des mesures envers les victimesDans le cadre général du soutien aux victimes, un accompagnement addictologique doit pouvoir leur être proposé quand elles étaient elles-mêmes alcoolisées ou sous l’emprise de substances, car la poursuite de leurs consommations (souvent amplifiées par le stress dû aux violences) est un puissant facteur de risques de nouvelles victimisations.
Enfin, comme l’évoque l’appel des associations de patients et de proches, il convient de proposer des mesures de médiation familiale, d’accompagnement voire de thérapie familiale quand cela correspond aux attentes du couple, malgré les violences…
• Des formations spécifiques à l’évaluation addictologique et psychologiqueElles doivent être prévues pour les policiers, les équipes de soins accueillants les victimes et les associations d’aide. Il faut également apprendre à tenir compte de la complexité des liens d’attachement dans un couple: il existe souvent une longue période pendant laquelle la victime espère qu’il sera possible de soigner un partenaire auquel elle reste liée.
Agissons!
Le rapport à l’alcool et aux substances addictives dans notre société évolue progressivement avec l’amélioration des connaissances des dommages considérables et largement évitables qu’il provoque. Parmi ceux-ci, les passages à l’acte violents, en particulier contre les femmes, sont également évitables pour peu qu’ils ne soient pas occultés et que nous les affrontions avec détermination. Il s’agit de ne pas limiter le débat à sa seule dimension pénale (l’échec de la Loi de 1954 sur les «alcooliques dangereux» est bien là pour nous le rappeler), mais de proposer une prise en compte plus globale de cette situation aussi bien au niveau sociétal qu’individuel avec des mesures à promouvoir rapidement.
Il faut donc agir, sans stigmatiser les personnes en difficultés avec l’alcool ou les drogues, mais aussi sans en occulter les conséquences, tout particulièrement les violences, afin de mieux les prévenir et de ne pas priver les victimes de mesures efficaces.
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Lettre ouverte des proches de malades alcooliques
À Madame Marlène Schiappa, Secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations,
À Madame Agnès Buzyn, Ministre des Solidarités et de la Santé,
À Madame Christelle Dubos, Secrétaire d’État auprès de la Ministre des Solidarités et de la Santé,Nous nous adressons solennellement à vous au nom du collectif des Proches de Malades Alcooliques (CoPMA), qui regroupe des associations de proches de personnes dépendantes à l’alcool. Cette démarche est soutenue par la CAMERUP (qui regroupe les principales associations d’entraide) et France Patients Experts Addictions.
En effet, il nous apparaît que, dans le cadre du Grenelle contre les violences conjugales, un facteur majeur de ces violences n’est pas pris en compte, alors qu’il constitue l’un des principaux facteurs sur lesquels il est possible d’agir pour prévenir. Et il nous semble que cet oubli s’inscrit plus largement dans le tabou et la méconnaissance de la souffrance subie au quotidien auprès d’un malade alcoolique, malgré sa fréquence et souvent sa gravité, dont nous pouvons témoigner.
L’alcool est un déterminant majeur des violences conjugales.Il nous paraît donc impensable que, dans le cadre de ce Grenelle, les violences conjugales et familiales sur fond d’alcool ou de toxicomanie soient passées sous silence. On sait en effet, grâce à l’analyse des morts violentes au sein du couple survenues en 2018 et plus particulièrement des 121 féminicides, publiée par la délégation d’aide aux victimes, que dans bien des cas au moins l’un des deux, auteur ou victime, est sous l’emprise d’une substance (alcool, stupéfiants, etc.). Cette situation est très largement connue des personnels de police et de justice, comme des associations de protection des victimes.
Une stratégie de prise en charge pourrait éviter des drames.Les féminicides ne sont que l’issue irréparable d’un parcours de violences et d’humiliations quotidiennes et anciennes dans l’intimité du couple et de la famille. Si, dans certains cas, la violence et le désir de séparation sont tels qu’il faille accompagner une séparation et mettre en place immédiatement des mesures de protection, dans d’autres cas, tous les liens ne sont pas rompus: une stratégie d’accompagnement et de soins pourrait alors permettre d’éviter des récidives de violence et sauvegarder un couple.
