Voilà un complément sur le manque de médecin généraliste
Déserts médicaux : l’accès aux spécialistes est de plus en plus difficile
Pédiatres, gynécologues, gastro-entérologues… une quarantaine de départements sont sous le seuil critique de 40 spécialistes pour 100 000 habitants, selon un indicateur révélé par « Le Monde ».
Par Camille Stromboni
Publié aujourd’hui à 05h39, mis à jour à 08h53
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Rétablir l’accès aux soins pour l’ensemble des citoyens constitue la principale ambition affichée par le gouvernement dans le cadre de la concertation consacrée à la santé qui doit être lancée le 3 octobre. Outre l’hôpital en crise, les déserts médicaux vont, à coup sûr, se retrouver au cœur des discussions. « Trop nombreux sont aujourd’hui nos compatriotes à ne pas avoir de médecin traitant et à avoir de plus en plus de difficultés à avoir accès à des spécialistes », a reconnu Emmanuel Macron, lors de son intervention au congrès de la Mutualité, le 7 septembre. « Cette situation n’est pas acceptable », a ajouté le président de la République, sans s’avancer sur la réponse de l’exécutif. Pas question de se prononcer sur la conflictuelle question de la remise en cause de la liberté d’installation des libéraux – chiffon rouge pour la profession – que des élus locaux ou encore des parlementaires posent toujours plus fortement ces derniers mois.
Le manque de médecins généralistes concentre bien souvent les alertes, mais la désertification chez les spécialistes, dont témoignent de nombreux Français qui n’arrivent plus à trouver de rendez-vous et vont parfois jusqu’à renoncer à se soigner, paraît tout aussi préoccupante. Pédiatres, gynécologues, gastro-entérologues… Quelle est la situation de la médecine spécialisée ?
Selon un indicateur que Le Monde révèle en exclusivité, réalisé par le géographe de la santé Emmanuel Vigneron dans le cadre de travaux pour l’Association des maires ruraux de France, la chute s’est poursuivie ces dix dernières années. Et parfois plus fortement encore qu’en médecine générale.
Pour ce qui est de la densité, le nombre de professionnels de ville (libéraux ou en exercice mixte) est ainsi passé de 68,4 pour 100 000 habitants en 2012 à 65,5 en 2022 dans une dizaine de spécialités les plus « courantes » (pédiatrie, gynécologie médicale, gynécologie-obstétrique, psychiatrie, ophtalmologie, dermatologie, rhumatologie, cardiologie, oto-rhino-laryngologie, gastro-entérologie, radiologie, anesthésie-réanimation). « En sélectionnant douze spécialités auxquelles la population a le plus fréquemment recours, on constate que la situation n’a fait qu’empirer ces dix dernières années, mais aussi que les fractures se creusent entre les territoires », observe M. Vigneron. Ces spécialistes représentent 44 398 médecins, soit un chiffre en stagnation depuis 2012, contrairement à la population, qui n’a cessé de croître.
« Phénomène de métropolisation »
Les trois quarts des 101 départements se trouvent toujours à un taux inférieur à la densité moyenne. Mais si vingt-deux départements se situaient en 2012 sous le seuil critique, selon le chercheur, de 40 spécialistes pour 100 000 habitants, ils sont désormais près du double.
Quelle est la bonne couverture médicale ? Il n’existe pas de taux idéal. Les besoins varient selon les spécialités et les populations, avec une proximité attendue forcément moindre que celle de la médecine générale, premier pilier de l’accès aux soins. « On ne prétend pas qu’il faut des spécialistes de tout partout, précise le professeur Vigneron. Mais la densité moyenne peut au moins constituer un minimum, un point de repère, un objectif. On voit bien alors, au regard du nombre de départements qui ne l’atteignent même pas, la nécessité d’un rééquilibrage. »
Les territoires ruraux, premiers touchés par la désertification, sont aussi ceux qui subissent la plus forte dégradation sur la décennie qui vient de s’écouler, de la Creuse, qui enregistre la baisse la plus extrême de 35 %, aux Vosges en passant par l’Indre, la Charente ou encore le Tarn. Apparaissent désormais aussi dans la liste des départements en grande souffrance des espaces plus mixtes, semi-urbains, comprenant parfois une grande ville ou plusieurs villes moyennes, comme le Pas-de-Calais, avec l’agglomération de Calais, ou encore la Manche avec Cherbourg. Ce sont aussi le Lot-et-Garonne – avec Agen, Villeneuve-sur-Lot, Marmande… – et les Côtes-d’Armor – avec Saint-Brieuc, Lannion, Lamballe, Dinan.
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A l’inverse, dans la vingtaine de départements qui demeurent à un niveau supérieur à la densité moyenne figurent principalement ceux des métropoles, de Paris à Lyon en passant par Bordeaux, ainsi que le sud de la France. « Les territoires qui étaient relativement les mieux lotis renforcent leur position, reprend Emmanuel Vigneron. Le phénomène de métropolisation est très net, avec des spécialistes qui continuent de s’y concentrer, de même que la forte attractivité méridionale et celle du Sud-Ouest, entre Bayonne, Biarritz, Anglet. » Certains territoires ultramarins, en situation difficile, se révèlent eux aussi attractifs ces dernières années, avec de fortes progressions aux Antilles et à La Réunion.
