Quand il se tue, à 27 ans, le leader de Nirvana est une icône planétaire. Mais c’est aussi un junkie au bout du rouleau, qui collectionne les overdoses et sort son flingue à tout bout de champ.
C’est dangereux, d’aller dîner sur les Champs-Elysées. Ce soir-là, un jeune clochard chevelu pousse la porte d’une pizzeria. Il a l’air nerveux des junkies en mauvais état. Il prétend avoir rendez-vous avec des amis. On lui dit qu’il n’a pas d’amis par ici, que la sortie est par là. Mais allez expliquer ça à un loqueteux qui ne parle même pas votre langue. Le junkie jette des billets en l’air, sort un revolver, tire au plafond, part en courant.
Il n’a pas à courir très loin avant de disparaître dans le très sélect Hôtel Warwick, qui, ça tombe bien, se flatte d’être «un élégant refuge au centre de Paris», garantissant une «atmosphère apaisante et ouatée [...] dans le Triangle d’or entre l’Arc de Triomphe, l’avenue George-V et la place de la Concorde». Le chevelu y a sa chambre sous le nom de «Grey Poupon», une marque de moutarde. On a les planques qu’on peut quand on est une rock star paumée et qu’on s’appelle Kurt Cobain.
Le clochard armé d’un flingue, c’était le leader de Nirvana. Il avait prévenu sa femme: «Je vais me faire trois millions de dollars et après je ferai junkie.» Il raconte aussitôt sa scène de western à Gabriel D., «le pote de défonce parisien chez qui il avait failli faire une overdose quelques jours plus tôt», rapportera Laurence Romance dans un article stupéfiant des «Inrockuptibles». Cobain en tire même cette irréfutable théorie : «Paris est une ville de discrimination.»
On est alors en février 1994. Le chanteur a atterri le 3 pour la promotion d’«In Utero», l’album qu’il voulait intituler «I Hate Myself and Want to Die». Mais le malheureux a la tête ailleurs. A peine arrivé, le voilà qui part, à pied, seul, vers la place Stalingrad, jusqu’à ce qu’une bonne âme lui indique un dealer «réglo». Le 4, il peut donc enfiler une tenue de garçon de café et une cravate pour hurler «Rape Me» sur le plateau de Canal+. Le 10, il est à Toulouse, le 12 à Toulon, et le 14 au Zénith de Paris, où il faut le pousser sur scène pour qu’il commence à l’heure.
Ses interviews parlent de son «admiration sans bornes pour Neil Young», de «tuer» Nirvana plutôt que de sortir un «mauvais disque», d’être un bon père de famille. Le 15, il débarque à minuit chez le photographe Youri Lenquette pour poser avec son 22 long rifle dans la bouche. Moins de deux mois plus tard, le 8 avril, un électricien de Seattle découvrira son cadavre. Froid. L’idole des grunges s’est manifestement tiré une balle dans le caisson le 5. À ses côtés: un fusil à pompe, une boîte à cigares pleine de seringues et une lettre qui cite Neil Young («Mieux vaut brûler carrément que s’éteindre à petit feu»). Mais n’anticipons pas.
"Comme de la ritaline"Rien ne prédestinait particulièrement Kurt Donald Cobain à faire un jour le cow-boy dans une pizzeria des Champs. Quand il naît le 20 février 1967 à Aberdeen, à 170 kilomètres de Seattle, c’est une ville maussade de 18.000 habitants. Elle a eu son heure de gloire grâce à ses scieries et ses putes, mais les paradis sont faits pour être perdus: Aberdeen se vautre désormais dans le chômage. Cobain, ce grand romantique, vient trop tard dans un monde trop vieux. Son journal portera la trace d’une tendresse assez mesurée pour ses concitoyens:
La population d’Aberdeen est constituée de beaufs intolérants, mâchonneurs de
tabac, flingueurs de cerfs, tueurs de pédés, un tas de bûcherons “pas vraiment portés sur les gugusses new wave”.»
La rage dadaïste de Nirvana sera proportionnelle à cette médiocrité-là. Son succès phénoménal aussi: le 24 septembre 1991, DGC Records presse 46 251 exemplaires de «Nevermind»; en 1994, on parlera de 7 à 14 millions de disques vendus. Et partout, des banlieues texanes aux caves de Pont l’Evêque en passant par le stade de São Paulo, où le groupe joue le 16 janvier 1993 devant 110.000 personnes, tous les ados se sont mis à bondir comme des kangourous en braillant : «I feel stupid and contagious». «Smells Like Teen Spirit», hymne d’une génération. La bêtise reaganienne de l’Amérique lui est revenue en pleine tête comme un boomerang. Comment disait Goya, déjà? Ah oui : «Le sommeil de la raison engendre des monstres.»
