Aux Philippines, la lutte contre la drogue vire au carnage
LE MONDE | 07.10.2016 à 06h42 • Mis à jour le 07.10.2016 à 07h53
Par Harold Thibault (Manille, envoyé spécial)
C’était un vendredi soir, le 23 septembre. Affalé sur la selle du side-car d’une amie marqué « Jesus », Sandrex Ampoan passait le temps. Il allait bientôt rentrer se coucher lorsque deux motos ont freiné devant lui. Sur chacune, deux individus ont tiré six balles de calibre 45 sur le toxicomane : trois dans la tête, deux dans le bras droit, une dans le torse.
A 31 ans, accro au « shabu », la
méthamphétamine des quartiers pauvres d’Asie du Sud-Est, Sandrex essayait de se sevrer. Sans hésiter, il avait voté le 9 mai pour l’homme qui avait promis aux Philippines la sécurité en six mois. Son frère, Kennedy, porte encore le bracelet en caoutchouc « Duterte est notre homme ! » distribué par des militants en campagne.
Comme chaque soir à Manille, depuis que Rodrigo Duterte est devenu officiellement le quinzième président des Philippines – le 30 juin – s’ensuit la même scène tragique : des assassins casqués qui disparaissent dans la nuit de l’immense capitale, des parents qui s’effondrent, des voisins qui ne sont plus si étonnés.
LE GRAND NETTOYAGE
La police scientifique fait quelques relevés et embarque un énième cadavre devant les photographes. La « guerre contre la drogue » promise par le nouvel élu fait en moyenne 47 morts par jour aux Philippines, dont une moitié dans la capitale.
Pour le président philippin, le grand nettoyage ne fait que commencer. Il est convaincu que beaucoup de drogués ne valent plus rien et représentent une menace pour leur quartier, au point qu’« il vaut mieux les tuer ».
Le 30 septembre, il disait qu’il serait « heureux » de s’inspirer de ce qu’Hitler a fait avec les juifs pour « massacrer » trois millions de toxicomanes et ainsi « régler le problème de mon pays et sauver la prochaine génération de la perdition ».
En matière de chiffres, le Dangerous Drugs Board, l’organe du gouvernement philippin chargé de la lutte antidrogue, estime à 1,8 million le nombre d’usagers de stupéfiants sur les 100 millions d’habitants que compte le pays.
Dès son installation au palais de Malacanang, à Manille, le président Duterte avait donné un blanc-seing aux tueurs : « Si vous connaissez des toxicos, allez-y et tuez-les vous-mêmes. » Il n’a de cesse de réitérer son « soutien à 100 % » aux officiers de police, leur assurant qu’il bloquera toute poursuite judiciaire. L’opération est baptisée « Double barillet ».
Lorsque l’Union européenne (UE) s’est inquiétée de cette vague d’exécutions, Rodrigo Duterte a sorti son majeur et répondu « Fuck you ! » « Digong », comme on le surnomme, s’appuie sur une opinion épuisée par la corruption des gouvernants et l’inertie qui l’accompagne. Le peuple est séduit par la promesse de résultats express et désensibilisé par une culture de l’assassinat politique. Après cent jours au pouvoir, le président comptait 64 % d’opinions favorables.
« ABATTU COMME DE LA VOLAILLE »
Le toxicomane abattu le 23 septembre, Sandrex Ampoan, s’était de lui-même présenté à la police de quartier, comme le demandaient les agents. Au niveau national, plus de 715 000 personnes – soit 662 000 simples usagers de drogues et 53 000 petits dealers – se sont ainsi rendues, craignant pour leur vie si elles ne jouaient pas le jeu.
Le jeune homme était décidé à changer. « C’est moi qui lui avais dit de se reprendre en main, qu’il risquait d’être tué sinon, se souvient son frère, Kennedy, 25 ans. C’est pour ça qu’il est allé pointer à la police. Il en est ressorti déterminé et rassuré, se pensant à l’abri puisqu’il avait fait la démarche. »
Sandrex fut placé sur la « liste » du quartier. Car « Digong » fait des listes, qu’il présente comme la « matrice » de sa guerre contre la drogue. Début août, il en a lu une première de 150 noms. Sur ce modèle, la police de quartier s’est à son tour mise à faire des listes de gens à surveiller pour avoir revendu ou simplement consommé. Il n’y a pas d’appel.
