Finalement, voici au moins la deuxième partie car c'est intéressant.
Loi, contrôle social et régulation [2/3] : mesures envers les consommateurs et la régulation comme convergence des priorités et cohérence des actions
**Ce texte est issu de l'ouvrage d'Alain Morel et de Jean-Pierre Couteron : Addictologie, et plus précisément de son chapitre 47, intitulé "Loi, contrôle social et régulation", écrit par Jean-Pierre Couteron, Nathalie Latour et Alain Morel.**
#Mesures envers les consommateurs
Une partie des mesures de contrôle concernent les producteurs ou les vendeurs. D’autres s’intéressent à l’usager, fixant des limites d’âge, de lieu, d’horaire, de circonstances d’usage, jouant sur les tarifs pour restreindre plus ou moins l’accès.
##La conduite automobile
Conduire sous l’empire d’un état alcoolique est un délit réprimé depuis 1965 en France. Un décret de 1995 fixe le taux limite de l’alcoolémie légalement tolérée à 0,5 g/litre de sang et de ≥ 0,2 g d’alcool par litre de sang pour les nouveaux conducteurs et les conducteurs de transport en commun. En cas d’accident ayant entraîné des blessures ou un décès, les peines sont aggravées et peuvent atteindre sept ans d’emprisonnement et 100 000 euros d’amende pour homicide involontaire.
La détection massive de l’alcoolémie au volant *(8 millions de dépistages par an sur les routes ces dernières années)* fait l’essentiel de la politique de prévention de l’accidentalité routière liée à l’alcool, beaucoup restant à faire pour développer d’autres types d’actions *(Assailly, Biechler, 2006)*. La même démarche a été adoptée en 2003 envers l’usage de stupéfiants au volant et a conduit à un certain nombre de sanctions pénales y compris la prison.
Et s’il n’est pas l’objet d’une détection, l’usage du téléphone portable est lui aussi maintenant réglementé en voiture. Un nouveau dispositif veut aussi associer une part de responsabilisation à la sanction : en cas d’infraction routière liée à l’alcool, le droit de conduire est limité à un véhicule équipé d’un dispositif homologué d’éthylotest anti-démarrage *(EAD)*. Selon les cas, il s’agit d’une décision du préfet, du juge ou après avis médical. L’obligation de conduire un véhicule équipé d’un EAD s’accompagne d’un programme éducatif spécifique.
##Consommation sur les lieux d’activité
En milieu de travail, le Code du travail ainsi que les réglementations internes des entreprises ont évolué vers une interdiction totale de la consommation de
tabac, la quasi-disparition des *« pots »* alcoolisés *(voire le décret de juillet 2014 qui autorise l’employeur à les interdire « lorsque la consommation de boissons alcoolisées est susceptible de porter atteinte à la sécurité et la santé physique et mentale »)* et un accroissement du recours à des dépistages biologiques qui a nécessité différentes tentatives d’encadrement éthiques et réglementaires.
Dans plusieurs établissements scolaires français, outre l’interdiction de consommation du
tabac et des autres drogues, des conventions avec des consultations jeunes consommateurs *(CJC)* prévoient parfois l’instauration d’obligations de rencontre des élèves usagers de
cannabis avec un intervenant spécialisé. D’autres privilégient des actions *« coup de poing »*, souvent médiatisées *(interventions policières avec chiens détecteurs, etc.)*.
Malgré une expertise collective de l’INSERM en 2014 sur les conduites addictives des jeunes, donnant des indications claires sur les actions probantes et non probantes, ce type d’intervention perdure en lien avec des séances d’information, là où les programmes multidimensionnels et basés sur les compétences psycho-sociales implantés dans un environnement favorable (cohérence des mesures mises en place dans un établissement) reste encore au stade des balbutiements.
C’est dans le monde du travail que l’évolution semble la plus manifeste : les usages de substances psychoactives deviennent un enjeu et intègrent les plans de prévention des risques psycho-sociaux, même si tous les tabous ne sont pas levés. La prévention des conduites addictives, introduite dans le 3e plan santé au travail 2016-2020, a fait l’objet d’un chapitre important du plan de mobilisation contre les addictions de la MILDECA *(2019)*.