Il faut en effet prendre en compte la complexité des liens d’attachement dans un couple: il existe souvent une longue période pendant laquelle la victime espère qu’il sera possible de soigner et de sauver un partenaire auquel elle reste liée. Cette ambivalence entraîne, en général, l’incompréhension de l’entourage et des divers intervenants. Il nous apparaît donc nécessaire que soient discutées, lors du Grenelle contre les violences conjugales, les modalités d’interventions possibles pour agir sur ces situations extrêmement fréquentes et susceptibles de prévenir les récidives:
- Évaluation des particularités de la relation du couple par des personnes compétentes.
- Propositions éventuelles d’un accompagnement du couple, d’une médiation, voire d’une thérapie familiale.
- Propositions d’une prise en charge effective de la consommation d’alcool ou de substances.
- Obligation de soins si nécessaire.
Il ne s’agit évidemment pas de limiter le débat et les mesures à prendre à ces éléments. Mais, en revanche, leur absence rendrait le débat incomplet et priverait de mesures efficaces.
La souffrance des proches et des aidants n’est pas prise en compte.C’est pour rompre le silence, autour de ce problème grave que nous avons créé notre collectif, le CoPMA, pour sortir de la honte et de la culpabilité. Car, en dehors de situations exceptionnelles voire mortelles, ce que nous vivons est totalement méconnu par les professionnels de santé, de la justice, de l’éducation, des travailleurs sociaux qui ignorent ce que nous vivons au quotidien.
La maladie alcoolique est aussi une maladie familiale grave, qui détruit les familles et qui constitue non seulement un problème de santé publique, mais un problème social souvent ignoré. En effet, pour un malade de l’alcool, 4 à 5 proches sont affectés et souffrent, soit 8 à 10 millions de personnes.
CoPMA demande à l’État de remédier à l’abandon de cette partie de la population française, aujourd’hui non considérée. Les conséquences sociétales pour les proches parents de malades alcooliques sont aussi terribles que les violences verbales et physiques, harcèlement, dépressions, hospitalisations, arrêts de travail, pertes d’emploi, du logement, chômage, surendettement, problèmes avec la justice, maltraitance des enfants, échec scolaire, déscolarisation, délinquance, divorce, familles monoparentales, précarité, à l’extrême suicide ou meurtre.
Nous sommes souvent exclus du système de soins, par méconnaissance du problème par les professionnels ou par précarité financière, et il n’existe aucun lieu d’accueil spécifique pour recevoir cette souffrance particulière, à moins de mois d’attente.
Cette population non identifiée est en danger.Au même titre que pour la campagne contre le tabagisme, nous vous demandons d’examiner en urgence nos propositions ci-jointes. Nous sommes à votre disposition pour évoquer avec vous ce problème.
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* La première lettre ouverte est signée par: Pr Michel Reynaud (psychiatre et addictologue, président du Fonds Actions Addictions), Pr Laurent Bègue (professeur de psychologie sociale à l’Université Grenoble Alpes), Bernard Basset (vice-président de l’Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie - ANPAA), Pr Amine Benyamina (psychiatre, addictologue, Président de la Fédération Française d’Addictologie), Pr Mickaël Naassila (Professeur de physiologie à l’université de Picardie Jules Verne et Président de la Société française d’alcoologie) et Dr Jean-Michel Delile (psychiatre addictologue, président de la Fédération addiction).
** La seconde lettre ouverte est signée par: Betty Morisset pour le CoPMA (Collectif de proches de malades alcooliques), Françoise Gaudel pour la FPEA (France patients experts addictions), Felix Le Moan pour la CAMERUP (Coordination des associations et mouvements d’entraide reconnus d’utilité publique - aide et accompagnement des personnes en difficulté avec l’alcool et de leur entourage), Jean-Claude Tomczak pour les Amis de la Santé.
Dernière modification par Hilde (24 octobre 2019 à 16:19)