Bon nombre des 3 400 morts comptabilisés par la police nationale entre le 30 juin et le 3 octobre étaient sur ces nouveaux registres. Dont Sandrex. « Il n’avait rien d’un gros baron, ce n’était même pas un dealer, juste un pauvre usager. Ils l’ont abattu comme de la volaille », s’insurge sa mère, Erlinda Ampoan.
« Ses assassins sont du quartier car ils étaient au courant de ses habitudes », conclut Kennedy, qui n’a plus qu’une obsession : obtenir les images de la caméra de surveillance numéro 12 du quartier, qui cadre justement la scène de l’assassinat de son aîné.
« Il n’y a plus d’enregistrement. Avec les fortes pluies des derniers jours la caméra a rendu l’âme », répond Fernando Mercado, le chef de l’îlot, malgré l’infrarouge encore allumé. « Bullshit ! », disent Kennedy et ses voisins, qui n’ont aucun recours et qui savent que faire des remous serait risqué par les temps qui courent.
Scène d’exécution ordinaire dans le métro de Manille. Le crime serait lié à la drogue, selon la police philippine.l | Alberto Maretti
ASSASSINS DE L’OMBRE
Qui sont ces tueurs anonymes ? Les traquer n’est pas la priorité des forces de l’ordre, qui disent enquêter sur plusieurs cas mais n’en ont résolu aucun. Sans nul doute, les gangs en profitent pour régler leurs comptes et aux Philippines les services d’un tueur à gages ne coûtent que 100 à 200 dollars (jusqu’à 180 euros).
Mais certains éléments sont plus proches de la justice qu’on ne le soupçonnerait. Un témoin, Marie-Rose Aquino, a expliqué devant le Sénat que ses deux parents avaient été tués en juin parce qu’ils étaient devenus gênants, ayant longtemps réemballé et revendu la drogue que leur fournissait la police locale à l’issue de saisies à Antipolo, une banlieue de l’est de Manille.
C’est devant le même Sénat que la présidente de la commission des droits de l’homme, Leila de Lima, a fait témoigner à la mi-septembre un homme se présentant comme un ancien membre de l’escadron de la mort de Davao, la ville du Sud que Duterte a dirigée durant vingt-deux ans. Edgar Matobato y expliqua que les ordres d’assassinat venaient directement du maire ou de son second.
Le président nie avoir jamais rencontré le tueur à gages, même s’il a déjà répondu « Oui, c’est vrai » à propos de ses liens supposés avec le Davao Death Squad, qui fit plus d’un millier de morts sous ses mandats dans la première ville de l’île de Mindanao.
La grande purge du système ne fait que commencer. Des têtes vont tomber, y compris dans la police. Présidente de l’organisation de défense des droits Karapatan, Marie Hilao-Enriquez a sa petite idée sur l’apparition de ces tueurs à moto. Certains toxicomanes ou revendeurs en savent trop. « Les morts ne balancent pas, c’est pourquoi les exécutions extrajudiciaires se sont multipliées », dit-elle. Cette militante s’inquiète du tour que prennent les Philippines : « Bien sûr, il faut lutter contre la drogue mais en sauvant les gens, pas en les supprimant. »
Si deux victimes sur trois sont tuées par ces assassins de l’ombre, le dernier tiers est directement le fait des policiers. Assurés par le chef de l’exécutif d’une parfaite immunité, ils ont la détente facile. On compte douze agents tués au front de la guerre contre la drogue, soit un ratio d’un policier tué pour 95 « suspects » abattus.
« EN FINIR AVEC CETTE GANGRÈNE »
La justification de la police est souvent la même : lors d’un achat de shabu par un agent en civil, le suspect a semblé sortir une arme, les agents ont pris les devants pour sauver leur peau. Sur le défunt, on retrouve toujours un peu de
méthamphétamines, parfois un revolver.
