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1.1. La protection de la santé publique : l’objectif douteux de l’incrimination de l’usage de drogue
L’objet de la répression de l’usage de stupéfiants est en apparence clair : une liste de produits24, dont la consommation est interdite, quelle que soit sa forme. La justification de cette prohibition semble avant tout motivée par les risques sanitaires induits par leur consommation, même occasionnelle, donc par un objectif de préservation de la santé publique. Ce dernier qui sous-tend l’interdiction d’usage de stupéfiants se matérialise dans le choix d’insérer la définition de l’infraction et sa sanction dans le Code de la santé publique (CSP) et non dans le Code pénal, comme vont l’être les incriminations liées à la détention ou encore au commerce de ces substances25. L’article L. 3421-1 trouve ainsi sa place dans la troisième partie du CSP qui vise la « lutte contre les maladies et les dépendances », plus spécifiquement le livre IV qui envisage la « lutte contre la toxicomanie ». Du reste, la disposition pénale s’insère au milieu de dispositifs qui organisent la prise en charge sanitaire des usagers26, qui peut être complémentaire à une peine ou un substitut à celle-ci27, ainsi que plus généralement les soins aux toxicomanes, la recherche scientifique sur les stupéfiants ou encore la politique de réduction des risques en la matière. Cette dernière apparaît du reste comme fondamentalement contradictoire avec la répression de la consommation28, malgré leur voisinage dans le CSP.
Il convient cependant de noter que l’articulation de la répression de l’usage et de la détention pourrait poser question. En effet, le CSP n’incrimine que la consommation, laquelle ne peut a priori n’avoir lieu que si un individu possède, même en très faible quantité, le produit illicite. Il serait alors possible de se demander si le consommateur n’encourt en réalité pas la peine bien plus sévère de 10 ans d’emprisonnement et 7 500 000 euros d’amende prévue par l’article 222-37 du Code pénal qui incrimine notamment la « détention […] ou l’emploi illicite de stupéfiants ». Pour autant, ainsi que le démontre Stéphane Detraz, il faut reconnaître que cette confusion potentielle résulte davantage des textes que de la jurisprudence, qui distingue en général bien le consommateur du trafiquant, même lorsque le premier est appréhendé seulement en possession de la substance et non en train de la consommer29. L’incrimination spéciale du CSP primant pour le consommateur sur celle du Code pénal qui vise en réalité le trafic, c’est donc bien la santé publique qui apparaît à cet égard comme l’objectif de la politique répressive visant la consommation, même lorsque celle-ci n’est matériellement établie que par la détention du produit illicite par l’individu.
Ceci précisé, il est cependant possible de s’interroger sur les raisons de l’appréhension du consommateur de stupéfiants comme un délinquant et non seulement comme un malade potentiel, qui relèverait alors principalement de l’addictologie. En effet, dès les débats sur la loi de 1970, le toxicomane qui abuse donc de la substance et tombe dans la dépendance est bien considéré comme un malade. Le député Mazeaud, qui rapporte le texte, l’explique à de nombreuses reprises devant l’Assemblée nationale30 concédant au passage que « [d]ans aucun pays la répression n’a réglé le problème des toxicomanies31 ». La prohibition pénale de l’usage serait toutefois justifiée par la nécessité de pouvoir orienter l’usager pour le forcer à se soigner :
"la possession d’une substance interdite pour sa consommation personnelle doit rester une infraction, sinon la société ne pourrait pas intervenir ni même obliger le toxicomane à se soumettre un traitement."
S’il ne fait aucun doute que l’addiction à la drogue est un grave problème médical, l’idée de contraindre aux soins par la loi pénale semble en revanche pour le moins étrange, dès lors que cette consommation problématique ne provoque pas la commission d’autres infractions33. Bien entendu, en soi, l’usage de stupéfiants présente un danger, mais l’addiction n’est pourtant qu’un risque, pas une certitude : sans même considérer l’ensemble des personnes ayant déjà consommé de la drogue, seule une minorité des usagers actuels de stupéfiants présente un profil de consommation problématique ou un risque de dépendance34. Ainsi, assimiler en droit l’usage occasionnel ou récréatif et l’abus pourrait paraître contestable. Ce d’autant plus que d’autres produits tout à fait licites, mais dont les usages problématiques et les dangers sur la santé sont largement documentés, comme l’alcool, ne subissent pas le même interdit (et pourraient ainsi apparaître trompeusement comme moins nocifs) et sont même considérés comme composantes « du patrimoine culturel, gastronomique et paysager protégé de la France35 ».