S’agissant de l’éventuelle révision de la réglementation sur la consommation d’alcool au travail en vue d’une interdiction clairement posée, le plan indique que « le renforcement de l’interdit n’est pas ressorti comme le levier à privilégier » pour répondre à cette préoccupation des entreprises, l’accent devrait plutôt être mis sur des actions de prévention auprès des salariés, ainsi que sur la clarification de la responsabilité de l’employeur. Reste encore à dépasser une conception limitée au seul « repérage » dans une logique médicale de dépistage, pour intégrer la prise en compte des liens entre organisation du travail et usage *(cf. chapitre 27, « Travail et addictions »)*.
##L’usage public
En matière d’usage public, outre la restriction progressive de la consommation de
tabac dans les lieux recevant du public, les nuisances dues aux mégots justifient certaines des mesures de limitation et de pénalisation de l’usage.
Après *« les plages sans
tabac »*, et de plus en plus des parcs ou espace verts sans
tabac, des municipalités sont de plus en plus nombreuses à prendre des arrêtés restreignant les lieux de consommation d’alcool pour des raisons d’ordre public et de nuisances. L’ivresse publique et manifeste (IPM) est une infraction depuis 1873.
Elle est régie par le Code de la santé publique et donne lieu à près de 80 000 interpellations par an, accompagnées d’une rétention en cellule *« de dégrisement »*. L’usage de stupéfiants reste l’objet d’interdiction et de pénalisation selon un régime de prohibition totale fixé par la loi de 1970.
Avec le même objectif d’un meilleur contrôle de l’usage, de récentes expériences internationales de
légalisation du
cannabis proposent différents modèles, entre grande liberté et interdit de consommer dans l’espace public.
#Informer pour dissuader
Dans les années soixante-dix, avec l’interdit pénal *(drogues illicites)* et une limitation de l’accès à l’alcool, l’information sur les dangers devint quasi synonyme de prévention. Il s’agissait de délivrer des messages forts, montrant les conséquences négatives, suscitant peur et opprobre afin de déclencher des réflexes d’autoprotection pour faire adopter des comportements d’abstinence pour les drogues illicites et un usage contrôlé pour l’alcool, tandis que le
tabac restait oublié.
Cette prévention repose sur *« une politique de l’ignorance »*, les personnes devant adhérer aux messages qui leur sont délivrés sans s’interroger. Adaptée pour assurer la reproduction de normes et de comportements, suffisante pour gérer des modèles de comportement simples, nécessitant le recours à l’expérience acquise par les générations précédentes, elle fonctionne mal face à des problèmes complexes, en lien avec l’avancée de la société, nécessitant de nouveaux modèles de comportement et leur appropriation *(Low, 1994)*.
C’est le cas de l’usage de substances psychoactives, l’adoption de comportements adaptés pour y faire face ne peut se résumer à la simple reproduction d’une norme de refus de ce qui serait dangereux ou interdit. La culture de la performance, la banalisation de la solution chimique dans la vie quotidienne, la montée de l’hédonisme viennent largement brouiller les repères.
Une information tout à la fois moins complaisante et plus pertinente s’est peu à peu mise en place. Ainsi, pour l’alcool et le
tabac, un gros travail de dévoilement des conséquences négatives de l’usage s’est révélé nécessaire.
Succédant à l’INPES, Santé Publique France conduit des campagnes sur l’alcool basées sur la
RdR *(par exemple la campagne de 2013 pour « dire non au verre de trop »)*. D’autres campagnes comme *« mois sans
tabac »* associent la logique motivationnelle à des actions de proximité, et encore récemment, une campagne pour diffuser les nouveaux repères de consommation de l’alcool.
La campagne s’est dotée d’un volet dit *« grand public »*, et d’un volet plus centré sur les médecins généralistes, acteurs du premier recours. Le lien entre tabagisme et cancer, le contenu exact d’une
cigarette, le rôle de la combustion, sont venus casser l’image trompeuse installée par la publicité, tout en permettant des issues nouvelles *(vapotage par exemple, n’utilisant ni
tabac ni combustion)*.