Le président lui-même s’est vanté en août d’avoir souvent placé de fausses preuves lorsqu’il était vice-procureur à Davao. Les familles doutent de ces justifications. Comme Mary-Jane Gerangco, 36 ans, dont le frère Raffy Sardido a été abattu, le 27 septembre au soir, lors d’une
descente de police dans le bidonville de Binondo. Sous une pluie battante, les forces de l’ordre ont exigé que femmes et enfants s’éloignent de chez eux. L’opération a été baptisée « One Time-Big Time ». Les hommes ont dû s’asseoir à l’extérieur. Trois furent exécutés.
Selon le commissaire Amante Baraquiel n, les agents sont tombés sur un « repaire » de drogués et ont été contraints d’en tuer deux qui leur tiraient dessus et un troisième qui tentait de s’enfuir. Les voisins racontent une scène différente. Les policiers auraient demandé à Raffy Sardido de se lever et l’auraient emmené dans une maison où ils l’auraient abattu.
« J’admets que mon frère se droguait mais est-ce que sa vie était le prix approprié ? », lance, révoltée, Mme Gerangco. Le commissaire Baraquiel Daro nie toute bavure et soutient comme ses hommes la politique de Duterte. « Tous les lundis matin au lever du drapeau, je dis à mes officiers que c’est notre chance d’en finir avec cette gangrène qu’est la drogue, raconte-t-il. C’est un vrai coup de pouce pour le moral, en retour les agents sont de tout cœur derrière la campagne du président. »
Avec ces méthodes, la police se targue de résultats rapides. L’indice national de criminalité aurait baissé de 31 %, selon le chef de la police nationale des Philippines, Ronald de la Rosa. Le nombre de viols aurait baissé de 49 % en juillet 2016 par rapport à 2015. Mais à quel prix ?
Un journaliste de la radio ABS-CBN, qui a mené une enquête sur cinquante individus abattus par la police, a conclu que quarante-trois ne posaient aucune menace directe lorsqu’ils ont été tués, dont seize avaient été entendus se rendre ou suppliant. Sur les sept autres, seuls deux avaient fait usage d’armes à feu, tandis qu’aucun témoin n’a été trouvé dans cinq cas.
REVENU D’ENTRE LES MORTS
Les défunts ne sont plus là pour accuser la police. Sauf dans l’étrange cas de Francisco Santiago Junior. Lui et un compère avaient été laissés pour morts le 13 septembre. Les policiers expliquèrent n’avoir eu d’autre choix que de les abattre car ils leur tiraient dessus au 38 mm dans une opération d’achat de shabu en flagrant délit.
Santiago se fit passer pour mort une heure durant, se vidant de son sang au sol, certain que s’il faisait le moindre mouvement, même blessé et non armé, les agents l’achèveraient. Il devait attendre la presse. Une fois les photographes arrivés derrière le ruban jaune « Police line – do not cross », l’homme considéré comme mort leva le bras, à la stupéfaction générale. Il expliqua n’avoir ni tiré ni vendu quelque drogue que ce soit : des hommes à moto leur avaient tiré dessus sans sommation.
Rodrigo Duterte l’avait promis s’il était élu, « ce sera sanglant ». Il tient parole. Les journaux locaux ont dû créer en urgence des postes de reporters à la rubrique criminalité travaillant la nuit pour suivre le rythme. Ils attendent que le reste de la ville soit endormi pour que les SMS d’informateurs au sein de la police commencent à tomber.
Dans la nuit du 26 au 27 septembre, ils ont ainsi traversé Manille à tombeau ouvert après que deux coups de feu ont été signalés dans le quartier populaire de Paranaque. Juste sous les fenêtres de sa famille, Jeremia Magno, 32 ans, gît dans son sang.
A peine les relevés faits, les photos de la scène de crime prises et le cadavre embarqué, la police scientifique est appelée ailleurs. Direction, cette fois, le nord de Metro Manila, le quartier des docks de Navotas. Il est 3 h 30. Arrivés sur place, les photographes demandent où se trouve la victime. Les policiers allument leurs lampes de poche et leur montrent un sombre réservoir de pompage des eaux dans lequel flotte un corps, les mains liées dans le dos. Ils remontent péniblement le cadavre et réalisent les constats habituels : taille, multiples blessures par balle… C’est la neuvième victime ramassée ce soir-là à Manille. C’en est fini pour la soirée. Le mandat présidentiel, lui, dure six ans.
Par Harold Thibault (Manille, envoyé spécial)
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