Lu sur Rue 89
Consommer de la
coke ou de la
MDMA équitable, c’est possible ?
Ecrire sur le sexe mène à tout, même à se poser des questions économiques sur la drogue. Après avoir évoqué le porno durable avec François-Ronan Dubois, chercheur en Lettres et auteur d’un livre sur les « porn studies », je me suis mise à réfléchir.
Est-ce que finalement, dans le monde, tout ce qui se commercialise pourrait être durable, réalisé dans des conditions respectueuses de l’homme et de son environnement ? J’ai commencé à passer en revue tout ce qui pouvait se réaliser localement.
J’ai vite buté sur les drogues. Et je me suis souvenu de cette tribune virulente que j’avais lue sur Slate : « Acheter de la
cocaïne c’est comme financer le parti nazi. »
Les consommateurs complices d’atrocités
Eric Vance, son auteur, journaliste scientifique, accusait les consommateurs d’être complices des atrocités des réseaux mafieux. Ce paragraphe m’avait particulièrement marquée :
« L’amplitude et l’horreur des atrocités commises pour s’emparer et conserver la mainmise sur les routes de la drogue vers les Etats-Unis sont hélas comparables. Les décapitations et les personnes brûlées vives sont une simple mise en bouche.
Tronçonneuses, ponceuses, acides – voilà des choses utilisées avec beaucoup d’imagination par les bourreaux des cartels. Ils éventrent des blogueurs et cousent les visages de leurs victimes à des ballons de football. Des enfants sont contraints de travailler comme assassins, des personnes sont contraintes de violer des étrangers sous la menace d’une arme et des victimes sont alignées sur le sol et tuées les unes après les autres à coups de masse. »
« Les “ tripeux ” d’ecstasy »
Des chiffres
Dans un article de Terra Eco, « La
cocaïne est leur métier », on apprenait ces chiffres sur la poudre blanche :
« On estime aujourd’hui que près de 200 000 familles colombiennes, soit près d’1 million de personnes, vivent plus ou moins directement de ce produit. » ;
« Chaque année, entre 700 et 800 tonnes de
cocaïne sont fabriquées et exportées vers les Etats-Unis et l’Europe. » ;
« L’ONU estime que le commerce mondial des drogues génère un chiffre d’affaires de l’ordre de 340 milliards d’euros par an, soit l’intégralité du financement consacré par la France à sa protection sociale en 2004. »
Même discours dans cet article du magazine Homme. Cette fois-ci sur un pan plutôt écologique, l’auteur dénonce les effets de la production d’ecstasy ou de la
MDMA (c’est la même chose) :
« Je ne sais pas si les “ tripeux ” d’ecstasy qui embrassent l’univers et tous ses amis connaissent bien le processus qui mène à leur récréation : un des ingrédients actifs de l’ecstasy, l’huile de sassafras, provient d’un arbre rare, le mreah prew phnom, dont les meilleurs spécimens poussent dans la forêt tropicale cambodgienne.
Cette huile est recueillie clandestinement par des personnes vulnérables et des enfants exploités par les grandes mafias asiatiques, fragilisant du même coup l’écosystème de la dernière forêt tropicale intacte de l’Asie du Sud-Est.
Dur lendemain de veille pour la conscience, une fois qu’on sait ça… »
Toutes les drogues ne génèrent pas autant de dégâts. Et pour certaines, les consommateurs peuvent déjà se procurer un produit durable. Au téléphone Arnaud Aubron, l’un des fondateurs de Rue89, auteur de « Drogues Store » (éd. Don quichotte, 2012) un dictionnaire « rock, historique et politique des drogues », explique :
« Le
cannabis, certains peuvent très bien le consommer en social club [des groupes de planteurs et fumeurs d’herbe, ndlr], qui est en quelque sorte l’Amap de la
beuh. Pour des drogues de synthèses, il y a un peu le même phénomène. Un petit mec qui produit sans problème et qui vend ça à des potes. »
Produire son herbe soi-même, c’est assez simple. Il n’est pas rare d’avoir dans son entourage un agriculteur improvisé. Depuis que j’ai commencé à écrire cet article, j’ai d’ailleurs – et je m’en passerais bien – dans la tête les paroles de la « Main verte », la chanson de Tryo que ma génération chantait à 15 ans.
« J’ai compris en fumant
Que fumer c’est de l’argent
Et que j’en donne à des gens
Qui allègrement amassent les bagues en diamant
Sur le dos de pauvres paysans
Alors c’est
bang bing boum ! J’ai la solution
Des tonnes de graines pour des hectares de plantations
Faites fleurir les jardins, décorez les balcons. »
Qu’en est-il pour les drogues dites « dures » ? Arnaud Aubron :
« Pour la
cocaïne et l’héroïne, c’est très compliqué d’identifier l’origine du produit [...] Pour d’autres drogues, comme les
amphétamines, produire localement est plus gérable. Une situation identique à la série “Breaking bad” est crédible. »
Le problèmes des matières premières
Les problèmes se logent notamment dans les matières premières, le sassafras, donc, que les producteurs obtiennent en brûlant la forêt.
Drogues dures ?
Est-ce légitime de parler de drogues dures ? Arnaud Aubron conteste la distinction.