L’enfance de Kurt ne se déroule pourtant pas si mal. Sa mère est serveuse, son père mécano dans une station-service. Ils se sont connus trop jeunes pour ne pas divorcer bientôt, mais, dans l’immédiat, ils ont un garçon mignon comme tout. Une tante lui fait écouter les Beatles. Pour ses 7 ans, on lui offre une guitare hawaïenne bleue et une minibatterie. La musique, mieux vaut s’y mettre tôt. La drogue aussi? Kurt a 5 ans quand un pédiatre lui prescrit des cachets pour calmer son hyperactivité. «Quelque chose comme de la
Ritaline, dira sa mère. Et, ce soir-là, il a pété les plombs.»
Les cachets n’ont rien calmé. Rien ne calmera jamais rien. L’adolescence sera vorace. Vers 13 ans, traumatisé par la séparation de ses parents, Cobain est «rempli de frustrations». La
marijuana est une révélation. Voir son journal:
Être pour la première fois perpétuellement défoncé durant toute cette semaine m’a fait me dire: “C’est un truc que je vais pratiquer pour le restant de mes jours!” Et je serais d’ailleurs prêt à tout pour assurer mon stock d’herbe fantastique.»
Sitôt pensé, sitôt fait : il vole de la gnôle pour le «maître de la dope» local. C’est un crétin qu’il déteste, tant pis. De toute façon, Kurt déteste tout le monde, à commencer par lui-même, «espèce de petit rat rachitique et hyperactif dont le torse entier tenait dans une seule jambe de ses jeans pattes d’ef». Pour ne pas finir puceau, il va un jour baiser une fille un peu demeurée, puis s’allonge sur des rails, «avec deux gros blocs de ciment sur la poitrine et les jambes», pour attendre un train qui passera sur la voie d’à côté. Les joies de l’âge bête, quoi.
Sous acide en forêt « Il ne pensait qu’à se rebeller et se défoncer», dit sa sœur. Ce genre d’activités l’intéresse en effet plus que la fanfare du collège (il y joue du tambour) et le club de lutte (où son père l’a poussé à s’inscrire). L’élève Cobain préfère siffler des bières, semer des graffitis débiles sur les murs d’Aberdeen, sécher les cours pour se goinfrer d’acides en forêt. Il est mûr pour le punk rock.
Il écoute déjà pas mal de heavy metal, des choses bruyantes comme AC/DC, Kiss et Black Sabbath, quand, l’été 1983, il assiste sur un parking à un concert des Melvins. Ce groupe local est l’autre révélation de son adolescence, comparable à ce qui foudroya Claudel durant les vêpres de Noël 1886, derrière son pilier de Notre-Dame:
Ils jouaient à une vitesse à laquelle je n’avais jamais imaginé que la musique puisse être jouée, et avec plus d’énergie que sur mes disques d’Iron Maiden. C’était ce que j’avais toujours cherché. Ah, le punk rock. Les autres s’emmerdaient et n’arrêtaient pas de gueuler : “Hé, jouez du Def Leppard!” Bon Dieu, je détestais ces connards plus que jamais. J’avais atteint la Terre promise, sur le parking d’une supérette et j’avais trouvé ma voie.»
Cobain n’aura plus qu’à la suivre, jusqu’au bout. Sexe, drogue et punk rock, ce sera sa Sainte-Trinité:
Dieu qu’est-ce que j’aime jouer live, c’est la meilleure façon de libérer de l’énergie avec des gens, à part baiser et prendre des drogues. Si vous allez voir un bon concert en étant défoncé et que vous baisez plus tard dans la même soirée, vous avez en gros fait le tour de tous les moyens possibles de libérer de l’énergie.»
Cette religion-là n’est pas très neuve. Ici encore, Cobain déboule dans un monde trop vieux, où il n’y a plus grand-chose à inventer. Même mourir à 27 ans, comme il va le faire à son tour, est un cliché: Robert Johnson, Jimi Hendrix, Brian Jones, Janis Joplin, Jim Morrison sont déjà passés.
