Sur le marché de la drogue aussi, le client est roi
LE MONDE | 10.03.2017 à 11h13 • Mis à jour le 10.03.2017 à 12h11
Par Laetitia Clavreul
La sortie du périphérique d’un côté, de l’autre la cité où était stockée la drogue. A Lille, le parking d’un MacDo était l’endroit idéal pour livrer les clients, qui venaient parfois de loin. En deux minutes, c’était réglé. Le point de deal, où l’on venait aussi à pied, a été démantelé en janvier. Début mars, c’est l’activité d’un supermarché de la drogue en ligne (avec livraison à domicile), dont le créateur était originaire de Trappes, qui a été stoppée, a rapporté Le Parisien.
Plus besoin de fréquenter les cités, voire de se déplacer, pour avoir du
cannabis, de la
cocaïne, de la
MDMA (ecstasy), de l’héroïne, etc. « Aller vers » les consommateurs, c’est la nouvelle devise des dealers, selon l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT). Son équipe « Trend », chargée dans sept grandes villes de détecter les phénomènes émergents, avait retenu ce changement parmi les évolutions majeures dans son rapport 2015-2016, publié en décembre. Ses membres font un travail de fourmi, recoupant les constats de policiers, gendarmes, magistrats, professionnels de santé, associations et usagers. Réunis mercredi 8 et jeudi 9 mars pour préparer leur nouvel opus, ils confirment que la tendance est partie pour durer.
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Les premiers signes remontent à quelques années. Mais désormais, les méthodes de vente sont bien installées. « Ce sont celles des grandes surfaces, avec notamment des ventes flash et la possibilité de tout trouver, comme quand on fait les courses le samedi », résume le commissaire divisionnaire Philippe Nouarault, chef de la sûreté départementale du Nord. « Les mêmes techniques d’emprise sur les consommateurs apparaissent clairement », analyse le sociologue François Beck, directeur de l’OFDT.
Dans un contexte de forte disponibilité du
cannabis et de la
cocaïne en France, la concurrence et la violence se sont accrues. Les consommateurs, surtout les plus aisés, sont plus réticents à fréquenter les cités, souhaitant limiter les contacts avec les trafiquants et les risques d’interpellation. Les dealers ont su s’adapter.
DRIVE-IN ET CENTRE-VILLE
A l’image des drive des supermarchés, où les automobilistes passent récupérer leurs courses toutes prêtes, les trafiquants mettent en place des points de vente éphémères et choisis pour leur côté pratique. On trouve des drives de la drogue en région parisienne, à Bordeaux, à Lille… A Rennes, une laverie automatique et un PMU en ont accueilli un. A Toulouse, dernièrement, un arrêt de bus. On note d’ailleurs dans le chef-lieu de Haute-Garonne une hausse de leur nombre autour de plusieurs cités ; ils alimentent aussi les trafics ruraux puisqu’on peut y acheter en gros.
Les trafiquants des cités se rapprochent aussi des centres-villes, et s’approprient des espaces occupés jusque-là par des usagers-revendeurs. Les dealers, en outre, se cachent de moins en moins. A Toulouse, « les sollicitations et les échanges dans la rue sont beaucoup plus importants et visibles qu’avant », constate l’anthropologue Guillaume Sudérie, de l’observatoire régional de santé, coordonnateur de Trend. On en voit aussi aux sorties des grandes bouches de métro. A Rennes, les dealers, de moins en moins passifs, se sont installés place de la République. Une pétition de riverains excédés a été lancée sur Change.org.
LIVRAISON À DOMICILE
A Paris, les points de deal tendent à disparaître. Le client ne se déplace plus pour acheter, c’est le vendeur qui vient à lui, en voiture ou en scooter. Même pour 20 euros. Plutôt à domicile pour le
cannabis et la
cocaïne (ou dans un bar), après commande par téléphone. Ou dans la rue, pour les consommateurs de
crack les plus précaires. Il y a aussi des livraisons de
MDMA.
Le phénomène est en expansion et de plus en plus organisé, constate Grégory Pfau, pharmacien, coordonnateur de Trend à Paris : « Ça a commencé par les promos par SMS. Maintenant, le revendeur augmente sa disponibilité pour le client. » En un appel, il est possible d’obtenir un produit en moins de trente minutes. C’était auparavant possible pour les clients aisés, c’est désormais accessible à tous.
En région parisienne, des «
cocaïne call centers » ont vu le jour : les commandes se font par SMS et sont honorées par des coursiers, dont le client n’a pas les coordonnées. A Toulouse, on livre de plus en plus de
coke à domicile. A Lyon aussi, c’est dans les appartements que la transaction se passe.
RELANCES ET PROMOS
« Nouvelle
came, de la pure, bon prix, ramène moi des clients je te fais un prix »,« Juste pour te dire que je suis dispo a partir de mtn et toujour avec un champagne top quality » : le portable sert aux relances par SMS, comme ceux-ci, relevés par Trend Paris. Aux promotions aussi : « 60 euros le gramme et 70 euros les 2 », promet ce texto reçu par un consommateur, retranscrit par Trend Metz.
