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On achève bien les toxicomanes au coeur de Zurich la banquière
1989 -1999 Berne /zurich
Une gare désaffectée, un pont, voici le Letten. Hommes et femmes aux visages sans âge s´y entassent et se piquent à l´héroïne dans des conditions atroces. Sous la surveillance de centaines de dealers qui font la loi. Devant l´indifférence des passants. Voyage au bout d´un enfer parfaitement organisé.
De notre envoyée spéciale.
à Zurich.
COMMENT y croire ? Ici, en plein coeur de Zurich, des centaines de jeunes se traînent au milieu de la boue et des excréments. Sur leur corps couverts de croûtes, ils cherchent la trace d´une veine où planter leur seringue. Comment l´imaginer ? Là , en pleine ville, des centaines de trafiquants de drogue font la loi. Sous un pont, ces marchands de mort tournent autour d´un millier de toxicomanes. Ils se disputent leurs corps comme des vautours se disputent une carcasse. Même en pensant au pire, on reste très loin de la réalité. Et quand on l´a vue, on hésite à la raconter. Mais il faut l´écrire. Parce que tous ces jeunes sont encore des enfants. Vivants. Et qu´à côté du Letten, l´enfer doit être le paradis.
Plus besoin
de garrot
Nous sommes à moins de dix arrêts de tramway de la richissime avenue Bahnhofstrasse. Des toxicomanes sans âge ne prennent pas le temps de s´asseoir pour s´injecter leur dose. D´autres ne prennent plus la peine de se relever. Les dealers sont penchés sur eux. Pressent souvent la même seringue entre leurs doigts crasseux. Les plus accros se piquent toutes les vingt minutes. La nuit. Le jour. Plus besoin de garrot. Sur leur bras, les abcès disputent la place aux cloques de pus. Pour trouver la veine, ils grattent les croûtes. Du sang séché reste collé sous leurs ongles noirs. Et quand l´aiguille est plantée, des ruisseaux rouges glissent le long de leurs avant-bras.
A l´aide d´un miroir de poche, une brune se pique le dessous de la langue. Une autre, mal en point, le bras levé, se fait aider par son voisin. Le nez collé sous son aisselle, il cherche une veine. D´autres jouent à la roulette russe, se piquent dans le cou. Une chance sur trois que la drogue monte directement au cerveau ou fasse céder le coeur. Leurs mains ne tremblent plus. Ici, des gamines échangent leur corps contre un gramme de poudre à rêver. A calmer surtout. Pour la majorité de ces jeunes aux visages tellement blancs qu´ils en sont verts, fini les flashs. La drogue ne procure plus aucun plaisir depuis longtemps. Comment les touristes venus découvrir la Suisse par le lac de Zurich pourraient-ils s´en douter ? Comment ceux qui ont en banque un compte numéroté pourraient-ils s´en préoccuper ? Comment aurions-nous pu imaginer ?
A la fin du mois d´août, quand les autorités helvétiques ont subitement fait savoir qu´elles envisageaient de faire appel à l´armée pour chasser les trafiquants du Letten, un souvenir est revenu en mémoire. Celui d´un parc où, pendant quatre ans, la drogue a circulé librement. Platzpitz, seul endroit au monde où les toxicomanes pouvaient se « fixer » sous le regard compatissant d´infirmières, de médecins et de travailleurs sociaux, qui se relayaient, nuit et jour, pour leur distribuer du coton imbibé d´alcool et des seringues propres. L´objectif était de limiter les risques de propagation du SIDA. Platzpitz était devenu le paradis de la drogue. L´enfer des drogués. On s´y shootait et s´y re-shootait à plusieurs. On y venait en famille. C´est ce que la presse internationale écrivait. Et puis, en 1992, le pouvoir fédéral l´a fait évacuer.
Le parc fermé, l´horreur n´existait plus. Plus personne n´en a jamais reparlé. Sauf que les toxicomanes, eux, n´avaient pas disparu. Qu´auraient-ils pu faire ? Où aller ? Ils ont juste eu à traverser la Limmat pour s´installer sur les rails d´une gare désaffectée. Au Letten. Là où Joseph Estermann, le maire de Zurich, veut aujourd´hui envoyer l´armée. Là où il a déjà coupé l´eau des fontaines, forçant les drogués à s´injecter le liquide trouble et verdâtre puisé dans la rivière. Là où, depuis deux ans, on peut faire son marché.
Des policiers
tranquilles
Héroïne. Cocaïne. Comme à Platzpitz, on trouve de tout. A volonté. Et pour presque rien. Depuis que des ex-Yougoslaves sont arrivés, le gramme d´héroïne est passé à moins de 50 franc suisse francs, celui de cocaïne à moins de 100 francc suisse francs (60 franc en 2008 )et la petite dose d´héroïne à fumer se vend 30 francs. Tout le monde le sait. Certains viennent même de France pour s´y approvisionner. Dans le train Paris-Zurich, les contrôles douaniers sont rarissimes. Les Suisses, eux, arrivent en autobus ou en tramway. Il paraît que, dans le coin, il est difficile de se garer.
