1
Une expérience métaphysique, Alain Cugno (2004)
L’expérience de la drogue présente deux versants, deux aspects violemment contrastés : celui du manque atroce, de l’obsession, de l’enfermement et celui de la jouissance extrême, du plaisir le plus grand que l’on puisse concevoir. Or ce second aspect est le plus fascinant, et c’est lui que nous devons éclairer pour savoir de quoi nous parlons. Car il ne s’agit pas d’abord de quelque plaisir des sens, mais du dévoilement, par des moyens artificiels, de la profondeur inouïe de l’existence : l’enjeu métaphysique par excellence. Il n’y a pas perte, mais augmentation de la lucidité. Le fondateur de l’étude des toxicomanies, Lewin, le savait très bien, qui écrivait en 1924 : « Rien dans la nature n’est peut-être plus extraordinaire, plus miraculeux que l’existence même de nos perceptions. […] Certaines substances […] confèrent à nos sensations, quand elles leur laissent leur forme accoutumée, une puissance de pénétration ou une durée qui dépassent les facultés normales du cerveau ». Les alcooliques se vantent d’accéder à une pénétration plus grande du psychisme d’autrui, et c’est sans doute vrai. C’est pourquoi le discours qui parle d’« illusion de savoir », à laquelle il faudrait opposer le principe de réalité, se fourvoie et ne peut être d’aucune force. Reconnaissons-le : l’expérience de la drogue est une expérience positive et c’est à ce niveau qu’il convient de l’affronter. Beaucoup plus convaincants nous paraissent à cet égard les propos de Claude Olievenstein : « Nous avons à combattre non pas une maladie, mais le souvenir embelli d’une expérience de plaisir ». C’est pourquoi, comme l’écrit Norma Murard : « La guérison est une mort épouvantable. […]. Mon corps se meurt à ses incertitudes sur son plaisir et sur ses fonctions. Mon plaisir se meurt de ne plus avoir la drogue pour le faire renaître à coup sûr. Ma machine à interpréter le monde se meurt à ses interrogations de jouissance sur la médecine, la police et l’État ». Comme si le corps, le système nerveux central, amené à son dérèglement (le « dérèglement de tous les sens » !) ouvrait sur l’absolu. On resterait nostalgique à moins. On objectera vainement que le drogué ne parvient pas à porter au langage ce qu’il a vu, qu’il y a un effondrement de la communication avec autrui. La lucidité de l’alcoolique meurt dans l’insignifiance pâteuse de ses propos. Mais que dire devant Antonin Artaud ou Henri Michaux ? Et surtout, ce n’est pas parce qu’ils sont des savoirs d’aphasique, des savoirs muets, qu’ils cesseraient pour autant d’être des savoirs. C’est même le décalage entre savoir muet et écriture qui se révèle fondateur. On relira Michaux : « Qu’est-ce donc qui lui apparaissait tout à l’heure d’une façon si particulièrement claire et allant de soi ? C’est la nature unique du penser, sa vie à part, sa naissance soudaine, son déclenchement, son indépendance qui le tient à cent coudées au-dessus du langage, à quoi il ne s’associe que peu, que momentanément, que provisoirement, que malaisément… ». On ne pourra pas non plus objecter à la drogue, pour tenter de se débarrasser d’avoir à l’examiner au plus près en son expérience constitutive, qu’elle est nuisible à la santé, même si c’est, pour l’essentiel, en quoi elle fait problème et difficulté. Toutes les avancées vers les extrêmes mettent la santé en danger. Il faut identifier autre chose que le simple risque (ou alors il faut prohiber l’escalade, la spéléologie, la plongée sous-marine, les ULM et une partie de la recherche scientifique). La question essentielle est qu’en face d’une telle intensité, nous n’avons rien à mettre : « Le problème, pour ceux qui prennent des drogues dures, c’est que nous ne savons pas quel plaisir leur offrir à la place ».
Personnellement, je trouve cette réflexion intéressante, même si je n'y adhère pas totalement. C'est le passage avec la citation d'Olievenstein qui me touche le plus.
Le fait de considérer la dépendance non comme une maladie, mais comme le "souvenir embelli d'une expérience de plaisir" me semble d'une éloquente lucidité, celle là même dont nous avons besoin pour nous sortir de l'addiction.
Il me semble évident de penser que tout homme veuille oublier ses souffrances afin de se concentrer d'abord sur son présent, pour vivre l'ici et maintenant. Mais, sortir de la dépendance est un processus qui va justement à l'encontre de ce désir naturel. Il ne nous demande pas d'oublier nos souffrances, mais d'oublier, au contraire, nos plaisirs.
Comment refuser la jouissance accessible d'un plaisir qui nous rend heureux ?
TomA
Hors ligne
Hors ligne
bighorsse a écrit
la conso de drogue touche à un problème fondamental :la liberté individuelle ; au nom de qui, de quoi,de quel principe supérieur , l'homme doit il se soumettre à la loi du plus fort (le gouvernement) ? qu'il trouve son plaisir avec des drogues ne regarde en rien les autres ; la gestion de ses relations lui appartient
Liberté ? D'accord. Mais dans quelle mesure doit-elle être accordée ? Quelles limites doivent être posées ? Et surtout, par quelle instance ? Car, cela tombe sous le sens, sans limite à la liberté, nulle stabilité étatique.
