K-Vortex (TR)

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gh0st homme
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Bonjour à  tous,

Ce soir, cinq minutes auront suffit à  me faire abandonner toute tentative d'activité et à  me résigner à  m'allonger pour laisser les choses venir à  moi, venir de moi. Cinq minutes auront suffit à  me faire réaliser que j'avais peut-être surestimé ma capacité à  endurer la ligne de flocons pâles. J'avais eu ma première expérience quelques jours plus tôt, à  la maison avec deux amis un dimanche après-midi. La sensation de froid et cette nausée finalement trop peu exotique m'avaient un peu déçu, et j'avais décidé de lui donner une dernière chance en terminant le stock dans d'autres conditions. Il s'agissait d'un mélange de SK et de RK, dont il restait environ 100 mg, que j'allais inhaler en une fois. Comprenant rapidement que je n'allais pas pouvoir gérer cela comme une légère altération d'état, je me suis trouvé dans l'obligation d'arrêter la musique et de plier l'ordinateur sur la table de nuit. Le « hole  », que j'aimerais plutôt appeler « vortex  », n'était pas un objectif pour moi. Seul, sur mon lit, à  21 heures précises, je suis parti sans m'en rendre compte, j'ai plongé dans un état onirique très flou, proche des étranges somnolences que l'on peut avoir après une nuit blanche, avec des idées mélangées, et une absence totale de mémoire. Un sursaut de lutte m'en a sorti au bout de quelques minutes, pour faire place à  l'angoisse de l'overdose, la peur d'avoir poussé trop loin et de ne pas pouvoir entrer dans cette anormalité trop puissante. Que m'arrivait-il  ? Semblables à  un évanouissement, j'ai même osé pensé que ces premières minutes n'étaient pas non plus normales pour un usager connaisseur. J'avais l'impression d'avoir encore la possibilité de faire un choix, mais je ne sais pas si le choix de tout freiner aurait fonctionné. La peur était d'ordre vital, mais je n'avais pas peur de là  où la barque m'emmènerait, de ce que je verrai ou ressentirai pendant la traversée ou sur l'autre rive. Me rappelant que les doses létales étaient loin devant ce que j'avais pris, j'ai finalement décidé de faire confiance au poison en m'abandonnant à  lui.


Il n'y a pas de chronologie dans ce que je vais relater. Il s'agit de moments définis par leur instabilité et par l'incohérence de leurs enchaînements. Toutefois, une  cohérence générale est à  noter, dans les couleurs et dans la sonorité du monde assez froid et électrique que j'ai autant visité que « créé  ». En face et à  gauche de moi se trouvaient de grands rideaux blancs, et des cartons d'archives étaient disposés en hauteur. Ma chambre proposait des tons de blancs cassés, ainsi que des formes ondulées (rideaux) ou anguleuses (cartons).
D'abord, l'impression de mourir. L'idée de la mort est là  dès le début, et elle est paradoxalement magnifique. L'on dit souvent que dans cet état l'on ne sent plus son corps. C'est en réalité plus intense que cela  : nous l'oublions de tout notre être, nous oublions qu'il est et qu'il fut, comme dans ce poème de Jules Supervielle  : « Dans l'oubli de mon corps, et de tout ce qu'il touche... je me souviens de vous  ». Sauf que je ne me souvenais plus de rien, je ne me souvenais pas même de moi. Je n'étais plus qu'un œil. Pourtant, dans tout l'oubli qui caractérise cette perte de conscience, des sensations que l'on pourrait qualifier de « physiques  » étaient présentes. Elles n'étaient simplement plus locales, ni plus charnelles. Mon égo s'ôtait de moi physiquement, en de milliers de perles d'énergie, vibrantes et scintillantes, pareilles à  celles que l'on peut voir dans L'Ascension de Tristan de Bill Viola, mais ici exclusivement sensitives, privées de lumière et de visualisations.

