En Thaïlande, le cannabis dépénalisé

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En Thaïlande, le cannabis dépénalisé


Cette mesure était une promesse de campagne du partenaire de coalition des généraux thaïlandais qui dirigent le gouvernement qui a succédé à la junte militaire en 2019.
Par Brice Pedroletti(Bangkok, correspondant en Asie du Sud-Est


A quelques encablures du quartier des temples et du palais royal, Khao San Road, la Mecque du touriste étranger à Bangkok, avec ses bars, ses guest houses et ses boutiques de souvenirs, a vu apparaître ces dernières semaines un nouveau type de commerce : celui du cannabis, connu sous le terme de ganja en Thaïlande, sous toutes ses formes et variétés, ou presque.
Frame, 31 ans, sa sœur Fen et un troisième frère, qui n’ont pas donné leur nom, ont investi 400 000 baths (12 000 euros) de leurs économies dans un weed truck, camion à herbe baptisé Good Gets (les bons plans), dont l’étal réfrigéré expose une demi-douzaine de variétés de fleurs rangées dans des bocaux. Ils en font pousser chez eux et en achètent à un fournisseur dans leur province natale, à Surat Thani, dans le sud du pays. Moyennant une obole journalière versée à la police, ils occupent depuis le 20 juin cet emplacement un peu à l’écart de la rue principale, celle où les bars rivalisent de puissance sonore pour attirer le chaland : « On n’a pas osé se mettre là-bas, on ne parle pas assez bien anglais », dit l’un des frères.


D’autres étals vendent du shampoing, du savon et des huiles, des pipes à eau et du papier à cigarette, avec partout la même pancarte : « La marijuana n’est plus illégale en Thaïlande désormais. Mais il n’est pas autorisé de fumer dans les endroits publics. » Tout est dit : rien ne peut empêcher son usage récréatif depuis le 9 juin, le jour où une réforme a retiré la marijuana de la liste des substances classées comme stupéfiants.

« Hub médicinal »

Cette dépénalisation du cannabis parachève les réformes entamées en 2019 pour permettre la culture du cannabis pour son usage médicinal sous certaines conditions et son utilisation comme supplément alimentaire, sous la forme de cannabidiol (CBD), le composé du cannabis non psychoactif. Elle doit faire de la Thaïlande un « hub médicinal et du bien-être », avec des revenus estimés d’ici à cinq ans à près de 3 milliards d’euros par le ministre de la santé, Anutin Charnvirakul, le promoteur de cette réforme au sein du gouvernement.
Cet ancien allié de Thaksin Shinawatra, l’ex-premier ministre en exil, et patron d’un des plus gros groupes de BTP du pays, avait fait campagne aux législatives de 2019, avec son parti, le Bhumjaithai, pour la libéralisation du cannabis à des fins médicales. Or, son apport de sièges fut essentiel aux généraux auteurs du coup d’Etat de 2014 quand il s’est agi pour eux de constituer un gouvernement de coalition. Malmené par des motions de censure – la prochaine est attendue mi-juillet –, le premier ministre, le général putschiste Prayuth Chan-o-cha, n’a eu d’autre choix que de céder aux demandes de ce partenaire devenu incontournable.


En quatre semaines, un million de « cultivateurs » potentiels se sont inscrits, gratuitement, sur le portail gouvernemental, appelé Plookganja (planter du cannabis), qui vaut autorisation officielle pour cultiver ou vendre des plantes, sans limitation de quantité ou de variétés. Près de 4 000 prisonniers ont aussi été relâchés ou ont vu leurs peines allégées. En principe, les produits commercialisés en dehors du cadre médical ne doivent pas dépasser 0,2 % en THC (tétrahydrocannabinol), la substance psychoactive.


Dans les faits, l’usage récréatif, encadré pour l’instant par les lois interdisant de fumer dans la rue ou sanctionnant les nuisances à autrui, est dans une zone grise, en attendant le passage d’une nouvelle loi, d’ici à fin août ou septembre. « On a gagné, en quelque sorte par erreur technique de la partie adverse, mais on ne sait pas si ce trophée va nous être retiré », résumait au Club des correspondants étrangers de Bangkok, le 6 juillet, la militante pour la dépénalisation et entrepreneuse Chokwan Chopaka.


Effet d’attraction sur les touristes

La dépénalisation du cannabis n’en suscite pas moins des inquiétudes et des débats : des groupes de pression craignent de voir les adolescents y toucher – tout usage est pourtant prescrit en dessous de 20 ans. Dans l’est du pays, quatre moines filmés en train de fumer ont été défroqués. Un comité parlementaire du Palang Pracharat, le parti des généraux, s’est inquiété de « la réputation de la Thaïlande » – en réalité, la plupart des experts s’attendent à un effet d’attraction majeur sur les touristes étrangers.

Alors que l’économie est à la peine, le ministre Anutin a défendu le 6 juillet devant les correspondants étrangers de Bangkok les nouvelles perspectives offertes aux petits agriculteurs. Un million de plantes ont été distribuées à des fermiers. Le ministre s’est félicité que la dépénalisation ait eu lieu avant l’adoption de la loi cannabis : « C’est une bénédiction déguisée, ça permet aux législateurs d’être à l’écoute des différentes opinions, et de les inclure dans la loi qu’ils préparent. » Seuls le Canada et l’Uruguay ont complètement dépénalisé l’usage récréatif de la marijuana.


Cette percée libertaire peut sembler une anomalie dans la Thaïlande du général Prayuth, père Fouettard de la politique thaïlandaise avec ses décrets liberticides. Mais après cinq ans de junte, de 2014 à 2019, et trois ans d’un régime semi-autoritaire et de restrictions dues au Covid, les aspirations à une révolution sociétale, si ce n’est politique – les manifestations antiroyalistes de l’été 2020 ont conduit à plus de 200 mises en examen pour lèse-majesté – sont vivaces en Thaïlande. L’opposition, formée par le parti du camp Thaksin et le très progressiste Move Forward, le parti de la jeunesse urbaine et contestataire, est donnée gagnante aux prochaines législatives prévues en mars 2023.


Devenu la troisième force politique malgré une dissolution forcée et l’inculpation de ses dirigeants pour lèse-majesté, le parti Move Forward a proposé une loi sur le mariage homosexuel, qui a été adoptée en juin en première lecture au Parlement au côté de trois autres propositions sur une union civile. Le parti souhaite également ouvrir l’industrie de la bière aux petits producteurs. Le 22 mai, les Bangkokiens ont aussi porté à la tête de la capitale le réformiste Chadchart Sittipunt, un indépendant associé de longue date à l’opposition – une première, dans la capitale longtemps bastion des conservateurs. Son premier chantier a été de délimiter, à Bangkok, des zones de protestation autorisées.

Brice Pedroletti(Bangkok, correspondant en Asie du Sud-Est

Source : LeMonde

Dernière modification par pierre (11 juillet 2022 à  19:45)

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