Imbroglio autour de l’expérimentation du cannabis thérapeutique en FranceLe résultat de la procédure, lancée en 2021, fait débat chez les médecins et une demande de prolongation, défendue par le ministère de la santé, devrait être déposée par voie d’amendement lors de l’examen du budget de la « Sécu » à l’Assemblée. Les patients qui réclament une généralisation de la prescription s’impatientent.Par Mattea Battaglia et Pascale Santi
Publié aujourd’hui à 15h00, mis à jour à 15h00
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cannabis, aujourd’hui classé comme stupéfiant, deviendra-t-il un jour un médicament ? La France n’est pas près, à ce stade, de rejoindre la vingtaine de pays européens (dont l’Allemagne, l’Italie, le Portugal…) qui ont franchi le pas : l’expérimentation lancée sur son sol, en mars 2021, sous la supervision de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), devrait être prolongée. Au grand dam des associations de patients et des professionnels de santé impliqués qui réclamaient la généralisation de la prescription.
C’est en tout cas la ligne défendue au ministère de la santé, où l’on fait savoir que des députés vont demander cette prolongation par la voie d’un amendement au projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2023, qui devrait être débattu à l’Assemblée nationale à compter du jeudi 20 octobre. « L’expérimentation n’est pas allée aussi loin que prévu, la crise sanitaire qui en a retardé le démarrage l’explique en partie », avance-t-on Avenue de Ségur, en précisant qu’« à peu près la moitié des patients attendus [3 000, à l’origine] ont pu être inclus dans la procédure ». On y invoque aussi des « questions ouvertes » sur le « déploiement du produit », son « statut » et les modalités de prise en charge.
Auditionné par la commission des affaires sociales de l’Assemblée, fin septembre, le ministre François Braun avait déjà pris position : « Les résultats sont insuffisants en termes de patients pour l’instant, pour avoir des résultats qui sont solides », soulignait-il alors. Le rapport d’évaluation de l’expérimentation, remis il y a quelques semaines aux autorités, n’a pas encore été rendu public – « il devrait l’être au Parlement sous peu », promet-on dans l’entourage de M. Braun. En attendant, des médecins et scientifiques impliqués ne font pas secret de leurs observations.
D’abord sur le nombre. A ceux qui estiment qu’il est insuffisant au regard de l’objectif initial de 3 000 patients, Nicolas Authier, président du comité de suivi à l’ANSM, répond : « Avec 2 100 patients inclus, le nombre est suffisant pour valider l’efficacité de l’expérimentation. » Environ 100 à 120 patients supplémentaires participent à l’expérimentation chaque mois. « 1 400 patients sont encore traités aujourd’hui ».
Pas un produit miracleLe
cannabis thérapeutique, qui peut être administré sous forme d’huile, de gouttes, ou en inhalation avec une vapoteuse, s’adresse à des patients non soulagés par la médecine conventionnelle, avec cinq indications : douleurs neuropathiques réfractaires, épilepsies sévères, complications liées au cancer ou à ses traitements, situations palliatives et spasticité douloureuse (raideurs musculaires anormales). Au total, dans ces indications, environ 70 000 patients français pourraient bénéficier à terme du
cannabis médical, précise Nathalie Richard, directrice de l’expérimentation à l’ANSM.
L’Agence sanitaire a proposé la mise en place d’une expérimentation afin de tester en « vie réelle » l’utilisation du
cannabis médical et de sécuriser son accès. « L’objectif principal n’est pas d’évaluer l’efficacité du
cannabis thérapeutique mais de valider les conditions d’accès, de prescription et de dispensation », précise Nicolas Authier.
Certes, il ne s’agit pas d’un produit miracle. « Peu d’essais cliniques solides ont démontré l’efficacité du
cannabis médical », avait indiqué le comité scientifique mis en place en 2018. Mais « pour certaines pathologies ou certains symptômes, un niveau de preuve existe, surtout en cas d’échec thérapeutique avec d’autres traitements », ajoutait l’instance.
« L’expérience est positive, plusieurs patients voient leurs symptômes apaisés. Certains réduisent aussi les doses d’autres médicaments », observe aujourd’hui Laure Copel, cheffe du service de soins palliatifs du groupe hospitalier Diaconesses-Croix-Saint-Simon, à Paris, et membre du conseil scientifique de l’ANSM. « Cela semble améliorer le sommeil, l’appétit, les troubles anxieux. S’il n’est pas un très bon antalgique, c’est un excellent traitement pour le patient douloureux car sa qualité de vie est le plus souvent améliorée », poursuit la médecin, pour qui « c’est une nouvelle classe thérapeutique intéressante qui n’a pas d’équivalents ». Il faut toutefois trouver le bon dosage, selon les individus.
D’autres avis sont plus timorés. La méthodologie de l’expérimentation sans « groupe contrôle » a été critiquée par l’Académie de médecine. La Société française d’étude et de traitement de la douleur a également émis des réserves. « Par ses multiples actions sur notre système nerveux, le
cannabis possède un indéniable effet antalgique, principalement dû au
THC [le tétrahydrocannabinol, aux effets psychoactifs]. Malheureusement, les nombreux effets collatéraux psychiques viennent minorer son intérêt thérapeutique », écrit le neurochirurgien Marc Lévêque dans Libérons-nous de la douleur (Buchet-Chastel, 240 pages, 18,50 euros), qui appelle à « la prudence ».
Quant aux craintes sur un mésusage, « oui, les médicaments à
base de
cannabis peuvent être addictogènes, mais ils le sont moins que des
opioïdes ou certaines
benzodiazépines », observe Nicolas Authier, qui rappelle que « la majorité de ces patients n’ont jamais consommé de
cannabis ; on cherche à soulager sans nuire avec des médicaments, pas à faire une
légalisation déguisée du
cannabis ». « On aimerait un engagement de la part du ministère de la santé, il est nécessaire de déconstruire toutes ces idéologies, tous ces fantasmes autour de ce produit », insiste-t-il aussi.
« Le sujet reste clivant »Cet « engagement », les associations de patients le réclament également, rappelant que le dispositif avait été soutenu par Agnès Buzyn, en 2019, quand elle était ministre de la santé, après les auditions par la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale, dont le rapporteur général était… Olivier Véran, son futur successeur. A l’époque, déjà, le lancement s’était fait attendre plus d’un an, faute de décret d’application, suscitant parmi des médecins et responsables associatifs de nombreuses interrogations. Le « volontarisme politique » continue de poser question. « Le sujet reste clivant au sein même de la majorité, et c’est à se demander si c’est le ministère de l’intérieur ou celui de la santé qui décide », souffle un médecin.
En face, des malades s’impatientent. « Nous demandons, dès la fin de l’expérimentation, la mise à disposition de médicaments à
base de
cannabis, conditionnée à une prescription de produits remboursés, explique Mado Gilanton, présidente de l’association Apaiser, à l’initiative d’une table ronde sur le sujet à l’Assemblée, le 6 octobre. Dans certains centres antidouleur, aujourd’hui, on nous rapporte des temps d’attente de deux ans, dit-elle, le gouvernement devrait le savoir, lui qui s’est engagé à améliorer l’accès aux soins. Ces patients qui souffrent, combien de temps va-t-il leur falloir attendre encore ? »
Interrogé sur la durée de la prolongation de l’expérimentation, le ministère de la santé reste prudent : « Ce sera aux députés d’en débattre. »
Mattea Battaglia et Pascale Santi
Source :
https://www.lemonde.fr/societe/article/ … _3224.html
Dernière modification par pierre (17 octobre 2022 à 18:13)