« Pour ce qui est de la dépendance, dans les rapports (The Lancet, Roques) ce qui apparaît c’est que les deux drogues les plus dangereuses sont l’alcool et l’héroïne. Ce sont celles qui te rendent le plus accro, qui ont le plus un pouvoir accrochant. Cependant le
cannabis peut faire des dégâts très importants aussi. Donc, déjà , la classification drogues dures contre drogues douces ne fait pas sens. Ce qui existe ce sont des usages doux et durs. »
Par ailleurs, consommer durable c’est aussi consommer au plus proche de soi. Or la
feuille de coca (matière première de la
cocaïne), par exemple, peut difficilement pousser en France. Ce n’est pas pour rien qu’elle pousse en Colombie ou au Pérou.
Clairement, toutes les drogues ne peuvent donc pas être équitables, juge Pierre Chappard coordinateur du réseau français de
réduction des risques, il est aussi président de PsychoActif, un forum où les usagers de drogues se viennent en aide pour consommer de manière plus sûre et intelligente.
Avant de l’interviewer, je lui avais communiqué la tribune de Slate et l’article d’Homme magazine. Il a été choqué et m’explique que pour lui ces gens « se trompent de cible ».
« Pour qu’un produit soit éthique, il faut qu’il soit tracé ou qu’il ait un label. Ce n’est pas possible avec la prohibition. »
Arnaud Aubron dit les choses encore plus clairement :
« Ce n’est pas le fait d’acheter de la
cocaïne qui crée les réseaux mafieux, c’est la prohibition. »
Le raisonnement est imparable. Pour qu’un produit commercialisé ne génère pas de mauvaises pratiques, il faut que sa filière soit contrôlée, régulée. Peut-on boycotter les drogues, comme certains bannissent de leur porte-monnaie de grandes marques accusées d’employer des enfants ou de maltraiter leurs salariés ? Pierre Chappard infirme :
« Ce n’est pas comparable, si vous n’achetez pas chez telle ou telle enseigne, vous pouvez vous rabattre sur une autre. L’offre est variée. Là , tout est opaque. [...] Et puis, c’est facile de tenir un tel discours pour des non usagers. Mais la drogue, c’est plus complexe que ça. On parle d’envie, de besoin. »
Pour acheter à un petit chimiste, faire partie du sérail
Sur Internet, ou sur le
darknet, on n’a pas plus de visibilité. Alors, certes, certains petits chimistes peuvent produire de leur côté, mais pour acheter chez eux, il faut les connaître, faire partie du sérail. Ce n’est pas donné à tout le monde. La prohibition génère aussi automatiquement des problèmes sanitaires. Arnaud Aubron me fait remarquer que nous sommes par exemple majoritairement éduqués à l’alcool.
« Nos parents nous apprennent à boire. On sait qu’on ne boit pas au petit déjeuner, qu’on boit un verre de vin en mangeant. On connaît tout ça. Le contrôle est aussi régulé par un cadre social solide.
La prohibition des drogues fait que l’éducation à leur consommation n’est pas possible. Chaque génération reproduit les même erreurs que la précédente. »
Certains savent ce genre de choses, d’autres pas. D’autant plus que les consommateurs sont désormais monsieur et madame tout le monde, explique Anne Coppel. Sociologue, elle est la co-auteure avec Olivier Doubre de « Drogues sortir de l’impasse » (éd. La Découverte, 2012). Au téléphone, elle évoque ces nouveaux usagers :
« Les usagers sont des consommateurs comme les autres. Les classes moyennes se sont mises à consommer des drogues. Et les drogues de synthèse, ce sont le fils du médecin, celui du facteur ou de l’instituteur qui les consomment aussi. »
L’hypocrisie des Etats
Avec ce public plus « maintream » émerge désormais une envie de consommer « propre » à tous points de vue. Si vous consommez déjà vos tomates bio, il n’est pas si absurde de vouloir une drogue ni trop coupée, ni produite dans des conditions désastreuses. Sur le forum de PsychoActif, Pierre Chappard voit régulièrement les internautes aborder la question éthique.
Et si certains pointent du doigt les consommateurs, Anne Coppel note, elle, l’hypocrisie des Etats. En 2013, Eurostat et le Sec (système européen des comptes) ont demandé aux Etats membres de l’Europe d’intégrer les trafics illicites, dont la drogue, dans les statistiques nationales.
Concrètement cela permettrait par exemple au Royaume-Uni « d’augmenter le PIB nominal de 12,3 milliards d’euros, un peu moins de 1% », pouvait-on lire dans le Monde en juin dernier.
Chez nous, l’Insee a refusé de se plier à cette recommandation pour le calcul du produit intérieur brut mais va intégrer le trafic de drogue à l’établissement du revenu national brut.
Bientôt la fin de la prohibition ?
Et si le vent de la prohibition était en train de tourner ? La commission globale sur la politique des drogues vient de rendre un rapport pour le moins novateur.
Base de réflexion pour la session extraordinaire de l’Assemblée générale des Nations unies (Seagnu) en 2016 (qui sera consacrée à la politique des drogues), ce rapport incite les Etats à sortir du tout répressif sur les drogues. Il invite à cesser de traquer les petits consommateurs et revendeurs tout en bas de l’échelle. On peut notamment y lire :
« La criminalisation de l’usage et de la possession de drogues a peu d’effet, voire aucun effet, sur les quantités de drogue consommées dans une société ouverte. Elle encourage par contre les comportements à haut risque. »
En attendant, oui, c’est compliqué, pour ne pas dire impossible, de consommer de la
cocaïne ou de la
MDMA éthique.
Source : Rue 89
Dernière modification par snoopy (16 septembre 2014 à 21:35)