Pour l’alcool, de la même façon, le lien avec les cancers et d’autres maladies a pu être documenté. Mais aussi l’impact du binge-driking, des *« trous noirs »* et autres *« black-out »*, des usages précoces, etc. C’est toute une banalisation de l’alcool organisée par le marketing industriel qui est ainsi déstabilisée, malgré le peu de moyen disponible pour ces informations. De même, sur le
cannabis, son impact est à la fois mieux décrit et plus précisément expliqué : rôle sur le cerveau, responsabilité des différents
cannabinoides, précocité et intensité des usages. Ces données plus précises démodent une vision « diabolisant » le produit au profit d’informations adaptées.
En janvier 2019, des associations de professionnels, dont la Fédération Addiction, ont relayé en France l’initiative associative anglaise du Dry January qui consiste à passer un mois de janvier *« sobre »*, afin de récupérer des excès de la fin d’année et d’apprendre à moins consommer de l’alcool.
Contrairement au StopOctober qui invite à stopper l’usage du
tabac pour en devenir abstinent, Dry January est une façon d’expérimenter les bienfaits d’une moindre consommation d’alcool. Face au début de frémissement dans une partie de l’opinion, les pouvoirs publics ont annoncé le reprendre officiellement pour 2020 avec son pilotage confié à Santé Publique France.
Beaucoup d’espoirs d’un changement de niveau de ces politiques reposent sur les crédits apportés par le nouveau *« Fond Addiction »* s’il permet de soutenir le développement et la cohérence des actions d’information, programmes de prévention et actions de proximité, portées par différents acteurs.
#Réguler : convergence des priorités et cohérence des actions
##Interdire et soigner, une réponse incomplète
La nécessité de poser des limites ne fait pas question, au regard des effets spécifiques de ces substances. Mais quelles limites et s’appliquant à qui et à quoi ? Il y a un réel besoin d’interroger où et comment se construisent les limites qui peuvent réguler l’usage, d’autant que notre société du sans-limite et de l’accès permanent, ne cesse techniquement de les estomper ou de les transformer *(cf. chapitre 11, « Modernité et addictions : la société addictogène »)*.
En confier l’établissement à la seule loi pénale, en espérer la correction des excès de la seule alternative soin/sanction ne peut qu’interroger sur l’incohérence d’une évolution où, *« en abandonnant son rôle régulateur pour inciter à l’usage, notre société pousse à l’extrême le paradoxe de promouvoir ce que dans le même temps elle réprime » (Couteron, 2009)*.
Le binôme médicalisation/pénalisation ne doit-il pas accepter de se compléter, comme il a commencé à le faire, même a minima, avec la
réduction des risques et l’intervention précoce ? Réguler l’usage peut-il se faire sans oser aller jusqu’à une régulation des marchés des substances ? Organiser un marché limité et contrôlé ne serait-il pas plus adapté aux valeurs et enjeux de notre société, que l’actuelle juxtaposition prohibition/libre accès ?
Actuellement, les différents produits sont sur des marchés séparés, situation répondant plus à des logiques historiques qu’à des critères d’efficacité en santé publique : le marché du
tabac illustre une possible régulation à l’inverse de celui de l’alcool caractérisé par sa faible régulation, tandis que le marché du
cannabis est dominé par les incohérences et injustices de la prohibition de l’usage et les effets limités de la lutte contre le trafic.
Sur ce fond d’incohérence des marchés, les limites, majoritairement pénales, sont assurées par le binôme loi/soins. L’impact insuffisant d’une telle approche, a été démontré par l’incessante progression des usages. Il s’est aussi vérifié par sa capacité à freiner l’émergence de nouveaux outils pour aller à la rencontre du public en besoin d’accompagnement, comme à l’automne 2013 avec l’avis du conseil d’État repoussant l’expérimentation des salles de consommation à moindre risque au nom de la pénalisation de l’usage.
Il nuit à la nécessaire diversification des réponses, ne laissant que peu de place à celles qui s’organisent autour du lien social, de la coopération *(cf. chapitres 30, « Soins coopératifs, accompagnements et thérapies de gestion de l’addiction » et 45 « l’intervention précoce »)*, qu’ils s’agissent de réponses éducatives, préventives et ou de
réduction des risques.
