En Russie, les toxicomanes délaissés par l´Etat - La moitié des séropositifs sont des consommateurs de drogues.
© liberation.fr | 17.07.10 | Veronika Dorman
«Je veux juste faire un test au cas où. Je suis enceinte, quand même». Tania, 20 ans, rit nerveusement en fourrant dans son sac une dizaine de seringues neuves. Elle fait partie des dizaines de jeunes et moins jeunes toxicomanes qui traînent dans les environs d´une pharmacie de quartier, dans le nord de Moscou, et qu´Arsène vient fournir deux fois par semaine en seringues et préservatifs.
«Je me souviens de sa première grossesse, dit Arsène en la regardant s´éloigner. Elle faisait partie de nos enfants des rues». Arsène Pavlovksi, psychothérapeute, travaille depuis des années dans l´humanitaire. Au Samu social de Moscou, il a travaillé pendant deux ans avec des gosses sans abri. En grandissant, ils commencent à se droguer. Avec la drogue, viennent les maladies. «C´est tout naturellement, en suivant mes "clients", que j´ai commencé à m´occuper de prévention du VIH parmi les toxicomanes.» Aujourd´hui, il dirige une petite ONG moscovite, le Fonds Andreï Rylkov, qui se bat pour la
légalisation des programmes de
réduction des risques et de la thérapie de
substitution (méthadone).
Stratégie ABC.
Selon les données de l´Onusida, près d´un million de personnes sont séropositives en Russie. Plus de la moitié sont de gros consommateurs de drogue. En matière de prévention du VIH, il n´a jamais été question pour l´Etat d´envisager une politique de
réduction des risques, au cœur de laquelle se trouve la thérapie de
substitution. La
méthadone est illégale et les rares actions de distribution de seringues et de préservatifs sont le fait d´ONG et de volontaires, en douce.
Pour les autorités russes, enrayer la propagation du sida parmi les toxicomanes au moyen de la
substitution ne réglerait pas le problème de la dépendance, alors que la distribution de seringues neuves et de préservatifs équivaut, aux yeux de la loi, à une incitation à la consommation et aux relations sexuelles irresponsables.
En revanche, la stratégie ABC (de l´anglais «Abstinence, Be faithful, use a Condom» : «abstinence, soyez fidèle, utilisez un préservatif») est considérée, au plus haut niveau, comme le seul remède réellement puissant contre le sida. «Il n´y a aucune preuve scientifique que les campagnes de
réduction des risques et la thérapie de
substitution sont efficaces, et le préservatif ne protège pas à 100%, explique ainsi la porte-parole de la commission de la santé à la Mairie de Moscou, Veronika Kochetova. Le sexe sans risques est un mythe entretenu par les producteurs de préservatifs et leurs lobbys.»
C´est pourquoi les autorités moscovites financent une vaste campagne, «Des règles simples contre le sida», qui font davantage la promotion de la monogamie et de la fidélité que du préservatif. «La propagation de l´épidémie du sida est directement liée à l´état moral de la société : mœurs dissolues, toxicomanie, irresponsabilité. La morale est l´unique instrument du salut, sans quoi la société succombera à la dégradation», a même déclaré Iouri Loujkov, le maire de Moscou.
Si le budget fédéral pour la prévention active est nul cette année, l´accès à la thérapie antirétrovirale, elle, s´améliore. Même si le système d´approvisionnement des centres de lutte contre le sida, surtout dans les régions éloignées, souffre des lourdeurs bureaucratiques. Régulièrement, des centres sont en rupture de stock. «J´ai demandé à tous mes amis qui sont à Vienne ce week-end de me rapporter des médicaments parce que je sais que le composant dont j´ai besoin n´est plus disponible en Russie aujourd´hui», raconte Irina. Ancienne héroïnomane, elle a appris qu´elle était séropositive en 2005. «Je peux me soigner parce que j´ai réussi à me sevrer. Et parce que j´ai de bons rapports avec mon médecin. Mais dans les centres de lutte contre le sida, souvent, on n´aime pas les drogués. Ils ne sont ni fiables ni stables. C´est aussi un état d´esprit. Les médecins n´ont pas beaucoup de compassion pour des déchets sociaux qui ont choisi eux-mêmes leur mort», va-t-elle jusqu´à dire.
Engrenage.
Aujourd´hui, les toxicomanes séropositifs sont seuls, pris dans un engrenage fatal. Particulièrement vulnérables, ils se retrouvent souvent hospitalisés. Aucun produit de
substitution n´étant disponible, ils sont en manque, se débrouillent pour trouver leur dose et finissent par se faire expulser de l´hôpital pour infraction aux règles. «Le problème majeur reste que l´Etat ne parvient pas à - ou ne veut pas - mettre en place de stratégie globale de lutte contre le sida, lâche Vadim Pokrovski, directeur du Centre fédéral de lutte contre le sida. Comme si reconnaître l´ampleur du désastre serait une manière d´avouer sa faiblesse.»
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