Du moment où l'on prend conscience que des limites doivent être posées, le principal emmerdement est de trouver un "responsable". Sincèrement, pour moi, la drogue touche au domaine de la "Santé".
La "Santé" relève de l'Etat parce qu'il est de son devoir d'assurer le bien-être des citoyens, ou du moins de fournir aux populations fragilisées les soins élémentaires, relevant de la dignité humaine.
Poser des limites sanitaires, réguler les substances nocives (Tabac, etc), considérer certaines substances comme illicites, cela relève d'une large politique de santé publique dédiée au confort des individus.
Amicalement
Dernière modification par TomA (29 août 2013 à 20:42)
Hors ligne
TomA a écrit
Liberté ? D'accord. Mais dans quelle mesure doit-elle être accordée ? Quelles limites doivent être posées ? Et surtout, par quelle instance ? Car, cela tombe sous le sens, sans limite à la liberté, nulle stabilité étatique.
Pour moi , c'est loin de "tomber sous le sens " et j'aime à croire que cela ne relève pas de la douce utopie .
Surement mon côté anarcho-punk
Hors ligne
Dernière modification par TomA (29 août 2013 à 21:56)
Hors ligne
Hors ligne
Hors ligne
Hors ligne
reckon a écrit
Tu la trouver où ce texte et la derniere phrase est véridique
Bonsoir Reckon.
J'apprécie aussi tout particulièrement la dernière phrase, qui me parait d'une grande lucidité.
C'est un extrait d'un texte d'Alain Cugno, professeur de philosophie.
J'ai trouvé ce texte ICI => UNE EXPERIENCE METAPHYSIQUE, ALAIN CUGNO, SEPTEMBRE 2004
Hors ligne
Hors ligne
Hors ligne
TomA a écrit
Extrait d'une réflexion philosophique sur l'expérience métaphysique de la drogue, qui vaut le détour ! :)
Comment refuser la jouissance accessible d'un plaisir qui nous rend heureux ?
TomA
Je suis carrément d'accord avec toi. Ce refus de la jouissance est arrivé pour moi quand l'expérience de la souffrance répétée a pris le "pas intérieur" sur le principe de plaisir, et autant de dire que les proportions entre les deux composés ne sont pas stœchiométriques (:)) qu'il m'aura fallu répéter le même schéma encore et encore, et encore et encore, pour me rendre à l'évidence : la répétition de l'expérience m'a conduit à ne plus rencontrer qu'un ersatz de plaisir, par contre les souffrances elles, sont de plus en plus solidifiées à chaque dois... c'est à dire que pendant des mois et des mois, 1% de plaisir pouvait faire oublier les 99% de galère dans les moments clefs ou il faudrait rester stoïque face à un désir immédiat de consommer, qui n'est bien évidemment qu'une stimulation nerveuse à ré accéder au plaisir éprouvé avec aucune considération pour la souffrance, comme si cette conséquence n'intéressait pas notre "biologie", prête à tout pour rejouir...
cependant cette vision fataliste de la consommation de drogues dures me parait galvaudé. Meme si c'est long, la répétition des expériences négatives au long terme finit tôt ou tard par faire son effet une fois qu'on accepte que le plaisir que l'on ne rencontre plus n'est devenu que fantasme au fur et à mesure de l'expérience. Cette prise de conscience prend une temps extrêmement long à se mettre en place mais c'est l'évolution classique de nombreux consommateurs usés par la chimère..
Hors ligne
ziggy a écrit
Cependant cette vision fataliste de la consommation de drogues dures me parait galvaudé. Meme si c'est long, la répétition des expériences négatives au long terme finit tôt ou tard par faire son effet une fois qu'on accepte que le plaisir que l'on ne rencontre plus n'est devenu que fantasme au fur et à mesure de l'expérience. Cette prise de conscience prend une temps extrêmement long à se mettre en place mais c'est l'évolution classique de nombreux consommateurs usés par la chimère..
Tout a fait. D'ailleurs quand Olievenstein parle "d'un souvenir embelli d'une expérience de plaisir", c'est le terme "embelli" qui est au fond de la réflexion psychanalytique. Embellir, c'est "rendre beau ou plus beau" là est tout le mécanisme psychologique, que le psychanalyste découvre à nos yeux.
C'est l'instant d'après, cet instant du bord du gouffre, où l'on peut tomber ou s'envoler, c'est à cet instant précis que l'on peut prendre conscience que cette expérience de plaisir n'est pas belle, mais que nous l'avons "embelli"..
Il faut en finir !
Amicalement
Dernière modification par TomA (01 septembre 2013 à 18:04)
Hors ligne
Hors ligne
Dernière modification par TomA (01 septembre 2013 à 18:05)
Hors ligne
1 | ||
[ Forum ] Livre - Livre: l'experience psychedelique de Tim Leary
|
0 | |
1 |