Et voici encore de bien mauvaise nouvelles de cette lutte aveugle contre les usagerEs de drogues.
Homicides, grosses dépenses, désocialisation, conso en hausse : la lutte anti-drogue en échec.
Le sang et l´encre coulent toujours ensemble. Et depuis que les Kalachnikov remplacent les cigales à Marseille, la nostalgie a gagné l´opinion publique : le banditisme d´antan aurait été supplanté par les voyous des cités.
Notre enquête au plus près des trafiquants de drogue scrute en dix épisodes de reportages, portraits et interviews, l´ère du caïd jetable.
Les épisodes précédents montrent que de l´importation et de la vente de la drogue naît une concurrence sauvage qui s´autorégule par le crime. Certains préféreraient que cette régulation soit plus républicaine.
La guerre étant irrémédiablement perdue, on la continue mollement pour que cela ne se voie pas. Une petite promenade à n´importe quelle heure du jour près des cités des quartiers Nord de Marseille souligne combien la lutte contre les trafiquants est vaine. Et lorsque l´on comptabilise les coûts de cette prohibition, tant financiers, sociaux, sociétaux qu'humains, la
légalisation des drogues (comme le marché du
tabac) ou du moins la
dépénalisation (droit à la consommation et à la détention chez soi) de certaines peut apporter un début de solution. Hélas, la question reste tabou en France. Ceux qui la défendent seraient des fumeurs baba-cool dont la morale se roule entre deux feuilles.
Pas vraiment le profil de ceux qui s´expriment dans Drogues, pourquoi la
légalisation est inévitable (édition Denoà«l), le livre de Michel Henry, longtemps correspondant marseillais pour le journal Libération où il dirige aujourd´hui la rubrique société. « Paradoxe, explique-t-il, la prohibition, alors qu´elle semble une mesure d´ordre, engendre une forme de laxisme. Elle permet un marché illégal où tous les coups, y compris de feu, sont permis. À l´inverse, un marché régulé, comme son nom l´indique, instaurerait des règles dans ce capharnaüm. La
légalisation, c´est l´ordre ? Cela peut surprendre, mais c´est la réalité. Face aux drogues, il faut être raisonnable. On l´est d´ailleurs avec l´alcool et le
tabac. Imagine-t-on rendre ces produits illégaux ? Une vaste économie parallèle se mettrait en place, facteur de désordre. C´est ce qui se passe avec le
cannabis. Ceux qui soutiennent la prohibition au nom de l´ordre se trompent, ou trompent les autres. »
Instaurer un marché régulé du
cannabis, comme seule solution ? « Tous ceux que cette perspective effraye peuvent malgré tout se rassurer, ajoute Michel Henry, ce n´est pas pour demain. Peu d´élus ont le courage de regarder la situation en face et ils trouvent un soutien réconfortant auprès de l´opinion. » Eric de Montgolfier, célèbre procureur de la République de Nice, explique pourquoi : « Il n´y a pas d´adhésion collective à un système cohérent, car la drogue fait peur et nul ne connaît les effets de ce que l´on va autoriser ou interdire. »
TabouSi ce n´est un peu Europe Ecologie les Verts, aucun parti ne souhaite contester le moralisme et le populisme enracinés dans la société française. Surtout, pas de débat.
Dans le même temps, tous nos voisins ont dépénalisé l´usage et, pour une part, la détention pour usage personnel : Belgique, Allemagne, Italie, Espagne, Portugal, Pays-Bas. Et l´histoire a montré que, avec le système le plus répressif d´Europe, la France a connu la plus forte progression de la consommation.
En France, Christian Ben Lakhdar, spécialiste de l´économie des drogues, évalue le marché du
cannabis, à partir de déclarations des usagers, entre 186 et
208 tonnes, soit 746 à 832 millions d´euros. Selon ses estimations, un gros dealer gagne de 253 000 à 552 000 euros par an. Un moyen, de 35 000 à 77 000. Un intermédiaire, de 4 500 à 10 000. Un dernier échelon serait en dessous.
Le marché ne constitue « qu´une économie de subsistance, où l´enrichissement important individuel et l´enrichissement collectif (au niveau du quartier) ne sont en fait que des idées préconçues », affirme Christian Ben Lakhdar.
Dépôt de bilanAinsi, une quinzaine de personnes meurent par règlements de comptes rien qu´à Marseille chaque année, sur fond de trafics de stups. Des centaines de gamins fument du
shit toute la journée plutôt que d´aller à l´école, pour jouer les guetteurs dans leur quartier. Ils seront jetés hors des réseaux après 10 à 15 ans de métier, mis au chômage de toutes les économies, sans formation ni ambition. Le contribuable, lui, dépense une fortune chaque année pour financer une guerre idiote parce qu´inutile. « Car ni la police, ni la justice, ni la prison ne peuvent réguler un marché soumis, comme tous les autres, légaux ou non, aux règles de l´offre et de la demande », écrit Michel Henry . Ainsi le désengorgement de la justice est un argument des partisans de la
dépénalisation. « En cas d´interpellation pour usage, le taux de réponse pénale s´élève à 90%, contre 68% pour l´ensemble des infractions pénales. On aimerait mesurer ce que ce zèle représente en heures de travail pour les magistrats », explique le journaliste. « Quand on ne sait plus quoi faire, on demande au juge répressif d´intervenir », résume Eric de Montgolfier.
Clandestinité à risqueLes seuls gagnants sont pointés par Charles-Henri de Choiseul Praslin, président de l´Observatoire géopolitique des criminalités : « La prohibition dynamise le marché noir des drogues au seul profit des trafiquants. » La prohibition, selon le sociologue Michel Kokoreff, favorise « une culture de la clandestinité » et « une forme d´hypocrisie sociale ». Ce que la psychiatre aixoise Béatrice Stambul prolonge d´une observation : « La répression fabrique de la clandestinité. Et la clandestinité augmente les pratiques à risques », explique-t-elle. « La
base de la
réduction des risques, c´est de faire du consommateur un acteur de sa propre santé. Tout le monde est intéressé par sa propre santé, si on sort de la menace répressive. »
Le fait qu´il soit légal ne forcera pas à consommer du
cannabis, surtout si la politique de prévention est à la hauteur. Mais « le fait que l´État assure sa diffusion ne le rend pas moins dangereux. L´État est garant de la santé publique », observe Eric de Montgolfier. L´usage doit donc relever de la santé et non pas du droit. Ainsi, on se souvient de l´échec d´une initiative locale à Marseille avec le refus des salles de shoot de la ministre de la Santé d´alors, au nom de la morale.
Cerise sur le ghetto« L´interdiction ne fait pas baisser la consommation, mais la
légalisation non plus, ainsi qu´en témoigne l´évolution des consommations d´alcool, de
tabac ou de médicaments
psychotropes, explique Nicole Maestracci, ancienne présidente de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie. Ce sont d´autres ressorts qui fonctionnent, notamment les politiques de prévention, la capacité d´une société à répondre aux angoisses des personnes. » La
légalisation ? Elle reste sceptique. « Il faut imaginer un système de réglementation qui tienne compte à la fois du potentiel de dangerosité indéniable de certains produits mais aussi des comportements de consommation », considère la magistrate.
La décriminalisation de l´usager serait un premier pas. Que les autorités prennent bien garde de ne pas franchir. Car la drogue « tiendrait les cités ». L´économie parallèle est donc un pilier indispensable de la structure des territoires, des villes et de ses ghettos, les cités populaires. L´aveu d´abandon et de déroute ne peut être plus profond.
Source : la marseillaise