Les écarts vont néanmoins grandissant, avec des taux extrêmement faibles, de 20 à 30 spécialistes pour 100 000 habitants dans l’Eure ou encore en Haute-Loire, contre 100 à 120 médecins comptabilisés dans les bassins les mieux pourvus, en Gironde, dans les Bouches-du-Rhône ou encore les Alpes-Maritimes. Sans citer Paris, qui explose tous les scores avec 219 spécialistes pour 100 000 habitants.
« Rare et cher »
On trouve ainsi 1,3 gynécologue en Mayenne, et 1,4 en Aveyron pour 100 000 habitants, mais huit fois plus dans les Hauts-de-Seine ou le Bas-Rhin (pour une moyenne de 7,1 sur l’ensemble du territoire). Les habitants du Gers ou de la Haute-Saône ont accès dans leur département à moins de trois cardiologues pour 100 000 habitants, quand ceux des Pyrénées-Orientales, de l’Hérault, du Var ou encore de la Haute-Corse et des Pyrénées-Atlantiques peuvent espérer se tourner vers neuf à douze spécialistes de la discipline pour 100 000 habitants. En pédiatrie, une dizaine de départements se rapprochent même désormais dangereusement d’une densité proche de zéro : l’Indre s’y trouve déjà, quand Mayotte, la Haute-Marne ou encore la Manche et les Deux-Sèvres s’y dirigent.
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Outre les écarts entre territoires, certaines spécialités voient leur densité s’effondrer plus que d’autres lors de cette dernière décennie : − 17 % chez les gynécologues, − 18 % chez les rhumatologues ou encore − 19 % chez les dermatologues… la dégringolade y est ainsi plus élevée que chez les généralistes (− 9 %). Quelques spécialités connaissent tout de même une progression, comme l’anesthésie (+ 8 %), la radiologie (+ 8 %) et la cardiologie (+ 7 %).
Mais à l’accessibilité géographique s’ajoute la question de l’accessibilité financière, en particulier chez les spécialistes. Avec une barrière invisible : l’importance du « secteur 2 », soit des spécialistes effectuant des dépassements d’honoraires. « Il faut reprendre la question de l’organisation de l’offre de spécialistes, inadaptée aux besoins, mais aussi limiter le secteur 2, dit Gérard Raymond, à la tête de France Assos Santé, qui réunit plusieurs associations de patients. Le médecin spécialiste se fait bien souvent rare et cher, ce qui engendre de vraies ruptures dans le parcours de soins. »
Selon l’Assurance-maladie, si 95 % des médecins généralistes sont en secteur 1 en 2021, plus de 50 % des spécialistes sont en secteur 2. Un chiffre qui n’a cessé de progresser depuis vingt ans (ils étaient 37 % en 2000). « Le sujet va faire partie des discussions de la nouvelle convention médicale avec les médecins cet automne », assure le directeur général de l’Assurance-Maladie, Thomas Fatôme, tout en rappelant que, si cette proportion a crû, le niveau des dépassements d’honoraires, régulé par différents dispositifs, a, lui, diminué.
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Chez les spécialistes comme chez les généralistes, le premier facteur d’aggravation des déserts médicaux est la démographie médicale. « Il y a une conjonction entre une démographie très atone et des besoins de santé qui ont augmenté, rappelle Emmanuel Touzé, président de l’Observatoire national de la démographie des professions de santé. Nous allons encore en souffrir durant au moins une dizaine d’années. » La très forte restriction décidée par les pouvoirs publics à la fin des années 1990 sur le numerus clausus – soit le nombre de jeunes autorisés à suivre des études de médecine – pèse toujours, malgré le desserrement, continu depuis, de cet étau – et encore plus lors du dernier quinquennat avec sa suppression et son remplacement par un numerus apertus (un seuil minimum d’étudiants acceptés, fixé notamment par les universités). Outre les dix à douze années d’études nécessaires pour former un médecin, les départs en retraite en masse, qui interviennent dans le même temps, d’une génération nombreuse de libéraux viennent enfoncer le clou.
Consultations « avancées »
« Il est indiscutable qu’on manque de professionnels, mais le nombre ne fait pas tout, estime néanmoins le professeur Touzé. On peut former toujours plus, mais si, à la fin, les médecins rejoignent un autre exercice ou un autre lieu que celui attendu, les inégalités ne se corrigeront pas. » Le neurologue ne va pas pour autant jusqu’à prôner un dispositif contraignant sur le lieu d’installation, soutenant plutôt une « responsabilité territoriale » assurée « collectivement » par les médecins.