/forum/uploads/images/1450/1450649887.jpg

Bill Viola, Tristan's Ascension

J'avais la sensation que l'arrière de mon crâne se décomposait en un faisceau de vie, jusqu'à  plusieurs mètres derrière moi. Aucune de ces sensations physique n'était désagréable. A un moment je me suis senti me dilater vers les murs à  ma gauche et à  ma droite, comme si j'allais totalement remplir l'espace de ma chambre. Le lit n'existait pas plus que moi, je ne sentais rien en dessous pour supporter la masse en laquelle je ne croyais plus. Je ne peux pas dire que je flottais car cela reviendrait à  considérer un corps pourtant absent. L'espace tridimensionnel n'avait plus de sens, la gravité non plus, mais je ne pourrais pas appeler cela de l'apesanteur. J'ai simplement cessé d'exister spatialement et temporellement. Dans un bref retour à  un réel visuel, lorsque mes yeux se sont ouverts (les avais-je seulement fermés?) pour capter les éléments du décor pour mieux repartir, le lit a retrouvé un peu de son existence, le temps de quelques secondes. Je me suis senti comme enfoncé deux mètres en dessous, comme si la couette tombait dans un gouffre de la taille de ma silhouette. A ce moment la seule sensation de toucher véritable était celle, imparfaite, de l'arrière de ma tête contre l'oreiller, qui paraissait rugueux et froid comme du béton. Puis je suis reparti depuis l'image de mes cartons d'archives  : il y avait un vortex potentiel en chaque chose.

Ce petit retour visuel de trois secondes m'a fait comprendre que le K-Hole n'était pas nécessairement un décrochage total. Il induit un combat contre les élans que l'égo lance pour survivre, pour remonter à  la surface, pour dominer le vide. Ainsi le moment où j'ai retrouvé le « Je  » en ayant des souvenirs subliminaux (et j'insiste sur l'étymologie du mot) d'instants passés. J'avais pris un train pour aller donner des cours quelques jours plus tôt. L'idée du voyage en train est venue à  moi, mais j'analysais et contemplais ma mémoire presque comme celle d'un étranger, cherchant une preuve tangible que ce voyage avait été vécu. Même la journée qui venait de passer paraissait excessivement lointaine et irréelle. Habité de doute, j'ai découvert un autre en moi, loin dans le temps et l'espace, totalement détaché de ce présent intensément vrai dans lequel je demeurais. La molécule avait instauré le doute en moi, en bâtissant de solides cloisons entre le monde du passé et l'idée du devenir. Entre les deux se trouvait cet univers des troubles dans lequel j'errais, et qui n'allait m'apporter aucune réponse. Privilèges accordés à  la vue, l'ouïe et le toucher, tous trois totalement détachés de phénomènes extérieurs à  moi  : il s'agissait de « sens intérieurs  », tout au plus de « l'idée des sens  ». Je ne sentais plus rien de mon corps et de mon environnement mais j'avais des sensations d'ordre physique, pareils à  des massages intérieurs. Je ne savais pas si j'avais les yeux ouverts ou fermés mais j'habitais pourtant un monde de figures. Je n'avais pas de musique mais j'étais enveloppé de son. Il ne s'agissait que de se laisser porter, de laisser libre cours à  la flatterie de ces trois sens, dans une sorte de contemplation chargée d'une grande intensité mystique. J'étais saisi d'absurdité et je devais accepter une angoisse remarquablement salvatrice  : j'invoquerai à  ce propos la fin de deux films assez proches, que sont 2001 L'Odyssée de l'Espace, et Interstellar. Esseulement au bout de l'infini, doute, beauté crue de ces nouvelles dimensions dans lesquelles la seule chose à  comprendre est que le temps et l'espace sont une seule et même chose. J'aurais pu croire n'être que du son et de la lumière, n'être réductible qu'à  l'idée de vibration.

Le plus curieux est que ces deux films, en plus de proposer un ressentiment proche de cette expérience, développent dans leurs séquences finales un univers visuel et architectural très proche de ce que j'ai vécu. J'ai manipulé quelques images issues de ces films pour retranscrire au mieux ce qui m'entourait, ce dans quoi je pouvais plonger à  tout moment. Blocs. Lignes. Courbes aspirantes. Orangés. Blancs. Noirs. Cubes. Bien évidemment, l'expérience n'est pas réductible à  quelconque image créée par un autre cerveau que le mien, et l’aplatissement en deux dimensions ne garantit pas la pleine justesse de l'exemple  :

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Stanley Kubrick, 2001, L'odyssée de l'Espace (couleurs retouchées)

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Stanley Kubrick, 2001, L'odyssée de l'Espace (couleurs retouchées)

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Stanley Kubrick, 2001, L'odyssée de l'Espace (couleurs retouchées)

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Christopher Nolan, Interstellar (couleurs retouchées)

/forum/uploads/images/1450/1450650024.jpg

Christopher Nolan, Interstellar (couleurs retouchées)

