Source : Futura SciencesLa salle de consommation à moindre risque est une pierre angulaire de la prise en charge des usagers de droguesPar Julien Hernandez, journaliste scientifique.
« Aucun argument scientifique ne soutient l'ouverture des salles de shoot. Je propose donc de les fermer. » Ces propos sont ceux du professeur Philippe Juvin, candidat pour représenter la droite aux élections présidentielles 2022. Pour cette campagne, Futura a décidé de ne pas laisser la science être instrumentalisée par le corps politique. Après vérifications et enquête, les propos de Philippe Juvin se révèlent être radicalement erronés. Nous vous proposons de comprendre pourquoi dans cet article.Quel est le comble pour un médecin ? De répandre, tel un virus, de fausses informations au sujet de la santé. C'est précisément ce dont est responsable Philippe Juvin, professeur de médecine, anesthésiste-réanimateur et candidat pour représenter Les Républicains à l'élection présidentielle de 2022. Lors du débat de la droite diffusé sur BFM TV, il affirme sans l'ombre d'un doute la chose suivante : « Aucun argument scientifique ne soutient l'ouverture des salles de shoot. Je propose donc de les fermer. » Une affirmation à l'opposé du consensus actuel dans le domaine de l'addictologie où la
réduction des risques (RDR) que ces salles de consommation à moindre risque (SCMR) permettent, est primordiale.
Un consensus solide dans le domaine de l'addictologieSoyons clair : monsieur Juvin est dans l'erreur. « Il y a énormément d'éléments scientifiques et d'analyses coûts / bénéfices, que ce soit pour les usagers (infections, overdoses, abcès, etc.), pour la santé publique ou encore pour la diminution des nuisances publics (déchets de seringues usagées, injection dans la rue, etc.) qui attestent l'utilité des
SCMR. La communauté des chercheurs en addictologie est assez unanime à ce sujet », affirme Benjamin Rolland, professeur d'addictologie au centre hospitalo-universitaire (CHU) de Lyon, auteur avec d'autres spécialistes d'une synthèse scientifique internationale sur l'efficacité des salles de consommation.
Pourtant, monsieur Juvin, dans son intervention, qualifie la grande étude comparative de l'Institut national pour la Sciences et la Recherche Médicale (Inserm) « d'arguments de niveau Cours préparatoire », autrement dit, le début de l'école primaire. Nous ignorions que des élèves de ce niveau scolaire maîtrisaient la notion de cadre théorique, le calcul des Odds Ratio (OR) ou encore l'épidémiologie des maladies sexuellement transmissibles comme le Virus de l'Immunodéficience Humaine (VIH). Cette dernière conclut, en France, à un intérêt modeste des
SCMR : « Les résultats de ce rapport sont légèrement décevants mais ce rapport faisait une analyse comparative et il faut se souvenir qu'en France, contrairement à la situation du Canada ou de l'Australie, on ne partait pas de zéro ! Des structures de
réduction des risques existent déjà depuis longtemps dans notre pays », rappelle Benjamin Rolland.
Que vaut la stratégie de Philippe Juvin ?Après avoir nié l'intérêt et la pertinence d'un pan entier de la littérature scientifique, le candidat à la primaire de la droite nous expose sa solution : « Donner à l'hôpital les moyens de les prendre en charge [les usagers, ndlr] et donner à la police les moyens de les arrêter ». Le professeur de médecine n'a pas répondu à notre sollicitation, si bien que nous n'avons pas pu clarifier ce qu'il entendait précisément par là. Néanmoins, il semble qu'il y ait une forte similitude entre la volonté de monsieur Juvin et l'injonction thérapeutique de la loi de 1970 qui constitue la genèse législative du durcissement de la répression contre la consommation de drogues.
Pourtant, nous savons que cette solution est vouée à l'échec. Premièrement, grâce à des arguments empiriques : « Les interpellations policières suivies d'obligation thérapeutique n'ont jamais fonctionné depuis l'adoption de la loi », souligne Yann Bisiou, docteur en droit privé et en sciences criminelles, spécialiste du droit pénal concernant les drogues. Deuxièmement, grâce à des arguments scientifiques si chers à monsieur Juvin : « Il est maintenant clair, en addictologie, que forcer un soin est contre-productif. Pour que cela fonctionne, il faut créer une relation thérapeutique de confiance, améliorer progressivement leur état de santé et les accompagner pour les motiver à vouloir entrer dans une démarche d'arrêt, mais seulement lorsqu'ils le souhaitent. La confiance est le pilier de l'efficacité en addictologie », atteste Benjamin Rolland.
Concernant sa stratégie sécuritaire, cela semble encore témoigner de son ignorance dans le domaine. En effet, la prohibition et la criminalisation des usagers de drogues n'a pas toujours été la règle :« Avant 1970, le régime politique était souple envers les usagers de drogue. Cette loi est un tournant répressif radical. Auparavant, l'usage privé de stupéfiants n'entrait pas sous le joug de la loi. À cette époque, divers facteurs comme la déclaration de guerre contre la drogue aux État-Unis, l'émergence de la contre-culture et la toxicomanie qui devient un problème de santé publique, poussent les pays du monde entier à revoir leur législation », explique Alexandre Marchant, docteur en histoire, auteur d'un ouvrage issu d'une thèse sur la lutte contre la drogue entre les années 1945 et 2017.