Elles sont pourtant encore plus nécessaires face aux mutations technologiques et culturelles, pour apprendre par l’éducation à poser des limites aux objets *« sans limite »* et à l’influence croissante de l’incitation du marketing et des médias sur les *« consommateurs » (Gallopel-Morvan, 2006)*. En articulation avec le rôle régulateur de l’État, ces réponses d’éducation préventive développées en complémentarité en renforceraient l’impact.
Aujourd’hui, tel qu’il est pensé, l’ensemble du dispositif continue d’être aveugle aux besoins de la période, souvent longue, qui précède l’addiction pathologique *(Morel, 2007)*. Les usagers et les familles, ceux qui prennent des risques sans être en réelle difficulté ou dépendants, les consommateurs *« excessifs »* mais non addicts sont laissés pour compte, tout en étant sous le coup de mesures de contrôle et de sanctions.
Ils vivent l’absurdité de devoir attendre l’accident, le passage aux urgences, la maladie ou la commission d’un acte délictueux pour que se déclenche un début de réponse sociale, aujourd’hui pénale ou médicale, qui arrive souvent tard.
La loi de modernisation du système de santé de 2016 a bien essayé de redéfinir la
RdR, arrêtant de la limiter à la prévention des maladies infectieuses. Elle a aussi levé certains des blocages la concernant *(analyse de drogues, prévention des overdoses, salles de consommation à moindre risque et extension de la
RdR en prison)*. Mais sans oser aller plus loin, comme l’a montré la mise en place d’une amende forfaitaire pour usage qui, du fait du maintien de la sanction par la prison, ressemble plus à une double peine qu’à un changement réel de logique.
La *« Priorité Prévention »*, instaurée en 2018 et pilotée par le Comité Interministériel de la Santé qui témoignait d’une prise de conscience en se focalisant préférentiellement sur les seuls risques sanitaires se révèle réductrice au regard des enjeux multidimensionnels des addictions. Il en est de même pour le service sanitaire de santé imposé aux étudiants des métiers de la santé en début de cursus, outil de la politique de prévention du ministère de la santé, qui reste cantonné au *« médical »*, oubliant les champs de l’éducation et l’expertise des acteurs non médicaux qui contribuent pourtant aussi à la santé.
Une politique reste donc à construire qui équilibre les différents types de régulations individuelles et collectives du point de vue de l’accompagnement (réduction des risques, intervention précoce, soins), et une régulation des marchés, n’oubliant ni les dimensions culturelles et sociales de l’addiction, ni les enjeux économiques, les intérêts privés et les profits ne devant pas conduire à la perte de contrôle entre offre et demande. C’est ce que devrait permettre, en particulier, le débat suscité par les appels de plus en plus nombreux à la
légalisation du
cannabis en France.
##Logique pénale
Pour établir des limites aux libertés des personnes *(ici celle de consommer des drogues)* l’État dispose de l’arme juridique et pénale. Interdire ce qui est *« mal », « dangereux », « fautif »*, semble logique. Mais l’ubiquité des drogues nous invite à nous méfier de cet apparent « mal » ou de cette *« dangerosité »* qui, utilisée de façon excessive et partiale, n’aboutit qu’à diaboliser un produit, à l’exemple du
cannabis, longtemps exclu de toute utilisation médicale, et, par ricochet, en banalise d’autres, l’alcool notamment.
Sur le plan de la sanction, la tradition du harm principle issue des écrits de J.S. Mill a produit une doctrine invitant à ne pas pénaliser ce qui ne fait pas de tort à autrui. Elle a permis de mettre fin à la pénalisation de l’avortement, de l’homosexualité, de la pornographie. Elle repose sur l’idée que le domaine privé n’est pas affaire de loi pénale.
De plus, la loi devant proportionner ses sanctions, il est nécessaire d’expliciter les menaces auxquelles elles répondent. S’il est logique de pénaliser la violence, le trouble sur la voie publique, la conduite automobile sous l’effet de substances, que dire d’une consommation qui ne nuit pas à autrui ?