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Christopher Nolan, Interstellar (couleurs retouchées)

Cette dernière image est extrêmement proche de ce que j'ai pu voir ou ressentir. Des lignes/blocs qui semblent appartenir à  plusieurs dimensions, à  plusieurs mondes, à  l'imaginaire et au réel. Des liens avec des éléments de mon environnement proche, que je comprenais dans de rares rappels à  la vue normale. Il y a une analogie possible avec l'idée de trou noir, cette attirance vers des matières qui vibrent sans aucun sens. Il y a aussi eu le tunnel blanc, la sensation de partir vers quelque chose, avec une sensation physique proche d'un début d'éjaculation, mais qui dure une éternité. Un moment particulièrement perturbant fut le moment des « plis  »  : les idées se repliaient sur elles-mêmes, les images se pliaient, les sons se pliaient, et même le «massage physique» semblait vouloir plier des parties de ma « peau  » (là  encore, pas de corps mais une idée du corps) contre d'autres parties proches  : j'étais fait de bourrelets qui se couvraient simultanément les uns les autres, de haut en bas. C'était très agréable.

Quand au son, il était soit constitué de sinusoïdaux qui s'accumulaient pour devenir plus colorés, soit d'une sorte de distorsion électroacoustique, semblable à  celle que l'on peut entendre à  la fin de « Elastic  », de Meshuggah (huitième minute), évoluant de la même manière, lentement, vers l'aigu ou le grave. Ma tête était du son.

Aller directement à  8mn:


Il y a eu des arrêts, sortes de phasages ou "bugs", d'ailleurs très proches de ceux que commettent les erreurs informatiques  : images stoppées nettes et fracturées au milieu (comme lorsque l'on met une VHS sur pause), son sinusoïdal qui se « gèle  », ou alors ce son complexe et granulé qui cesse d'évoluer dans les hauteurs comme c'était le cas auparavant. Aucune nouvelle donnée, état de stabilité vécue comme une impossibilité de franchir un seuil. Arrêt total du temps, de l'espace, de la pensée, de la conscience  : état de mort, sentiment de quiétude. « Que je suis bien ici  ». C'était la seule pensée possible, le seul résidu de conscience encore présent, qui fait que je suis capable de vous restituer assez fidèlement les états parcourus. Finalement il y a encore un « je  », qui demeure non dans le jugement, mais dans la décision. Il y a cette once de libre arbitre, la décision d'explorer, de stopper, de changer de « lieu  ». Mais cette décision n'est pas du tout comparable à  celle que l'on peut faire en pleine conscience. La perte d'identité invite en nous un nouveau « je  », qui est capable d'éprouver ce monde. En somme il y a un abandon général, mais pas une contemplation distante et raisonnée. Les phasages (arrêts), je crois que j'ai décidé de les entretenir.

Vers la fin du voyage, alors qu'auparavant je n'étais plus conscient de mon corps donc dans l'impossibilité de penser à  lui et au mouvement, j'ai retrouvé la vision de mon environnement, et par conséquent retrouvé l'idée de la fonction motrice  : j'ai levé mes mains au dessus de mes yeux, paumes tournées vers moi, pour les contempler. Elles n'étaient plus miennes, je les observais comme pour ce que les phénoménologues appellent l'époché, détachées de leur nom et de leur fonction. Je les regardais comme si je ne savais plus ce qu'étaient des mains. J'en admirais la forme comme résultante de la puissance créatrice. J'avais le sentiment de naître à  nouveau et de découvrir le corps qui m'était offert. Mes yeux étaient comme au fond de mon crâne, comme si mon « je  » présent observait mon « je  » passé, lui-même observant ses mains. J'ai eu comme une empathie soudaine pour le miracle de la vie.

/forum/uploads/images/1450/1450650190.jpg

Only god forgives (couleurs retouchées)

J'ai décidé d'en profiter pour éteindre la lumière. Des interstices aux portes laissaient entrer un peu de lumière grise, et une masse noire a commencé à  envahir l'espace. Je suis rapidement devenu aveugle, jusqu'à  l'apparition de phosphènes, d'irisations violacées, qui n'ont pas tardé à  dessiner des spermatozoïdes animés, se heurtant contre des parois invisibles, car faites du même noir que la pièce ou le « fond  » de mes paupières  : je ne pouvais toujours pas dire si j'avais les yeux fermés ou ouverts, mais j'étais dans un état de conscience moins éloigné du réel que précédemment. Je sentais que j'étais vers la fin.