Et cette loi va entraîner son lot de conséquences problématiques inattendues dont la prison ferme pour les simples usagers. Un problème toujours d'actualité étant donné qu'en 2015, selon l'Observatoire international des prisons, 3.390 usagers ont fait de la prison. Or, on sait que la prison enferme l'usager dans une trajectoire déviante et ne règle pas le problème de l'addiction. Pour Alexandre Marchant, cette loi est le cœur du problème : « Depuis 50 ans, cette loi n'a pas évolué en dépit des problèmes qu'elle a causés. Des mesures ont été créées en réponse à la difficulté de l'appliquer comme les contraventions mais nous n'avons jamais remis en question les fondements même de cette loi, à savoir, considérer l'usager de drogue comme un criminel ». À l'instar de l'alcoolique qu'on considérait d'abord comme un malfrat à la fin du XIXe siècle, l'usager de drogue est d'abord perçu comme tel avant d'être considéré comme une personne malade.
Une posture morale lourde de conséquencesPhilippe Juvin parle d'infraction à la loi là où le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin évoquerait sûrement une « défaite morale ». En terme d'éthique normative, la politique répressive et prohibitrice est strictement déontologique. On pourrait traduire son argument par « nous n'autorisons pas la
dépénalisation, la
légalisation ou l'accompagnement à la consommation parce que la drogue, c'est mal ». Si l'on s'intéresse à une analyse plus conséquentialiste du problème, la prohibition semble être la pire des solutions : « Malgré cette approche répressive, la France est le premier, ou le second pays selon les années, avec le taux de prévalence le plus élevé concernant la consommation de
cannabis en Europe. Cela démontre assez bien que la répression ne marche pas, même s'il faut admettre que la France comporte une spécificité dite mono-produit. Autrement dit, 90 % de la consommation de drogue sur le territoire se concentre sur le
cannabis », pointe l'expert en droit pénal Yann Bisiou, et docteur en droit privé et en sciences criminelles.
Réduire ou interdire : il faut choisirL'ouverture des
SCMR (salles de consommation à moindre risque) participant à la
RDR (réduction des risques) n'est pas compatible avec la prohibition actuelle : « Cela fait vingt ans que subsiste une ambiguïté continue entre la loi et la
RDR. Cette dernière a beaucoup de mal à s'installer en France car elle entre en contradiction avec la loi. Il faut aller jusqu'à réaliser des subterfuges en évoquant le statut expérimental des
SCMR pour que les projets soient acceptés », s'indigne Alexandre Marchant qui évoque des raisons culturelles pour expliquer en partie ce phénomène : « Il existe une sacralisation de la loi en France en comparaison avec d'autres pays. Elle est idéalisée et souvent considérée comme l'expression de la volonté générale ». Pourtant, à notre époque, une majorité de Français semble favorable à une
dépénalisation du
cannabis.
Le paradigme de la
RDR s'intègre dans une vision moderne de l'addictologie qui considère le milieu psychosocial de l'individu comme absolument nécessaire pour sa guérison. À ce propos, Yann Bisiou évoque l'efficacité des dispositifs sociaux comme un « chez soi » d'abord : « En premier lieu, sortir les gens de la rue est plus efficace que n'importe quel traitement. Les
SCMR participent de cet accompagnement social envers les usagers ».
Par la suite, il faut évidemment que l'accompagnement mène à une prise de conscience de l'usager. Cela tombe bien, étant donné que c'est leur but et que les professionnels de santé œuvrant dans ces structures sont formés pour cela : « Il faut accompagner l'usager dans sa consommation avec l'espoir de le soigner au final en lui conférant un encadrement social sécurisé, créer du lien et de la confiance », affirme Alexandre Marchant, docteur en histoire.
Qu'attendons-nous ?Les connaissances scientifiques ne nous dictent pas ce que nous devons faire. Si Philippe Juvin a tort lorsqu'il affirme qu'aucun des arguments scientifiques ne soutient l'ouverture des
SCMR, il faut reconnaître que ces derniers ne nous disent pas si nous devons lutter contre la drogue ou non. Pourtant, il semble bien que c'est ce que tout le monde souhaite faire. Et dans ce cas, chacun de ces arguments fait sens dans la même direction.
À un niveau plus politique, comme l'évoquait Alexandre Marchant, il semblerait que ce soient les postulats initiaux qui constituent nos stéréotypes archaïques concernant la criminalisation des usagers de drogues qu'il faille revoir pour espérer constater un changement : « Il faut aller vers une approche citoyenne de la lutte contre la drogue. Les gens devraient avoir le droit de consommer des substances nocives. Tant que l'on ne pensera pas dans cette optique, on ne partira pas du bon pied ». Cela suppose de délaisser l'interdiction et de miser sur l'information, la prévention et l'accompagnement. De fait, il semblerait que ce soit la manière la plus efficace de lutter contre l'usage des drogues selon les sciences qui étudient ces problématiques.
Salles de consommation à moindre risque : rapport scientifique