La sanctionner peut découler d’un paternalisme juridique qui cherche à protéger la personne d’elle-même, reprenant l’idée que la chimie des drogues *« modernes »* représente un trop fort danger pour être laissée à la seule gestion du sujet *(Danet, Gautron, 2009)*. La Commission nationale consultative des droits de l’Homme *(CNCDH)* constate que c’est la première fois, en droit français, qu’un comportement, ayant son auteur pour seule victime directe, est traité comme un acte attentatoire à l’ordre public.
La loi peut vouloir empêcher la violation des valeurs communes que partagent les citoyens d’un même État, voulant ainsi défendre l’appartenance à la collectivité *(Carrier, 2008)*. La punition ne sanctionne plus alors un tort causé à autrui, elle défend les valeurs promues par la société.
Mais quelles sont les *« valeurs communes »* de nos sociétés en matière de consommation de substances psychoactives ? Ne sont-elles pas aussi celles de l’hyperconsommation, de la performance, de l’individualisme, d’un toujours plus et sans limite qui s’associe quasi naturellement à l’usage de substance psychoactives ?
Dans l’usage de stupéfiant, le droit s’est donc écarté de la doctrine libérale du respect du style de vie de chacun, au profit de l’arbitraire d’une raison d’État, arguant d’une défense des valeurs communes et de la protection des personnes *« faibles »*. Les résultats sont ceux que l’on connaît, avec des niveaux de consommation particulièrement élevés en France.
A contrario, la
dépénalisation de l’ensemble des usages instaurée par le Portugal a produit des effets positifs qui méritent d’être pris en compte. Ne serait-il pas plus efficient de construire des encadrements pour une mise sur le marché de produits pas comme les autres, au regard de leurs risques, et de ne conserver la logique pénale que pour garantir l’application de certains interdits protecteurs (interdiction du trafic, de la vente aux mineurs, de la publicité de marketing selon les endroits, etc.) ?
##Logique médicale et thérapeutique
La logique de la maladie, du *« trouble de l’usage »* et de la médicalisation est l’autre logique majoritairement mobilisée. Sous cet angle, le comportement d’usage constitue l’expression d’un mal à corriger, logé dans le corps, la psyché, la société ou partout à la fois. Il est donc légitime de traiter le dysfonctionnement à l’origine du comportement inadapté.
Les découvertes sur les effets neurobiologiques des drogues et des addictions ont apporté une certaine objectivation des processus addictifs et de leurs conséquences sur l’individu. La médicalisation en est une interprétation réductrice laissant entendre que ce qui est biologique ne se comprend et ne se soigne que par la médecine et la pharmacologie. Elle se répand à travers les médias, dans les hôpitaux et avec l’apparition de termes comme alcoologie, tabacologie, médecine des addictions, addictologie.
Les retombées positives peuvent apparaître évidentes, car plus l’addiction est conçue comme une maladie *« comme une autre »* moins les usagers sont culpabilisés et stigmatisés. Mais cette médicalisation se concilie très bien avec le contrôle juridique : puisqu’elle ne peut intervenir avant, elle lui laisse le champ de la régulation des comportements. Des objectifs de santé publique peuvent ainsi être utilisés pour justifier la multiplication des interdits.
Elle a largement participé à réduire la prévention à celle des conséquences médicales, oubliant les autres dimensions plus sociales et culturelles des comportements d’usage. Cette conception restrictive a créé un autre biais : elle freine le recours des personnes à leurs ressources personnelles et communautaires, à leur pouvoir d’auto-changement et à des modalités de soins plus intégratives, plus bio-psycho-sociales.
Loin de se priver des apports de la médecine des addictions, l’objectif d’une bonne régulation serait de ne pas faire intervenir cette dimension en première ligne, la notion de l’addiction maladie ne devant pas définir seule les réponses à apporter aux millions d’usages et d’usagers.
Sur ce même plan, comme nous savons que la distinction entre drogues dures et douces masque la question du mode d’usage, nous savons que la notion de dangerosité d’une drogue est difficile à définir dans l’absolu, tant les effets sont à classer sur des axes différents et soumis à de nombreuses variables *(cf. chapitre 6, « Drogues, dangers et complications »)*.