J'ai rallumé la lumière, un peu en état de choc. Il était 22 heures. J'ai attendu, des dizaines de minutes. J'ai écouté ma respiration, regardé mes mains à  nouveau. « C'est bien d'être là », aussi. J'ai attrapé mon téléphone, pour enregistrer dans la foulée le rapport qui me permet d'écrire ceci. Je lui ai dit que je revenais de loin, laissé passer de longues secondes, et commencé à  décrire le voyage. J'ai arrêté l'enregistrement après dix minutes, puis je me suis levé, suis allé dans la salle de bain. Je me suis observé dans le miroir, c'était étrange. J'avais autrui en moi, comme si j'étais le premier humain à  comprendre la conscience en lui. J'avais la nausée, j'avais un peu froid, j'étais cotonneux  : je retrouvais ce qui avait caractérisé ma première expérience et qui finalement demeurerait pour moi qu'un effet indésirable de la molécule. Grâce à  la perte d'identité le vortex se vit sans peur. On oublie que l'on a consommé, on oublie jusqu'à  notre propre vie, mise entre parenthèses, pour ensuite retrouver le plaisir et la chance de la conscience et du libre-arbitre.

Merci de m'avoir lu, je serais très curieux de savoir si d'autres expériences s'en rapprochent ou non!

Dernière modification par gh0st (22 décembre 2015 à  18:27)

Reputation de ce post
 
Magnifique TR !! tu as du vivre une écperience magique !! - Porygon
 
Texte mis dans les morceaux choisis de Psychoactif. (pierre)
 
Une image de ce post a été selectionnée pour être mise en valeur sur la page d'accueil. (fi
 
Magnifique TR ! J'ai adoré !
 
Oua le trip ^^ la ké fait partir loin (meshuggah aussi) ahah. - Epektaz
 
Le plus beau TR que j'ai lu de ma vie - Dalaye
 
super TR, réaliste et complet !
 
Un vrai plaisir à  la lecture!
 
5eme fois que je lis ce TR en quelques mois, je m'en lasse pas

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mishmish homme
Nouveau membre
Inscrit le 17 Aug 2016
17 messages
exactement ce qui m'est arrivé le week end dernier
meme les photos que tu utilises correspondent bien a ce que j'ai vecu.
pour le son pareil
un peu angoissant tout ça...je deconseille qd meme un peu le k-hole...depuis j'ai tendance a y penser bcp et a flipper un peu...c'est  une experience qui met qq temps a se digérer mentalement
prenez soin de vous!

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Anonyme 473 non binaire
Banni
Inscrit le 11 May 2016
212 messages
Obligé d'up ce post (un an!) après l'avoir lu : C'est sans dec le plus beau TR que j'ai jamais lu.
J'suis sans voix devant la narration.

Bravo l'auteur pour ce talent d'écriture, et merci pour ce partage !

Avec le recul, si tu me lis, comment as-tu vécu l'après-trip ? Y'a t-il eu des effets secondaire sur ta vie, ta perception du monde ?

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Anner79 femme
Nouveau membre
Inscrit le 30 Jul 2017
3 messages
Super témoignage. Tu décris vraiment précis le K-hole.

gh0st a écrit

Bonjour à  tous,

Ce soir, cinq minutes auront suffit à  me faire abandonner toute tentative d'activité et à  me résigner à  m'allonger pour laisser les choses venir à  moi, venir de moi. Cinq minutes auront suffit à  me faire réaliser que j'avais peut-être surestimé ma capacité à  endurer la ligne de flocons pâles. J'avais eu ma première expérience quelques jours plus tôt, à  la maison avec deux amis un dimanche après-midi. La sensation de froid et cette nausée finalement trop peu exotique m'avaient un peu déçu, et j'avais décidé de lui donner une dernière chance en terminant le stock dans d'autres conditions. Il s'agissait d'un mélange de SK et de RK, dont il restait environ 100 mg, que j'allais inhaler en une fois. Comprenant rapidement que je n'allais pas pouvoir gérer cela comme une légère altération d'état, je me suis trouvé dans l'obligation d'arrêter la musique et de plier l'ordinateur sur la table de nuit. Le « hole  », que j'aimerais plutôt appeler « vortex  », n'était pas un objectif pour moi. Seul, sur mon lit, à  21 heures précises, je suis parti sans m'en rendre compte, j'ai plongé dans un état onirique très flou, proche des étranges somnolences que l'on peut avoir après une nuit blanche, avec des idées mélangées, et une absence totale de mémoire. Un sursaut de lutte m'en a sorti au bout de quelques minutes, pour faire place à  l'angoisse de l'overdose, la peur d'avoir poussé trop loin et de ne pas pouvoir entrer dans cette anormalité trop puissante. Que m'arrivait-il  ? Semblables à  un évanouissement, j'ai même osé pensé que ces premières minutes n'étaient pas non plus normales pour un usager connaisseur. J'avais l'impression d'avoir encore la possibilité de faire un choix, mais je ne sais pas si le choix de tout freiner aurait fonctionné. La peur était d'ordre vital, mais je n'avais pas peur de là  où la barque m'emmènerait, de ce que je verrai ou ressentirai pendant la traversée ou sur l'autre rive. Me rappelant que les doses létales étaient loin devant ce que j'avais pris, j'ai finalement décidé de faire confiance au poison en m'abandonnant à  lui.