A Lille, où l’on trouve des dealers à des sorties de métro bien connues, il arrive même que, en donnant son numéro, l’un d’eux offre un « 0,5 [gramme] de
cocaïne », constate Spiritek, une association de
réduction des risques. Autre méthode observée, la promo express : on rassemble plusieurs dizaines de consommateurs d’héroïne (plus précaires) et on les emmène dans un lieu reculé (friche, squat) pour les servir tous d’un coup, avec « un gramme acheté, un offert », raconte M. Nouarault.
Il y a des cartes de fidélité, des cadeaux (briquets, feuilles). « C’est la course à celui qui satisfera le mieux le client, il y a trois-quatre ans, ça n’existait pas », note M. Sudérie. Le marketing s’est emparé des comprimés d’ecstasy, avec des logos adaptés aux générations (Anonymous, Twitter, Super Mario, Rolex…). On en trouve aussi désormais sur les « savonnettes » de
cannabis.
DOSES PLUS ABORDABLES
Pour élargir leur clientèle, les vendeurs ont réduit les doses. « Les conditionnements en demi-gramme se font plus présents », repère le sociologue Sébastien Lose, de Trend Lille. A Spiritek aussi, on évoque cette adaptation aux capacités des acheteurs, alors que, « avant, ils achetaient un gramme, et c’était tout ». Il est ainsi possible, aujourd’hui, d’avoir de l’héroïne pourhuit euros, ou un « tout petit volume » de
cocaïne. A Paris, l’héroïne peut être accessible par demi-gramme pour 20 euros, pour relancer une activité ou faire jouer la concurrence.
Selon les relevés de terrain de Trend en 2015, un gramme d’héroïne se vendait en moyenne 40 euros, la même quantité de
cocaïne 84 euros, 54 euros pour la
MDMA en poudre, 7 euros pour la résine de
cannabis, 11 euros pour l’herbe, et un comprimé d’ecstasy se vendait 10 euros.
COMME À L’ÉPICERIE
La palette la plus large possible de produits est désormais offerte par les réseaux. Trend Rennes donne un nom à cette stratégie commerciale : le phénomène « d’épicerie ». « On voit même apparaître des produits de la sphère festive comme la
MDMA dans ceux proposés par le trafic de cité », explique Guillaume Pavic, le coordonnateur local.
Autre évolution, explique David Weinberger, de l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice : « Rien que pour le
cannabis, cinq ou six différents types de produits peuvent être vendus. » Deux à trois variétés de résine et une à deux d’herbe, avec des qualités variables, entre 4 euros et 12 euros le gramme.
ACHAT SUR INTERNET, ENVOI PAR LA POSTE
« L’achat par le darkWeb, c’est un sacré délire. La facilité en est tellement déconcertante que les moins prudents pourraient vite s’enflammer », écrit un internaute le 14 janvier sur Psychoactif. Sur ce forum d’usagers, où on partage ses expériences dans un objectif de
réduction des risques (avec interdiction d’évoquer ses « plans »), le darkWeb est « une des discussions les plus lues » depuis deux ans, raconte son président, Pierre Chappard. Un autre internaute, le 17 janvier : « Petit à petit, j’ai augmenté mes achats (shit [résine de
cannabis] et
beuh [herbe] seulement) sur plusieurs
marketplaces différents, car j’en ai vu des
marketplaces. »
Les sites, invisibles parce que non référencés sur les moteurs de recherche, nécessitent des logiciels cryptés. Contrairement au « clearWeb », où s’achètent légalement des nouveaux produits de synthèse, on y trouve un éventail de plus en plus large de produits illicites :
MDMA,
héroïne,
cocaïne,
amphétamine,
cannabis,
LSD,
Subutex. C’est en 2016 que cela a vraiment décollé, observe M. Chappard. Ici aussi, les dealers savent se montrer commerçants, en renvoyant des colis en cas de problème d’expédition.
C’est par voie postale (Chronopost, UPS…) qu’ils arrivent. Un système en plein essor pour les achats licites et illicites sur Internet, mais aussi pour envoyer de la
cocaïne depuis la Guyane, la Martinique et la Guadeloupe afin d’alimenter particuliers ou petits réseaux, notamment en province. Envoi en poste restante, à un faux nom, chez un voisin ou un parent en vacances, les acheteurs tentent ainsi de ne pas être repérés.
Acheter de la drogue n’est pas encore à la portée de tous. Mais cette facilitation de l’accès pourrait avoir des conséquences sanitaires sur ceux qui se droguent déjà . « Les usagers nous disent que recevoir des SMS rend plus compliquée toute démarche de changement », explique Grégory Pfau.
Inquiétude partagée à Lille, où, face à la grande disponibilité de la drogue, des consommateurs voulant réduire leur consommation se décident à quitter la ville. « Cette nouvelle accessibilité participe sans doute à l’extension de certaines expérimentations, comme celle de la
MDMA, à des usagers aux profils plus variés qu’avant », pointe l’OFDT.
Par Laetitia Clavreul