Cette meilleure compréhension des effets, à travers les facteurs de risques plutôt que par les dangers des drogues, permet d’appréhender l’apparition de nouvelles substances ou de nouvelles pratiques posant sans cesse des problèmes nouveaux et invite à accentuer une approche de
réduction des risques.
##La logique de
réduction des risquesDepuis les années quatre-vingt, une troisième logique s’impose peu à peu, initiant un nouveau mode de contrôle que s’approprient facilement les usagers : la
réduction des risques *(RdR)*. Elle revendique deux principes : pragmatisme et humanisme. Au nom du pragmatisme, l’intervention doit être réaliste, praticable et mesurable. Au nom de l’humanisme, elle doit viser l’épanouissement de la personne et son respect.
Pour s’imposer et faire la preuve de son intérêt, la
réduction des risques a privilégié dans un premier temps des risques quantifiables, de nature physique et souvent regroupés sur les deux axes de la santé et de la sécurité publique. Mais sa technologie de préservation des corps et de gestion des usages, permet que les personnes s’inscrivent dans un prendre soin de soi par une volonté de faire *« évoluer l’usage »* vers des pratiques à moindre risque. Elle se centre sur les pratiques d’usage et s’oriente vers le développement d’ *« habiletés sociales »*, nécessaires à une vie autonome et responsable.
Les avancées de la
RdR sont nombreuses et incontestables, pourtant, la logique pénale du contrôle qui reste dominante continue de l’enfermer dans une définition minimaliste : réservée aux *« urgences sanitaires »*, parfois tolérée au nom de la *« sécurité publique ». « Le coup de force symbolique de la
réduction des risques, c’est d’avoir suspendu le jugement moral et médical sur la consommation de drogues et d’avoir considéré que l’usager était en capacité de faire des choix rationnels face à certaines dimensions de son usage »*, écrivaient Marie Jauffret-Roustide et Jean-Maxence Granier.
Or la
RdR ne trouve sa pleine efficacité, dans le soin comme dans l’Intervention Précoce que si elle sort de ces limites pour occuper une partie de cet espace central, celui des comportements d’usage, entre sanction et traitement, pour y déployer son accompagnement et une autre vision de l’usager *(cf. chapitre 3, « La
réduction des risques, fondement d’une nouvelle addictologie »)*. On le voit avec la naissante
réduction des risques alcool.
##La logique du marché
Les trois logiques judiciaire, thérapeutique et
réduction des risques en matière de drogues et d’addictions s’intègrent aux préoccupations en « gestion des risques » de nos sociétés pour neutraliser les effets dommageables sur le corps social, parfois même dans une absolue anticipation *(Beck, 2001)*.
Mais on est en droit de se demander si les intérêts des marchés et de l’économie n’ont pas pris le pas sur la réhabilitation des personnes et la protection des plus vulnérables (Courtwight, 2019), oubliant d’agir sur le quatrième axe, celui du marché et des profits qu’il génère.
Agir sur le marché est une contribution indispensable à la régulation. Elle interroge la capacité de l’État à tenir un rôle *« régulateur »* et celle de l’entreprise à jouer un rôle *« responsable »*. Actuellement, des lois sanctionnent l’usager, participant d’une forme de déresponsabilisation *(ils/elles ne sont pas capables de …)* et de sur-responsabilisation *(ils/elles sont responsables, coupables…)*.
Mais au nom d’autres logiques, plus économiques, ces mêmes usagers sont exposés à un accès non régulé à l’alcool, par exemple. Changer de paradigme exige de sortir de ces discordances entre faible gestion de l’offre et fort système de sanction de l’usager, inefficace et couteux, débouchant sur un contentieux de masse *(dans le cas du
cannabis)* ou sur une multiplication des problèmes de santé *(dans le cas de l’alcool)*. Assumer une régulation des accès, et donc des marchés, associée à une pragmatique gestion des risques et des usages, compléterait le binôme pénalisation/médicalisation.
Différents travaux d’analyse des expériences de régulation du marché du
cannabis et le lien qu’il est possible de faire avec celle de l’alcool ou du
tabac montrent que la régulation n’est pas une opération magique *(Obradovic, 2019 ; Geoffard, Auriol, 2019)*. Comme la
réduction des risques, elle nécessite d’identifier la substance impliquée, ses spécificités d’usage, pour déterminer une ou des priorités.