Il n'y a pas de chronologie dans ce que je vais relater. Il s'agit de moments définis par leur instabilité et par l'incohérence de leurs enchaînements. Toutefois, une  cohérence générale est à  noter, dans les couleurs et dans la sonorité du monde assez froid et électrique que j'ai autant visité que « créé  ». En face et à  gauche de moi se trouvaient de grands rideaux blancs, et des cartons d'archives étaient disposés en hauteur. Ma chambre proposait des tons de blancs cassés, ainsi que des formes ondulées (rideaux) ou anguleuses (cartons).
D'abord, l'impression de mourir. L'idée de la mort est là  dès le début, et elle est paradoxalement magnifique. L'on dit souvent que dans cet état l'on ne sent plus son corps. C'est en réalité plus intense que cela  : nous l'oublions de tout notre être, nous oublions qu'il est et qu'il fut, comme dans ce poème de Jules Supervielle  : « Dans l'oubli de mon corps, et de tout ce qu'il touche... je me souviens de vous  ». Sauf que je ne me souvenais plus de rien, je ne me souvenais pas même de moi. Je n'étais plus qu'un œil. Pourtant, dans tout l'oubli qui caractérise cette perte de conscience, des sensations que l'on pourrait qualifier de « physiques  » étaient présentes. Elles n'étaient simplement plus locales, ni plus charnelles. Mon égo s'ôtait de moi physiquement, en de milliers de perles d'énergie, vibrantes et scintillantes, pareilles à  celles que l'on peut voir dans L'Ascension de Tristan de Bill Viola, mais ici exclusivement sensitives, privées de lumière et de visualisations.

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Bill Viola, Tristan's Ascension

J'avais la sensation que l'arrière de mon crâne se décomposait en un faisceau de vie, jusqu'à  plusieurs mètres derrière moi. Aucune de ces sensations physique n'était désagréable. A un moment je me suis senti me dilater vers les murs à  ma gauche et à  ma droite, comme si j'allais totalement remplir l'espace de ma chambre. Le lit n'existait pas plus que moi, je ne sentais rien en dessous pour supporter la masse en laquelle je ne croyais plus. Je ne peux pas dire que je flottais car cela reviendrait à  considérer un corps pourtant absent. L'espace tridimensionnel n'avait plus de sens, la gravité non plus, mais je ne pourrais pas appeler cela de l'apesanteur. J'ai simplement cessé d'exister spatialement et temporellement. Dans un bref retour à  un réel visuel, lorsque mes yeux se sont ouverts (les avais-je seulement fermés?) pour capter les éléments du décor pour mieux repartir, le lit a retrouvé un peu de son existence, le temps de quelques secondes. Je me suis senti comme enfoncé deux mètres en dessous, comme si la couette tombait dans un gouffre de la taille de ma silhouette. A ce moment la seule sensation de toucher véritable était celle, imparfaite, de l'arrière de ma tête contre l'oreiller, qui paraissait rugueux et froid comme du béton. Puis je suis reparti depuis l'image de mes cartons d'archives  : il y avait un vortex potentiel en chaque chose.