Mais il y a des oeuvres qu’on bâtit en poussant tous les clichés à fond, en jouant plus saturé, en fracassant plus de guitares, en se mettant la tête à l’envers plus que les autres. Cobain n’est pas qu’une fashion victim qui connaît trop bien ses classiques. C’est aussi un garçon qui, au fond, savait ce qu’il voulait. Il l’aurait dit, dès 14 ans: «Je serai une superstar de la musique, me tuerai et partirai couronné de gloire.» Mission accomplie.
En attendant, il a du pain sur la planche. Le futur auteur de «Come as You Are» n’en a pas l’air, mais c’est un bosseur. Il lâche le lycée, le bac et les vidéos où il se taille les veines avec une canette pour se mettre vraiment à la guitare. Il l’emporte quand sa mère le fiche à la rue. Sans pour autant dormir sous un pont comme il le prétendra, il squatte à droite à gauche. Il fréquente même des chrétiens born again, qui le font renoncer à l’alcool et aux drogues. Mais c’est provisoire. On ne reste pas sobre quand on a 17 ans.
À 18, l’apprenti SDF fonde un groupe, Fecal Matter, qui laissera quelques traces dans des best of posthumes et lui donne pour l’instant une crédibilité auprès d’un géant croate qui bosse au Burger King. C’est Krist Novoselic. Il est sympa, il aime bien le punk rock, ce sera le bassiste. «Un groupe doit répéter cinq fois par semaine», note Cobain, sévère, car une musique aussi génialement chaotique ne s’invente pas comme ça. Le 15 juin 1989 sort enfin «Bleach», premier album de Nirvana, enregistré pour 606,17 dollars.
"On vomit, on sue, on chie au lit"Quand la mise sur orbite intervient fin 1991 avec «Nevermind», Cobain était-il assez costaud pour affronter les autographes, les filles et la toxicomanie à gogo? Quelques mois plus tôt, il dormait encore dans sa voiture. Et voilà qu’on en parle comme de l’ultime icône du rock. On l’accuse de corrompre la jeunesse. On le sacre porte-parole de sa génération (comme Dylan autrefois, et comme Dylan il ne le supporte pas). La grande bêtise l’a rattrapé.
Alors qu’il s’endort pendant les interviews, les rues se remplissent de jeunes gens cradingues vêtus de chemises de bûcheron, et toutes les majors de l’industrie musicale se ruent à Seattle pour surfer sur la mode du grunge, ce mélange de contreculture hippie et de nihilisme punk qui s’opposait à toutes les modes. Est-ce pour fuir cette folie répugnante que l’archange de Nirvana plonge dans l’héroïne à s’y brûler les ailes? On le dit. Mais il n’est pas sûr que les choses soient aussi simples qu’un bon conte moral, où l’Ordre finit par triompher.
Tout en se moquant des camés, Cobain essaie l’héroïne en cachette dès 1987 à Aberdeen, récidive une dizaine de fois, puis s’y met «quotidiennement» en 1991 après une tournée européenne avec Sonic Youth. C’est, dit son journal, pour soulager d’abominables douleurs gastriques qui lui font cracher du sang après avoir chanté:
J’ai consulté quinze docteurs différents et essayé environ 50 sortes de médicaments pour l’ulcère. Les
opiacés puissants sont le seul remède qui se soit avéré efficace. De nombreuses fois, je me suis retrouvé complètement immobilisé au lit pendant des semaines à vomir et à crever de faim. J’ai donc décidé que, tant qu’à se sentir comme un junkie, je pouvais aussi bien en devenir un pour de bon.»
Hypothèse n°1 : Cobain, comme Johnny Cash, se droguait pour se soigner, tenir, faire son boulot de chanteur. Le travail avant tout, voilà bien le libéralisme américain. Mais le travail n’est pas toujours la santé:
"C’était une connerie et je ne le referai jamais et je plains vraiment quiconque croit pouvoir utiliser l’héroïne comme médicament, parce que, hum, eh bien, ça ne marche pas. L’état de manque ressemble en tout point à ce que vous en avez entendu dire, on vomit, on sue, on chie au lit exactement comme dans ce film, “Christiane F”. C’est atroce. Laissez tomber.»
