En Suede, les effets pervers de la tolérance zéro contre la drogue
Malgré des résultats contestés, la politique suédoise, qui criminalise l’usage et la possession de stupéfiants depuis plus de trente ans, n’est pas remise en cause.
Par Anne-Françoise Hivert Publié aujourd’hui à 01h49, mis à jour à 12h26
LETTRE DE SUÈDE
Plus de 300 fusillades. 37 morts. Une centaine de blessés. Tel est le bilan, pour 2019, de la guerre des gangs en Suède. Un fléau qui s’est imposé, ces derniers mois, à l’agenda politique, donnant lieu à une surenchère répressive rare entre les formations politiques, au profit de l’extrême droite, en tête désormais dans les sondages, devant le parti social-démocrate du premier ministre Stefan Löfven.
Article réservé à nos abonnés Lire aussi Derrière les fusillades en Suède, des gangs et des conflits parfois « déclenchés pour un rien »
De la politique de lutte contre les drogues, toutefois, pas un mot, même si le trafic de stupéfiants est au cœur de cette criminalité organisée. Car officiellement, la « tolérance zéro », appliquée depuis trois décennies, fonctionne. Stockholm l’a encore répété, dans un document transmis à l’Organisation des Nations unies (ONU), en 2016, arguant de la faiblesse de la consommation de la drogue chez les jeunes.
566 overdoses en 2018
Sauf qu’à y regarder de plus près, la situation est loin d’être aussi satisfaisante. En 2017, 626 personnes sont mortes en Suède des suites d’une surdose, soit 92 décès par million d’habitants, âgés de 15 à 64 ans. Or la moyenne européenne, selon l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (EMCDDA), basé à Lisbonne, était de 22,6 décès par million d’habitants. Et un seul pays, l’Estonie, dépassait la Suède, avec 103 décès par million. Pour 2018, l’Agence suédoise de la santé publique rapporte encore 566 décès.
Directeur de l’unité de prévention, Joakim Strandberg met en garde contre les comparaisons internationales. La Suède, rappelle-t-il, « a des statistiques très précises, ce qui n’est pas le cas de tous les pays ». L’explication fait grincer des dents le criminologue Henrik Tham : « C’est l’argument sans cesse utilisé par les défenseurs de la politique suédoise, qui refusent d’en reconnaître les carences. »
Ainsi, par exemple, l’évolution du nombre de toxicomanes, multiplié par deux, entre 1979 et 2007. Ensuite, il n’y a plus de chiffres. « On a arrêté de faire le compte, sans aucune explication », note le criminologue, qui laisse entendre que les statistiques ne correspondaient pas au tableau que le royaume voulait présenter. L’image d’un pays aspirant à créer une « société sans drogue ».
Le principe a été édicté dans les années 1970, sous l’influence du mouvement de tempérance. Particulièrement puissant dans les pays scandinaves, il s’est constitué en réaction aux dégâts causés par l’alcool sur les sociétés du nord de l’Europe, au cours du XIXe siècle, et prône l’abstinence. « Dans les années 50, la moitié des députés s’en réclamait encore, comme une preuve de leur moralité », raconte Henrik Tham.
Mais le mouvement est en perte de vitesse, alors que les comportements commencent à changer. En 1955, le carnet de rationnement de la consommation d’alcool, établi en 1917, a été supprimé. Les Suédois découvrent les plaisirs du vin, lors de leurs voyages dans le sud de l’Europe. La sobriété ne séduit plus.
Combat du mouvement de tempérance
Dans le même temps, l’usage de stupéfiants se répand dans le royaume scandinave. Les ligues de tempérance incluent alors la lutte contre la drogue à leur combat contre l’alcool. Elles leur appliquent la même théorie – celle de la passerelle ou du tremplin –, selon laquelle fumer un
joint de
cannabis, ou boire une bière, n’est qu’un point de départ vers une sévère addiction à l’héroïne ou à l’alcool.
Cette idéologie devient le fondement de la politique suédoise, embrassée par les sociaux-démocrates, qui l’intègrent à leur agenda social. « Les drogues sont vues comme une menace venant de l’extérieur, contraire aux mœurs suédoises et qui met en péril l’Etat-providence », résume Henrik Tham. D’où le travail de prévention dès le plus jeune âge, mais aussi la criminalisation de l’usage et de la possession, à partir de 1988, sans distinction entre drogues douces et dures.
En Suède, si la police soupçonne une personne d’avoir consommé de la drogue, elle peut l’arrêter et la contraindre à un contrôle d’urine. A l’origine, le but était de dépister le plus rapidement possible les nouveaux usagers et de leur fournir les soins nécessaires – y compris sous la contrainte.
Ainsi, chaque année, les forces de l’ordre effectuent environ 40 000 dépistages. Selon le Conseil de prévention des crimes (Brå), 106 000 infractions à la loi sur les stupéfiants ont été enregistrées en 2018, soit une hausse de 6 %, par rapport à 2017. L’usage de drogue en représentait 47 % et la possession 42 % ; le trafic et la vente, seulement 10 %.
Consommation en hausse
Or si l’intention de départ était de fournir un traitement aux usagers, « les infractions se soldent souvent par des amendes, sans accompagnement médical », reconnaît Joakim Strandberg. En 2015, la Suède s’est d’ailleurs fait épingler par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, qui lui reprochait notamment le peu de programme d’échange de seringues mis en place dans le royaume.
Depuis, la situation s’est améliorée, assure Henrik Tham. Mais il constate que la criminalisation de l’usage de stupéfiants n’a pas empêché la consommation d’augmenter. Or la chasse aux usagers mobilise énormément de policiers, « qui pourraient faire autre chose que collecter de l’urine », raille-t-il. Elle a aussi conduit à « une défiance croissante dans les banlieues contre les forces de l’ordre, qui y font beaucoup plus de dépistages que dans les quartiers aisés, alors que la consommation de drogue serait moins élevée », souligne le criminologue.
Seule voix dissonante dans le débat public : Jonas Sjöstedt, leader de l’extrême gauche, qui réclame une décriminalisation de l’usage des drogues, comme l’a fait la Norvège en 2017. Dans une interview à la chaîne SVT, mi-novembre, il expliquait : « Nous voulons lutter contre la drogue, mais nous remarquons que beaucoup de ceux qui ont un problème ne cherchent pas d’aide parce qu’ils se sentent criminels. »
Mais, fin août, alors que la polémique enflait après une série de fusillades meurtrières liées au trafic de la drogue, le premier ministre, Stefan Löfven, a demandé à son ministre de l’intérieur d’accentuer la lutte contre les consommateurs. « Tous ceux qui utilisent des drogues doivent réaliser qu’ils contribuent [à la criminalité organisée] », martelait-il alors. Une position que soutient une forte majorité des Suédois.
Anne-Françoise Hivert (Malmö, Suède, correspondante régionale)