Car l´enfer n´est pas au bout du monde. Le bus 32 y conduit. Le tram 14 aussi. Il suffit de descendre à Limmatplatz, entre un moustachu cravaté portant attaché-case, une mère de famille allant faire ses courses à l´hypermarché Migros ou une élégante jeune femme souriant déjà à celui qui l´attend derrière les tentures en velours rouges du café Greco. Le Letten n´est rien d´autre que le quartier industriel de Zurich la banquière. Le 5e arrondissement de la plus grande ville suisse. Un quartier où des gens vivent. Où des jeunes meurent aussi.
A l´entrée du pont enjambant la Limmat, on aperçoit déjà les premiers dealers. Une vingtaine. Le trottoir de gauche leur appartient. « Brown sugar ! » « Brown sugar ! » De la même main, ils secouent les petits sachets d´héroïne brune et tiennent un canif ouvert. Se frayer un chemin en oubliant les lames. Accroupis contre le mur, un toxico tient sa « boutique », une seringue coincée derrière l´oreille comme un crayon d´épicier. Sur un carton retourné, il a posé trois petites cuillères, noires à force d´avoir servi, une bouteille de Fanta remplie de cette eau croupie, des seringues propres et du coton. Il attend le client qui, à l´heure de sortie des bureaux, ne se fait jamais longtemps attendre. Dans une de ses petites cuillères, il préparera le mélange, l´aspirera à travers un bout de coton et ne demandera rien d´autre que de garder le filtre. Dix petits cotons lui feront une dose.
Près de lui, en haut d´un escalier, deux adolescents blafards, mais pas encore accros, fument de l´héroïne comme d´autres fument du crack. Debout, en plein milieu du passage, un « junkie » a l´aiguille plantée dans le bras. Il presse la seringue. Un filet de sang dégouline. Retire l´aiguille, cherche un autre endroit, la plante, la retire de nouveau. Son corps se balance de plus en plus fort. Malaise. C´est l´heure de pointe. 19 heures : un flot de personnes s´engouffrent sans discontinuer dans l´escalier au pied duquel trois policiers sont tranquillement assis dans leur voiture de service. Des toxicomanes en manque ; un couple d´étudiants abrité sous un parapluie à fleurs ; une jolie fille en tailleur mauve ; un garçon, malade du SIDA, qui ne doit pas avoir vingt ans mais en paraît quarante.
« Prenez soin
de vous »
Tout le monde se dirige vers la passerelle en bois. Là où grouille un autre monde. Pour s´y rendre, il faut d´abord franchir un cordon d´une centaine de dealers. En face, dans la voiture marquée « Polizei », une portière s´est ouverte. Le conducteur étend ses jambes et allume une cigarette. De jour comme de nuit, les policiers ne sont ni plus nombreux ni plus actifs. Ils se contentent de changer de parking, se postent une fois à l´entrée de la passerelle, une autre fois en haut du pont et parfois même sur l´autre rive de la Limmat, juste à côté de l´endroit où se shootent, sous une énorme croix de fer, plus d´un millier de drogués. Jamais, ils ne mettent les pieds sous le pont.
« Ils pensent que la merde doit rester dans la merde et préfèrent nous voir là . » Patricia, vingt-quatre ans dont les deux derniers passés au Letten, leur en veut. Elle raconte qu´un jour, un policier lui a mis un coup de pied entre les jambes. « Sans raison, comme ça, parce qu´il a le pouvoir, et moi j´ai eu tellement mal que pendant plusieurs jours je n´ai pas pu aller aux toilettes. » Elle raconte aussi cette unique copine qui l´a laissé tomber. Ce trou noir qui l´a poussée dans la came. Patricia raconte et s´injecte le précipité rougeâtre dans une veine du cou. Envie de vomir. Elle nous parle avec ses grands yeux noisettes, puis nous souhaite « bonne chance ». Envie de pleurer. Plus tard, un garçon coiffé comme Jésus-Christ nous sourit gentiment. « Prenez soin de vous », nous dit-il en anglais.
Mais de lui, des autres, personne ne prend soin. Seule une poignée de travailleurs sociaux et d´infirmières osent s´aventurer dans cet univers apocalyptique. Les habitués les connaissent, les respectent. « C´est parce qu´on ne les juge pas », explique Toma, ancien professeur de musique reconverti dans l´écoute des jeunes. « Moi, par exemple, je ne viens pas pour leur faire la morale. L´important, c´est qu´ils sachent que je suis là et que je les aiderai s´ils décident d´arrêter de se droguer. »
Ce soir, il pleut. Toma est là , soixante-douze ans, des yeux bleus pétillants, une casquette américaine. Il est minuit. Vera, une kinésithérapeute retraitée, s´apprête à rentrer chez elle. Elle a troqué ses cinq boîtes de cent seringues propres contre des seringues souillées. Elle a distribué des préservatifs, qu´elle paie de sa poche parce que ni les pharmacies ni les fabricants n´acceptent de lui faire un prix. Depuis qu´un soir de Noà«l 1989 on lui a proposé de venir distribuer des repas aux drogués de Platzpitz, Vera a fait de la lutte contre le SIDA son combat. Et tant pis si parfois elle se sent seule. Elle aime ces jeunes. Toma aussi. Ils se croisent, se saluent. Vera vérifie que plus personne n´a besoin d´elle. Puis rentre se coucher.
Reportage photo de FRANCINE BAJANDE
CATHY CAPVERT
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