En réalité, l’idée qui semble prévaloir est que tout usage de stupéfiant conduirait, presque mécaniquement à « une aliénation et à une déchéance progressive36 ». Au fond, l’incrimination de l’usage de drogue ne vise donc pas seulement à inciter ou contraindre l’usager problématique à une prise en charge sanitaire, mais serait indispensable d’un point de vue moral. La consommation de drogue étant considérée comme un « fléau social37 » et non seulement comme un problème médical potentiel en cas d’abus, un arsenal pénal dissuasif paraît alors indispensable. Si le terme n’est plus mobilisé lors des débats parlementaires plus récents, on peut cependant constater que la morale n’est pas absente du droit, comme le montre par exemple la motivation d’une décision de cour d’appel qui, pour condamner des trafiquants, fait référence à la « faiblesse humaine38 » que constituerait la consommation de stupéfiants dont ils profiteraient. Ces considérations morales brouillent ainsi la justification sanitaire de la répression. Comme l’explique le député Jean-Christophe Lagarde lors des débats de 2018 sur l’amende forfaitaire, les parlementaires veulent surtout « se donner bonne conscience avec l’interdiction. En clamant que c’est mal, on croit empêcher la consommation, mais, concrètement, on voit que ça ne l’empêche pas39 ». Il ajoute que cette incantation a pour effet de plonger « les victimes d’addictions dans l’isolement40 » et considère dès lors l’argument de la santé publique comme une « hypocrisie41 ». À cet égard, la répression pénale de la consommation de stupéfiants pourrait en effet être analysée comme une prophétie autoréalisatrice ou une prédiction créatrice au sens du sociologue américain Robert K. Merton42, prédiction qui « débute par une définition fausse de la situation, provoquant un comportement nouveau qui rend vraie la conception, fausse à l’origine43 ». Comme prendre de la drogue est appréhendé comme quelque chose de mal, le fait doit être incriminé. Le consommateur est donc défini comme un délinquant ce qui va provoquer un nouveau comportement de sa part : il va être incité à dissimuler sa consommation, même lorsqu’il a besoin d’une aide médicale, car elle deviendrait une addiction. Ainsi, l’incrimination de l’usage de stupéfiants ne vise pas à lutter contre la marginalisation sanitaire et sociale qui peut résulter de la consommation de drogue, elle la provoque (ou au moins la favorise)44. Dès lors, l’approche répressive retenue au nom d’une certaine idée de la moralité publique est d’autant plus contestable.
Si les problématiques liées à la sécurité publique apparaissent également fréquemment dans les débats parlementaires anciens comme plus récents en matière de consommation de stupéfiants, il apparaît toutefois que cet enjeu vise bien davantage le trafic que l’usage en tant que tel. Finalement, c’est donc en apparence la santé publique, mais probablement surtout la morale qui motive l’incrimination pénale de l’usage. Comme l’affirme une sénatrice lors des discussions sur la mise en place de l’amende forfaitaire pour répondre à des collègues qui se disent favorables à une dépénalisation ou à une légalisation, « [u]ne drogue reste une drogue45 ». L’argument de la protection de la santé publique semble mobilisé comme un paravent de la morale pour justifier la nécessité d’une législation dissuasive46. Pourtant, le fondement affiché de la répression est en échec : l’incrimination pénale de l’usage de drogue qui ambitionne de faire disparaître la consommation en invoquant la sauvegarde de la santé publique ne fonctionne pas, ce qui n’empêche pas les parlementaires de poursuivre dans cette voie en adoptant l’amende forfaitaire délictuelle sans même réellement croire qu’elle aura plus d’impact à cet égard47, ce qui tend également à montrer que l’aspect sanitaire n’est qu’un prétexte. La prohibition n’est parvenue ni à faire diminuer ni même à stabiliser la prévalence de la consommation, y compris dans sa dimension médicalement problématique (l’addiction).
Est-ce alors un motif suffisant pour supprimer cette incrimination ? Si la réponse à cette question est sujette à débat, il apparaît que l’incrimination de la consommation de stupéfiants au nom de la santé publique ou de la morale n’est pas juridiquement contestable pour le seul motif qu’elle serait peu efficace dans sa dimension dissuasive, mais surtout car elle a de graves conséquences dans sa mise en œuvre.
La suite dans le texte (lien ci dessus)
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Dernière modification par Acid Test (10 janvier 2024 à 20:17)
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