« Contre-productive », « inefficace », « inutile » en temps de pénurie… l’idée d’une contrainte reste refusée de toutes parts chez les spécialistes, qui ne manquent pas de mettre en avant leurs particularités. « La culture de l’exercice en groupe est particulièrement forte, décrit Franck Devulder, de la Confédération des syndicats médicaux français. En particulier dans les spécialités médico-techniques ou chirurgicales, pour lesquelles il y a besoin d’investir dans un plateau technique. » De même, la proximité des équipements et des blocs opératoires des grands hôpitaux et des cliniques participe au phénomène de concentration dans les grandes villes.
C’est une tout autre gamme de mesures que l’on défend chez les professionnels de santé pour répondre à la détérioration de la situation. Il s’agit avant tout de dégager du « temps médical » grâce à l’appui d’autres professionnels, comme les infirmiers en pratique avancée ou les assistants médicaux. Ce sont aussi les consultations « avancées », durant lesquelles le spécialiste quitte son cabinet pour exercer sur un site distinct à 50, 60, 70 kilomètres… qui doivent permettre de résoudre les problèmes d’accès sur des zones désertifiées. « Mieux vaut qu’un médecin se déplace pour voir quinze patients que l’inverse, reprend le gastro-entérologue rémois Franck Devulder, qui effectue ainsi une ou deux demi-journées par mois de consultations dans une petite ville de Champagne-Ardenne. Il faut que l’Etat soutienne mieux ces dispositifs, pour que cette coordination puisse s’organiser sur tous les territoires. »
Si contrainte il doit y avoir, elle doit être « collective », abonde Patrick Gasser, du syndicat Avenir Spé-Le Bloc, qui met en avant les « équipes de soins spécialisées », c’est-à-dire des médecins d’une même spécialité qui se structurent, comme cette équipe parisienne de dermatologues sur le mélanome. « C’est le groupe qui doit rayonner sur un territoire et organiser le parcours des patients », dit-il.
L’Assurance-maladie envisage d’ores et déjà, dans ses propositions pour 2023, « en complément des mesures incitatives à l’installation des médecins dans les zones en faible densité », le soutien à ces équipes de soins spécialisés ou encore le développement des consultations avancées. « Il faut rendre ces dispositifs plus systématiques », relève son directeur.
« On est au bout du bout »
Dans certaines spécialités en grande souffrance, on peine néanmoins à voir comment s’en sortir. En premier lieu celles aux densités les plus faibles, qui correspondent bien souvent aux « moins rémunérées », observe-t-on dans les rangs syndicaux. Et de citer la psychiatrie ou la gynécologie. « Nous faisons partie des spécialités qui gagnent le moins car ce qui est valorisé en France, ce sont les actes techniques [dans la cotation des actes par l’Assurance-maladie] et non pas “intellectuels”, comme la consultation… c’est désolant », décrit Isabelle Héron, présidente de la Fédération nationale des collèges de gynécologie médicale.
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Sa spécialité a aussi la particularité d’avoir disparu des cursus de médecine pendant quinze ans – seule demeurait la gynécologie-obstétrique, davantage tournée vers la chirurgie – pour être rétablie en 2003 seulement, avec un nombre de postes progressivement augmenté mais toujours jugé insuffisant. « Il y a des départements qui n’ont plus de gynécologue, c’est dramatique, surtout en zone rurale, reprend la médecin, qui exerce à Rouen. Et partout, quand un gynécologue part à la retraite, on n’arrive pas à absorber toute sa patientèle… » Le soutien des généralistes, qui peuvent effectuer le suivi gynécologique, ou encore des sages-femmes, sur le volet dit « physiologique » (prévention, dépistage, contraception) ne suffit pas à combler les besoins. « C’est bien mais c’est un cache-misère, dit Mme Héron. On est au bout du bout, c’est la santé des femmes qui va se dégrader, c’est certain. »
Dans un autre secteur sous haute tension depuis plusieurs années, l’ophtalmologie, on veut mettre l’accent sur l’amélioration de la situation, malgré la densité en berne. « Nos délais d’attente continuent de baisser », souligne Thierry Bour, président du Syndicat national des ophtalmologistes de France, dont l’enquête annuelle est parue le 12 septembre. S’il fallait 90 jours en moyenne en 2017 pour obtenir un rendez-vous « sans notion d’urgence », il en faut 49 en 2021 – pour un délai « souhaitable » évalué à 25 jours, selon le syndicat.
Le « travail aidé » – en l’occurrence l’appui des orthoptistes –, la poursuite d’activité de médecins de plus de 65 ans ou encore le renfort des médecins étrangers ont permis d’éviter ce « crash qu’on nous prédisait sur la démographie », avance le responsable. Même pour ce qui est de la répartition, la tendance est encourageante, promet-il : la nouvelle génération s’installe, certes, très largement dans les grandes aires urbaines, mais elle apparaît plus encline que ses aînés (17 %, contre 8 % de ceux qui exercent déjà) à se diriger vers des zones très peu peuplées en ophtalmologistes. Une autre manière de défendre encore, s’il le fallait, l’absence de toute mesure plus coercitive.
Camille Stromboni
Source : LeMonde