Par Quentin Raverdy
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Pourquoi la guerre contre la drogue a échoué
Le Point.fr - Publié le 12/05/2014 à 16:37
Le rapport de London School of Economics met en lumière les échecs de 50 ans de politique prohibitionniste répressive pour tenter d'éradiquer la drogue.
Entre 167 et 315 millions de personnes consomment des drogues dans le monde et 10 % d'entre elles en sont lourdement dépendantes. Un chiffre alarmant qu'un demi-siècle de politique prohibitionniste n'a pu entamer. Face à ce constat d'échec mondial, cinq Prix Nobel d'économie et plusieurs autres grands dignitaires politiques appellent à "la fin de la guerre contre la drogue".
C'est ainsi que mardi 6 mai, forte du soutien de ces figures du monde économique, la prestigieuse et respectée London School of Economics (LSE) a rendu public un rapport remettant en cause la politique de lutte antidrogue menée depuis 1961 par l'Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS), sous l'égide de l'ONU. Une politique qui, loin d'avoir su ralentir l'expansion du trafic de drogue, a engendré un funeste chapelet d'effets collatéraux : violences policières, lutte entre gangs, déstabilisations politiques, troubles sanitaires ou ralentissements économiques.
"La stratégie d'un monde sans drogue a échoué"
En vue de l'assemblée générale des Nations unies sur le problème de la drogue en 2016, les experts de la LSE appellent de leurs voeux un changement radical de paradigme : accepter que la "stratégie d'un monde sans drogue a échoué" et qu'il est impossible "d'éradiquer" purement et simplement sa consommation. "C'est un grand pas de fait", selon Pierre Kopp, professeur à Paris I et à la Paris School of Economics : "Enfin, les États-Unis (chantres du prohibitionnisme, NDLR) ont compris que leur croisade contre la drogue n'a pas fonctionné."
Finie, la stratégie "taille unique" de répression portée par Washington. Désormais les experts plaident pour une réponse "coordonnée et multilatérale". "Il sera désormais beaucoup plus facile d'agir avec des politiques adaptées, conscientes des différences régionales, plutôt que d'appliquer une même politique globalisante", commente Pierre Kopp.
Une politique qui a largement fait les preuves de son inefficience, n'étant pas parvenue à freiner le marché des narcotrafics, qui génèrent encore annuellement environ 300 milliards de dollars de chiffre d'affaires (2e commerce derrière celui des armes, NDLR). Et ce, malgré les sommes colossales englouties dans la répression et dans la lutte contre les cartels : à eux seuls, les États-Unis dépenseraient plus de 50 milliards de dollars (budget du gouvernement central et des États) chaque année. En France, on parle de plusieurs centaines de millions d'euros.
Une prohibition dans le sang
Plus que les mauvais résultats, le rapport dénonce principalement les violences inhérentes à cette guerre contre la drogue dans laquelle les pays occidentaux "consommateurs" ont largement enrôlé les pays "producteurs" de stupéfiants, pour tenter de fermer les vannes. Ainsi plusieurs États comme la Colombie ou le
Mexique ont cherché - avec l'appui financier de Washington - à en finir avec les cartels par la voie des armes.
Un choix tactique aux conséquences désastreuses, rappellent les experts de la LSE : ces pays "ont payé un lourd tribut en matière de violence (jusqu'en 2008, la Colombie relevait 3 800 homicides annuels en lien avec le trafic, NDLR), de corruption et de perte de légitimité des institutions". À cela s'ajoutent les milliers de déplacés internes, fuyant les violences ou expulsés de leurs terres. En Colombie, cela concerne près d'un habitant sur dix et le
Mexique en compte pour sa part près de 1,5 million.
Le rapport invite également les politiques à ne pas négliger le "coût constitutionnel" de la prohibition. Pour lutter "efficacement" contre les trafics, plusieurs États n'ont pas hésité "à abandonner, à rogner" des principes de droit, des lois voire leur Constitution. Au
Mexique notamment, sous le mandat de Felipe Calderà³n (2006-2012), "dix-sept amendements ont été faits à plusieurs textes de loi dont celui de la Constitution", dans le seul but de "mener à bien la guerre contre la drogue". Des décisions qui "réduisent les droits fondamentaux", donnent de nouvelles prérogatives - très opaques - aux policiers et surtout fragilisent l'avenir des pays concernés.
Redistribution urgente des ressources
Ainsi pour définitivement tourner la page de la prohibition la London School of Economics propose de "drastiquement redistribuer les ressources dédiées au maintien de l'ordre et à la lutte contre le trafic vers des politiques de santé publique". En s'assurant notamment que les nouveaux fonds "répondent aux besoins des services de traitement des dépendances et de prévention".
Un effort supplémentaire doit être fait en direction des prisons. En effet la politique répressive à l'égard des consommateurs a engendré une véritable "incarcération de masse". Sur les neuf millions de personnes - officiellement - emprisonnées dans le monde, 40 % le sont pour un délit, plus ou moins grave, lié à la drogue. Plus de 50 % aux États-Unis.
Une population carcérale très vulnérable, notamment face aux infections (VIH, hépatite C, etc.), marginalisée et dont l'accès aux soins ou aux traitements de
substitution reste difficile. Les experts appellent en conséquence à une révision générale des peines - encourues et prononcées - à l'encontre des consommateurs ne présentant pas de risques pour la société.
L'épineuse question du
cannabisQuant à la question du
cannabis et à sa consommation, le rapport reste très prudent et se refuse à trancher. Les experts ne manquent pourtant pas de relever les initiatives de
légalisation à traverser le monde (Uruguay, État du Colorado, État de Washington, etc.) et de rappeler que, malgré d'indéniables risques pour la société (possible hausse de la consommation, banalisation, merchandising, etc.), elles apporteront à tous "d'importantes retombées en matière de savoir".
Une réserve que ne partage pas Pierre Kopp de l'université Paris-I : "Légaliser est la seule possibilité de retirer aux organisations criminelles la charge de réglementer leur marché à leur convenance. C'est à l'État de jouer ce rôle de régulateur." Il dénonce notamment le retard pris dans l' Hexagone : "La France est la championne d'Europe de la consommation de
cannabis (1,2 million de consommateurs réguliers, NDLR), mais elle s'accroche à sa politique du tout répressif." Et d'appeler les politiques français à faire preuve de courage, comme certains de leurs prédécesseurs : "Que M. Valls soit le Badinter du
cannabis."