À propos de celle du
cannabis aux USA, Ivana Obradovic *(2019)* cite la sécurisation des conditions de production, vente et achat ; la limitation de l’accessibilité dans une vision de protection des mineurs ; la garantie de recettes fiscales. Le rapport du Conseil d’Analyse Économique évoque deux objectifs : la protection des mineurs et la réduction du marché illicite. La régulation est donc une *«
légalisation sous condition » (Obradovic, 2019)*. Ses difficultés naissent de ne pas en avoir suffisamment identifié les objectifs pour pouvoir légitimer la régulation spécifique des profits.
La régulation du marché invite aussi à s’appuyer sur les approches dites du *« gouvernement des conduites »*, mobilisant la responsabilisation, la rationalisation et l’ *« économicisation »* des comportements individuels.
Il s’articule avec des interventions usant d’instruments contractuels, incitatifs et de labellisation, par lesquelles l’État entreprend de gouverner le marché par le marché, *« en douceur »*, en s’appuyant sur les dynamiques de concurrence, de réputation, de valorisation, de singularisation et d’imitation qui caractérisent les fonctionnements marchands.
Une des pratiques est l’engagement contractuel par des chartes qui visent à prévenir et réduire les consommations à risque. C’est le cas de la charte pour faire appliquer les modalités d’happy hour prévues dans le Code de santé publique. Ou encore de la charte *« Terrasses sans
tabac »* ou de celle signée en 2019 dans le cadre du plan de mobilisation nationale de lutte contre des addictions, entre la MILDECA et des fédérations et groupements du commerce et de la distribution. Elle vise à assurer une offre d’alcool plus *« responsable »* en s’articulant autour de 4 axes : des actions de formation des salariés, de sensibilisation des clients, de modernisation de l’affichage et de renforcement du contrôle en caisse pour l’interdiction de vente aux mineurs.
De nombreuses questions se posent sur l’intérêt et les limites de cette approche. Ne témoigne-t-elle pas d’une coupable hésitation de la puissance publique à appliquer la logique pénale dès lors qu’elle concernerait les acteurs économiques ? Et son *« individualisation des risques »* ne se fait-elle pas aux détriments de politiques publiques fondées sur la solidarité.
Un autre aspect concerne la responsabilité sociétale de l’entreprise. La question de la compatibilité entre la production de substances psychoactives et les principes de la responsabilité sociétale se pose. Un récent rapporta pu identifier 14 mesures *(d’information, sensibilisation, formation, réglementation)* faisant consensus pour encourager des démarches volontaires de prévention et réduction des consommations d’alcool, de
tabac et de stupéfiants. Un point de désaccord est l’association des acteurs économiques à l’élaboration des politiques de prévention : conformément à la convention cadre de l’OMS cela est interdit pour la lutte anti-tabac.
Pour l’alcool, les acteurs de santé publique sont quasi unanimes à considérer que les intérêts économiques des industriels ne sont pas compatibles avec ceux de la prévention qui prône notamment une réduction de l’offre. Car cette association ouvre à tous les paradoxes et jeux de dupe : l’industriel ambitionnant légitimement de former un bon consommateur plus qu’un citoyen autonome, le financier ayant comme mission de servir des intérêts financiers conséquents aux actionnaires, et non d’agir en santé publique. La seule expérience d’autorégulation tentée est celle des jeux d’argent, la loi de libéralisation prévoyant que *« celui qui a intérêt à ce que l’on joue plus doit simultanément établir un dispositif pour que l’on joue moins » (Fortis, 2009)*.
Toutefois, des acteurs économiques commencent à évoluer au regard de ces enjeux : des entreprises du
tabac sont mises au ban par des fonds de pension afin de *« dénormaliser »* l’investissement
tabac, un mouvement de responsabilisation par des liens directs entre petits producteurs et usagers, dans le domaine de l’alcool *(mais empêché par les grands groupes)*, des perspectives du même type qui tentent de s’organiser en vue d’une future
légalisation du
cannabis par exemple.