Comme je le disais dans ma présentation, je lis ce forum depuis plusieurs années mais je viens seulement de m’inscrire. Après quelques hésitations, j’ai en effet décidé de me tourner vers vous afin de vous demander de l’aide. Cela concerne un roman que je suis en train d’écrire. J’aimerais simplement avoir votre ressenti concernant un point qui me tracasse, à savoir les effets possibles à long terme d’un
sevrage forcé, imposé par autrui avec brutalité.
Alors évidemment c’est un roman, tout n’est pas réaliste ! mais je tiens à ce que la réaction de mon personnage soit réaliste sur le plan psychologique. Ci-dessous je vous résume la situation de mon personnage, parce que je pense que ça peut vous permettre de mieux saisir le sens de mon interrogation. Si c’est trop long à lire, n’hésitez pas à sauter la partie « contexte » et à aller directement à ma question. Merci infiniment !
Contexte Julia, 20 ans, est dépendante à un produit X depuis quatre ans. Malgré certains moments d’intense souffrance, elle paraît globalement se satisfaire de sa situation. Elle évolue dans un milieu où tout le monde consomme et se perçoit dès lors comme « normale ». Pour autant, elle sait aussi qu’elle vit à la marge de la société : le produit est interdit par la loi et les usagers sont perçus comme des victimes à sauver. Ainsi, les flics pourchassent les dealers et veulent sevrer de force les usagers. En revanche, dans l’esprit de Julia, dealers et usagers sont dans le même camp, tandis que les flics sont les ennemis.
Julia mène une vie qui paraîtra dure et violente aux yeux du lecteur. Précarité économique, agressions gratuites, souffrances dues au manque, effets secondaires. Sur le plan affectif, même si elle est entourée de camarades usagers, elle est au fond très seule – ni famille, ni amis proches. Dès lors, le produit est en quelque sorte son seul amour, la seule chose qui donne une direction à son existence. Mais elle a aussi parfois l’impression de se faire vampiriser, comme si elle sacrifiait tout à ce produit qui en retour ne lui donne pas toujours (ou pas assez longuement) le bonheur qu’elle en attend.
Au quotidien, Julia est essentiellement préoccupée par des problèmes concrets (argent, accès au produit, peur de la police, etc.). Il lui arrive de haïr le produit, mais il fait tellement partie de sa vie que l'idée d'arrêter lui donne le vertige. Cependant, quand elle voit quelqu’un qui consomme pour la première fois, elle se dit « oh là là plus tard comme il va regretter, aujourd’hui sa vie a basculé mais il ne le sait pas encore ». Par ailleurs, il lui arrive aussi, très rarement, de vouloir décrocher. Voyant la vie qu’elle mène, voyant son corps de plus en plus abîmé, elle se dit : « je suis en train de me détruire, j’arrête ». Alors, elle décroche. Ça dure une semaine, deux semaines. Mais elle y revient. Pas seulement à cause du manque, mais aussi parce qu’au fond, elle préfère la vie avec le produit que sans. C’est une vie plus excitante, plus « vivante ». Toutefois, elle ne s’imagine pas être usagère jusqu’à la fin de ses jours. Elle se dit souvent « c’est provisoire » ou « j’arrête dans quelques mois ». Sauf que ça fait plusieurs années que c’est « provisoire ». Clairement, il est peu probable qu’elle s’engage dans une démarche de
sevrage volontaire dans un avenir proche...
Un jour, la police fait une
descente chez Julia et ses camarades. Toutes les réserves de produit sont confisquées et surtout, on leur injecte une substance qui rend impossible pour eux la consommation du produit (pour toute la vie). Cette substance n’est pas un substitut : son unique effet est d’imposer un
sevrage à la personne, qui ne pourra plus jamais consommer. Et il n’y aucun suivi, aucun accompagnement médical / psy / social. Juste l’injection forcée de la substance de
sevrage, et tchao débrouillez-vous. Julia est dévastée, en larmes, et au sein de son groupe d’usagers, c’est la désolation généralisée. Le choc est d’autant plus atroce qu’il y a l’effet de surprise, Julia ne s’y attendait pas du tout (le lecteur, par contre, n’est pas surpris, il sait d’avance que ça va arriver). Le discours des flics à Julia c’est : « là tu pleures, mais plus tard tu nous remercieras » ou encore « tu crois vraiment qu’un produit qui te détruit à ce point est bon pour toi, mais regarde-toi dans une glace ! ». En parallèle, dans les journaux, les gros titres annoncent : formidable opération de police, une vingtaine de victimes de la toxicomanie ont été sauvées, grâce à l’injection de la substance anti-X elles sont enfin libérées de l’emprise de la drogue, bravo bravo.
La
descente des flics, c’est la fin du roman. Mais je voudrais quand même esquisser un tout petit peu la suite. Genre un ou deux paragraphes sur ce qu’est devenue Julia à 30 ou 40 ans et surtout sur le regard qu’elle porte sur cet épisode de
sevrage forcé : sur le moment c’est hyper traumatisant, ça c’est sûr, mais la question est : est-ce que plus tard elle pourra éventuellement se dire qu’elle est quand même contente d’être sevrée (comme le pense le flic) ou est-ce que c’est un truc qui par définition vous semble exclu ?
En somme, ma question est : est-ce qu’à très long terme, une intervention extérieure, non sollicitée, pourrait avoir des effets « positifs » ? par exemple, vous est-il arrivé, avec 10 ou 20 ans de recul, de regretter que personne ne soit intervenu pour vous faire décrocher, y compris de manière un peu musclée (genre vos parents vous enferment dans une maison de campagne, ou un truc comme ça) ?
Et pour ceux qui aujourd’hui sont sevrés et contents de l’être : comment réagiriez-vous si on vous proposait de modifier votre passé, en y incluant un
sevrage forcé intervenant très tôt dans votre parcours (plus tôt que votre
sevrage réel) afin de vous faire gagner du temps, si l'on peut dire ?
Vous aurez compris que je n’ai pas vraiment besoin d’arguments contre le
sevrage forcé :) Au départ, à mes yeux, c’était juste un traumatisme infligé à la personne, avec aussi une dimension humiliante et paternaliste. Mais je me suis mise à douter… et je me demande si je n’ai pas une vision trop simpliste des choses...
Mes doutes proviennent (entre autres) d’un témoignage entendu récemment. Une femme d’une cinquantaine d’années exprimait des regrets quant au fait que lorsque dans sa jeunesse elle s’est mise à consommer de l’héro, à part quelques molles mises en garde, personne n’a rien fait pour l’en empêcher. Cela entre autres parce qu’elle évoluait dans un milieu « artiste » et que du coup, c’était perçu comme « cool ». Alors que pour elle, ça a été très destructeur. Elle en veut surtout à ses parents, qui selon elle, ne l’ont pas protégée alors qu’elle était jeune et vulnérable. Ce témoignage m’a complètement perturbée parce que je me suis dit : ok donc en fait dans certains cas, une intervention « de force » peut faire « du bien » ? Qu’en pensez-vous ?
Un grand merci à celles et ceux qui auront eu le courage de lire ce post-fleuve ! Soit dit en passant, je sais bien que je suis la seule à pouvoir trouver la solution, mais vos retours pourront sans doute m’aider à avancer dans ma réflexion.