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Sur un campus de la baie de San Francisco, des cours de "cannabusiness"© LE MONDE | 03.06.10 | 13h40
Oakland, Californie.
On s'attendait à des étudiants hilares, à moitié affalés sur leur pupitre et les yeux piqués de rouge. On est cueilli à froid par le sérieux des cours et l'atmosphère quasi monacale des lieux. Au mur, une diapositive renvoie l'image de luxuriantes feuilles de
cannabis devant cette salle de classe bondée d'une cinquantaine d'élèves, entre 20 et 60 ans, étonnant mélange de cadres moyens, de jeunes hippies et d'ouvriers agricoles tannés au soleil californien, tous prêts à suivre la leçon du jour, sobrement intitulée "cannabusiness". Dans la pièce d'à côté, des plants de
marijuana sont alignés sous d'intenses lumières artificielles. Une pancarte prévient : "Ne pas toucher sans l'autorisation d'un professeur."
Bienvenue à l'université d'Oaksterdam, contraction allégorique d'Amsterdam et d'Oakland, la cité banlieue située sur la baie de San Francisco où siège ce campus, pionnier en son genre. Près de 7 000 étudiants ont déjà assisté aux formations de cet établissement ouvert en 2007. Trois autres centres - deux en Californie et un dans le Michigan - ont, depuis, été créés suivant la même devise d'"un enseignement de qualité pour l'industrie du
cannabis".
Fer de lance du mouvement pour la
légalisation, Oaksterdam est devenue la "Mecque" d'une légion de militants possédant un solide corpus théorique mis au service du chanvre et de ses dérivés. "Jamais nous n'avons été aussi près d'une loi permettant de légaliser le
cannabis, veut croire Dale Sky Clare, une des responsables des lieux. C'est une chance unique pour réguler et clarifier les usages de cette plante incroyable."
Chargée de cours (droit et science du
cannabis) et proche de Richard Lee, président de l'institution et professeur (horticulture), elle dit être consciente que la
marijuana médicale a été l'argument qui a bouleversé la donne : "Non seulement elle a changé l'image de la drogue, mais elle a aussi fourni à ses défenseurs une occasion d'élaborer un modèle économique."
Elle se souvient des premiers cours donnés, ici même, sous l'oeil des caméras vidéo. "On filmait tout pour apporter la preuve de notre sérieux." Et ajoute : "Imaginez notre responsabilité : on enseignait à des gens qui allaient soit finir en prison, soit prendre part au succès de cette économie florissante."
Steve DeAngelo a suivi la deuxième voie. Agé de 52 ans, cet activiste pro-marijuana et businessman averti a ouvert, en 2006, le premier dispensaire médical de
marijuana d'Oakland, le Harborside Health Center. Un bâtiment gardé en permanence par 22 caméras et deux vigiles, qui contrôlent le flot ininterrompu de patients, soit quelque 600 individus par jour. Des gens de tous âges, munis d'un certificat médical leur recommandant l'usage du
cannabis, obtenu de médecins de la ville contre 200 dollars la consultation, et valable un an pour toutes "les maladies susceptibles d'être soulagées par la
marijuana", comme le stipule laconiquement la loi californienne.
A l'intérieur de ce dispensaire, une salle immense décorée avec soin. Une petite pièce adjacente est consacrée à la médiation. Une autre à la relaxation. Derrière la dizaine de comptoirs et de caisses enregistreuses, de jeunes vendeurs renseignent les patients, sagement alignés dans la file d'attente. Au choix, une cinquantaine de variétés de
marijuana et de
haschich exposées derrière les vitrines : la Lemon Kush, l'Apollo 11 ou encore la Dream Queen. Du miel au
cannabis aussi, des pilules et des sprays pour non-fumeurs. "Nous avons voulu montrer que la
marijuana pouvait être distribuée de façon organisée, responsable et sécurisée", explique M. DeAngelo.
Chaque nouveau patient est inscrit dans la
base de données du centre, qui compte 42 000 membres. A charge pour l'entrant de faire pousser, chez lui, de la
marijuana qu'il réintroduira dans le circuit, après un contrôle qualitatif. Oakland autorise la culture de 72 plants de
cannabis médical "à usage personnel", contre une dizaine en moyenne dans les comtés de Californie. "Nous avons réussi à mettre en place un système collectif qui permet d'échapper au marché illégal de vente de
cannabis", souligne M. DeAngelo.
A l'été 2009, Oakland a créé une taxe de 1,8 % sur les ventes de
cannabis dans les dispensaires. Les électeurs se sont prononcés à 80 % en faveur de l'imposition du
cannabis utilisé à des fins médicales. L'argument visant à combler le déficit de 83 millions de dollars de la ville en élaborant un nouveau modèle économique a visiblement séduit.
Aujourd'hui, la ville compte quatre dispensaires. Une situation sans commune mesure avec Los Angeles, où près de 900 lieux de vente de
cannabis, plus ou moins regardants sur les ordonnances présentées par les patients, ont ouvert leurs portes ces dernières années. "Là -bas, les autorités ont laissé faire, regrette M. DeAngelo. C'est une faillite terrible, qui peut être dommageable pour tout le mouvement." Face aux critiques, le conseil municipal de Los Angeles a adopté, cet hiver, un décret visant à limiter le nombre de dispensaires à 70, à terme.
Nicolas Bourcier
Article paru dans l'édition du 04.06.10