Ce petit retour visuel de trois secondes m'a fait comprendre que le K-Hole n'était pas nécessairement un décrochage total. Il induit un combat contre les élans que l'égo lance pour survivre, pour remonter à  la surface, pour dominer le vide. Ainsi le moment où j'ai retrouvé le « Je  » en ayant des souvenirs subliminaux (et j'insiste sur l'étymologie du mot) d'instants passés. J'avais pris un train pour aller donner des cours quelques jours plus tôt. L'idée du voyage en train est venue à  moi, mais j'analysais et contemplais ma mémoire presque comme celle d'un étranger, cherchant une preuve tangible que ce voyage avait été vécu. Même la journée qui venait de passer paraissait excessivement lointaine et irréelle. Habité de doute, j'ai découvert un autre en moi, loin dans le temps et l'espace, totalement détaché de ce présent intensément vrai dans lequel je demeurais. La molécule avait instauré le doute en moi, en bâtissant de solides cloisons entre le monde du passé et l'idée du devenir. Entre les deux se trouvait cet univers des troubles dans lequel j'errais, et qui n'allait m'apporter aucune réponse. Privilèges accordés à  la vue, l'ouïe et le toucher, tous trois totalement détachés de phénomènes extérieurs à  moi  : il s'agissait de « sens intérieurs  », tout au plus de « l'idée des sens  ». Je ne sentais plus rien de mon corps et de mon environnement mais j'avais des sensations d'ordre physique, pareils à  des massages intérieurs. Je ne savais pas si j'avais les yeux ouverts ou fermés mais j'habitais pourtant un monde de figures. Je n'avais pas de musique mais j'étais enveloppé de son. Il ne s'agissait que de se laisser porter, de laisser libre cours à  la flatterie de ces trois sens, dans une sorte de contemplation chargée d'une grande intensité mystique. J'étais saisi d'absurdité et je devais accepter une angoisse remarquablement salvatrice  : j'invoquerai à  ce propos la fin de deux films assez proches, que sont 2001 L'Odyssée de l'Espace, et Interstellar. Esseulement au bout de l'infini, doute, beauté crue de ces nouvelles dimensions dans lesquelles la seule chose à  comprendre est que le temps et l'espace sont une seule et même chose. J'aurais pu croire n'être que du son et de la lumière, n'être réductible qu'à  l'idée de vibration.

Le plus curieux est que ces deux films, en plus de proposer un ressentiment proche de cette expérience, développent dans leurs séquences finales un univers visuel et architectural très proche de ce que j'ai vécu. J'ai manipulé quelques images issues de ces films pour retranscrire au mieux ce qui m'entourait, ce dans quoi je pouvais plonger à  tout moment. Blocs. Lignes. Courbes aspirantes. Orangés. Blancs. Noirs. Cubes. Bien évidemment, l'expérience n'est pas réductible à  quelconque image créée par un autre cerveau que le mien, et l’aplatissement en deux dimensions ne garantit pas la pleine justesse de l'exemple  :

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Stanley Kubrick, 2001, L'odyssée de l'Espace (couleurs retouchées)

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Stanley Kubrick, 2001, L'odyssée de l'Espace (couleurs retouchées)

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Stanley Kubrick, 2001, L'odyssée de l'Espace (couleurs retouchées)

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Christopher Nolan, Interstellar (couleurs retouchées)

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Christopher Nolan, Interstellar (couleurs retouchées)

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Christopher Nolan, Interstellar (couleurs retouchées)

Cette dernière image est extrêmement proche de ce que j'ai pu voir ou ressentir. Des lignes/blocs qui semblent appartenir à  plusieurs dimensions, à  plusieurs mondes, à  l'imaginaire et au réel. Des liens avec des éléments de mon environnement proche, que je comprenais dans de rares rappels à  la vue normale. Il y a une analogie possible avec l'idée de trou noir, cette attirance vers des matières qui vibrent sans aucun sens. Il y a aussi eu le tunnel blanc, la sensation de partir vers quelque chose, avec une sensation physique proche d'un début d'éjaculation, mais qui dure une éternité. Un moment particulièrement perturbant fut le moment des « plis  »  : les idées se repliaient sur elles-mêmes, les images se pliaient, les sons se pliaient, et même le «massage physique» semblait vouloir plier des parties de ma « peau  » (là  encore, pas de corps mais une idée du corps) contre d'autres parties proches  : j'étais fait de bourrelets qui se couvraient simultanément les uns les autres, de haut en bas. C'était très agréable.

Quand au son, il était soit constitué de sinusoïdaux qui s'accumulaient pour devenir plus colorés, soit d'une sorte de distorsion électroacoustique, semblable à  celle que l'on peut entendre à  la fin de « Elastic  », de Meshuggah (huitième minute), évoluant de la même manière, lentement, vers l'aigu ou le grave. Ma tête était du son.