"Se shooter et peindre"Cobain ne laisse pas tomber. Malgré d’innombrables cures de désintox, il reste d’une fidélité exemplaire à cet opiacé qui, par ailleurs, pimente sa love story avec Courtney Love. Elle aussi est héroïnomane, ça leur fait une passion commune. Ils s’y livrent à fond. Le couple se marie le 24 février 1992 à Hawaï, puis s’enferme pendant des mois. Ils se filment à moitié à poil, Kurt ne fait que «se shooter et peindre, et jouer de la guitare». Un choix de vie, selon Mme Cobain.
Hypothèse n°2 : le gaucher d’Aberdeen ne se droguait pas pour travailler, mais l’inverse, comme d’autres bossent pour tout oublier, le dimanche, dans d’interminables parties de pêche à la mouche.
Le paradis, pourtant, se gâte. Courtney est enceinte. «Vanity Fair» dit qu’elle continue à se défoncer tandis que Kurt «vomit sur les gens dans les taxis». Fureur des Cobain, qui lancent des menaces de mort aux journalistes susceptibles de répéter des choses aussi affreuses. Kurt: «De toute façon, “Vanity Fair” est un truc horrible et vicieux auquel personne ne croit.»
Frances naît le 18 août 1992 à Los Angeles. C’est pratique, son père est en désintox dans le bâtiment d’à côté. Le jour J, il s’évanouit en salle d’accouchement. Le lendemain, il se fait un shoot et se pointe avec un flingue. Le surlendemain, il fait une overdose. La presse, toujours aux aguets: «Le bébé de la star de Nirvana est toxicomane dès sa naissance.»
Les services sociaux la placent chez une nourrice. Pour se moquer des rumeurs et récupérer sa fille adorée, Cobain apparaît fin août à Reading en fauteuil roulant, puis donne un excellent concert. Las, l’enfer de Nirvana n’est pas fini. Une camionnette vient le cueillir à la fin d’un récital pour le ramener à l’hôpital. La police débarque chez lui et l’embarque pour violences conjugales.
En septembre 1993, «In Utero» sauve les apparences. Mais Cobain, qui a contraint ses camarades à lui refiler les trois quarts des royalties du groupe, fait une overdose par mois. Et le 18 novembre, il lui faut un shoot pour enregistrer le concert «Unplugged» de MTV. Même le batteur, Dave Grohl, se demande ce qu’il va bien pouvoir chanter. Le résultat, déchirant, d’un lyrisme glacé et glaçant, est peut-être son vrai chef-d’oeuvre.
Hypothèse n°3 : l’héroïne seule était capable de calmer un instant cet écorché vif, pour lui arracher ses plus belles larmes.
La première fois que CNN annonce sa mort, c’est le 4 mars 1994. Cobain s’est enfilé soixante-sept
Rohypnol à Rome. Raté. Son journal: «Tu t’es bien fait avoir. Tu peux mourir.» Il rejoint sa femme à Seattle, où il se pique copieusement dans des motels pourris, puis à L.A. pour se faire désintoxiquer avec elle. Mais le 1er avril, il fait le mur, attrape un taxi et s’envole.
Le 8, l’annonce de son décès à Seattle éclipse le génocide qui commence au Rwanda. Le XXe siècle se termine, mes années de lycée aussi.
Bientôt, aux Etats-Unis, au Liban, dans un bled près de Douai, des ados se tireront des balles dans la tête pour faire comme leur idole.
Bientôt, sa lettre d’adieu sera recopiée, traduite, glosée à l’infini:
"Cela fait trop d’années que je n’éprouve plus d’excitation en écoutant et en créant de la musique, ni en lisant ou en écrivant des textes. Je me sens coupable, au-delà des mots. [...] Je crois que le crime le plus bas, c’est tromper les gens, en leur faisant croire que je m’amuse à 100%. [...] Je suis vraiment un gamin fantasque, capricieux! Je n’ai plus la passion, alors souvenez-vous, mieux vaut brûler carrément que s’éteindre à petit feu.»
Et, bientôt, on soupçonnera Courtney Love, qui a rejoint Yoko Ono au panthéon des épouses les plus haïes, d’avoir fait tuer son mari.
L’autopsie, c’est vrai, a trouvé 1,52 grammes par litre d’héroïne dans son sang. Une dose de cheval (de trait). Mortelle, à ce qu’on dit. Et qui, du moins, interdit à un être humain normalement constitué de lever le petit doigt pendant son trip. Mais où avez-vous vu dans cet article que Kurt Cobain était un garçon normal?
Source:
http://bibliobs.nouvelobs.com/documents … roine.html
Dernière modification par Mascarpone (22 septembre 2017 à 06:03)