Aller directement à  8mn:


Il y a eu des arrêts, sortes de phasages ou "bugs", d'ailleurs très proches de ceux que commettent les erreurs informatiques  : images stoppées nettes et fracturées au milieu (comme lorsque l'on met une VHS sur pause), son sinusoïdal qui se « gèle  », ou alors ce son complexe et granulé qui cesse d'évoluer dans les hauteurs comme c'était le cas auparavant. Aucune nouvelle donnée, état de stabilité vécue comme une impossibilité de franchir un seuil. Arrêt total du temps, de l'espace, de la pensée, de la conscience  : état de mort, sentiment de quiétude. « Que je suis bien ici  ». C'était la seule pensée possible, le seul résidu de conscience encore présent, qui fait que je suis capable de vous restituer assez fidèlement les états parcourus. Finalement il y a encore un « je  », qui demeure non dans le jugement, mais dans la décision. Il y a cette once de libre arbitre, la décision d'explorer, de stopper, de changer de « lieu  ». Mais cette décision n'est pas du tout comparable à  celle que l'on peut faire en pleine conscience. La perte d'identité invite en nous un nouveau « je  », qui est capable d'éprouver ce monde. En somme il y a un abandon général, mais pas une contemplation distante et raisonnée. Les phasages (arrêts), je crois que j'ai décidé de les entretenir.

Vers la fin du voyage, alors qu'auparavant je n'étais plus conscient de mon corps donc dans l'impossibilité de penser à  lui et au mouvement, j'ai retrouvé la vision de mon environnement, et par conséquent retrouvé l'idée de la fonction motrice  : j'ai levé mes mains au dessus de mes yeux, paumes tournées vers moi, pour les contempler. Elles n'étaient plus miennes, je les observais comme pour ce que les phénoménologues appellent l'époché, détachées de leur nom et de leur fonction. Je les regardais comme si je ne savais plus ce qu'étaient des mains. J'en admirais la forme comme résultante de la puissance créatrice. J'avais le sentiment de naître à  nouveau et de découvrir le corps qui m'était offert. Mes yeux étaient comme au fond de mon crâne, comme si mon « je  » présent observait mon « je  » passé, lui-même observant ses mains. J'ai eu comme une empathie soudaine pour le miracle de la vie.

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Only god forgives (couleurs retouchées)

J'ai décidé d'en profiter pour éteindre la lumière. Des interstices aux portes laissaient entrer un peu de lumière grise, et une masse noire a commencé à  envahir l'espace. Je suis rapidement devenu aveugle, jusqu'à  l'apparition de phosphènes, d'irisations violacées, qui n'ont pas tardé à  dessiner des spermatozoïdes animés, se heurtant contre des parois invisibles, car faites du même noir que la pièce ou le « fond  » de mes paupières  : je ne pouvais toujours pas dire si j'avais les yeux fermés ou ouverts, mais j'étais dans un état de conscience moins éloigné du réel que précédemment. Je sentais que j'étais vers la fin.

J'ai rallumé la lumière, un peu en état de choc. Il était 22 heures. J'ai attendu, des dizaines de minutes. J'ai écouté ma respiration, regardé mes mains à  nouveau. « C'est bien d'être là », aussi. J'ai attrapé mon téléphone, pour enregistrer dans la foulée le rapport qui me permet d'écrire ceci. Je lui ai dit que je revenais de loin, laissé passer de longues secondes, et commencé à  décrire le voyage. J'ai arrêté l'enregistrement après dix minutes, puis je me suis levé, suis allé dans la salle de bain. Je me suis observé dans le miroir, c'était étrange. J'avais autrui en moi, comme si j'étais le premier humain à  comprendre la conscience en lui. J'avais la nausée, j'avais un peu froid, j'étais cotonneux  : je retrouvais ce qui avait caractérisé ma première expérience et qui finalement demeurerait pour moi qu'un effet indésirable de la molécule. Grâce à  la perte d'identité le vortex se vit sans peur. On oublie que l'on a consommé, on oublie jusqu'à  notre propre vie, mise entre parenthèses, pour ensuite retrouver le plaisir et la chance de la conscience et du libre-arbitre.

Merci de m'avoir lu, je serais très curieux de savoir si d'autres expériences s'en rapprochent ou non!

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