Cannabis : un débat de campagne inédit
Par François Béguin, Jean-Baptiste Jacquin et Julia Pascual
Quatre des cinq principaux candidats à l’Elysée souhaitent une évolution de la loi. Jusqu’à présent, seuls les « petits partis » proposaient la contravention ou la
légalisation. Les acteurs de terrain sont divisés.
A Marseille, le face-à -face quotidien entre policiers et dealers
Le «
cannabis light » est en vente en Suisse
A Lille, le trafic fait fuir les commerçants de la rue Jules-Guesde
C’est la fin d’un tabou français. Pour la première fois dans une campagne présidentielle, quatre des cinq principaux candidats à l’Elysée proposent de faire évoluer la loi du 31 décembre 1970 punissant théoriquement d’un an de prison et de 3 750 euros d’amende la consommation de stupéfiants, quels qu’ils soient. Emmanuel Macron (En marche !) et François Fillon (Les Républicains) veulent sanctionner par des contraventions le simple usage de
cannabis, quand Jean-Luc Mélenchon (La France insoumise) et Benoît Hamon (Parti socialiste) vont beaucoup plus loin et prônent sa
légalisation encadrée.
Jusqu’à présent, seuls les « petits partis », comme le Parti radical de gauche ou les écologistes, s’étaient aventurés sur ce terrain. Les candidats issus des partis dits « de gouvernement » jugeaient eux qu’il n’y avait que des coups – et des accusations de laxisme – à prendre. Mais en cinq ans, les esprits semblent avoir mûri. De nombreux pays, dont les Etats-Unis – au niveau des Etats fédérés, puisque la prohibition reste la règle à l’échelon fédéral – et bientôt le Canada, ont engagé des réformes majeures sur le sujet. Aujourd’hui, en France, à l’exception de Marine Le Pen (Front national), le statu quo ne paraît plus tenable.
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Il faut dire que la loi de 1970 affiche un piètre bilan. Des quartiers entiers sont ravagés par le trafic de
cannabis. Malgré l’extrême sévérité du texte, en un peu plus de quarante ans, le produit s’est banalisé. Sa disponibilité sur le marché s’est accrue, et sa consommation est devenue massive. Près de 700 000 Français fument chaque jour des
joints. En 2014, 11 % de ceux âgés entre 18 et 64 ans déclaraient avoir consommé du
cannabis au moins une fois au cours de l’année écoulée, selon une étude de Santé publique France parue en avril 2015.
Un niveau de consommation parmi les plus élevés d’Europe, qui sonne comme un échec pour les policiers, gendarmes et douaniers chargés de lutter contre le trafic. « C’est un combat perdu d’avance », considère, résigné, un officier de police judiciaire. Alors que 77,6 tonnes de résine et d’herbe ont été interceptées en 2015, selon l’Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants, un douanier estime « n’intercepter qu’une petite partie de ce qui passe. On court après quelque chose qu’on ne rattrapera jamais ».
Certains tribunaux frôlent l’embolie en raison des affaires de «
shit ». Selon les derniers chiffres du ministère de la justice publiés en mars, 227 300 personnes ont été présentées à la justice en 2015 pour des infractions à la législation sur les stupéfiants. Soit 10 % du total des affaires traitées par la justice dans l’année, un niveau record. Un peu moins de la moitié de ces cas (100 900 personnes) ne concerne que l’usage illicite de produits stupéfiants, essentiellement du
cannabis.
Dès lors, comment faire évoluer la loi pour faire baisser l’usage d’un produit dont la consommation précoce est dangereuse ? Deux scénarios sont aujourd’hui en balance. Aucun ne fait consensus sur le terrain.
Les contraventions : dans l’air du temps
C’est le scénario sans doute le plus consensuel aux yeux du grand public, même s’il a été catégoriquement rejeté tout au long du quinquennat Hollande, au nom de la « nécessité de l’interdit ». Partisan d’une « dissuasion proportionnée, immédiate et efficace », Emmanuel Macron propose de sanctionner l’usage et la détention de
cannabis par une amende « d’au moins 100 euros ». Ce qui signifie de fait une
dépénalisation (ou décriminalisation) de la consommation. « L’individu interpellé pourra payer immédiatement, ou sera conduit au poste de police pour établir une contravention », détaille son équipe.
François Fillon restreint davantage la mesure. Dans son programme, il dit vouloir « punir systématiquement par ordonnance pénale (amende) l’usage de stupéfiants » pour une première interpellation pour ce motif. « Quand il y a récidive, c’est un délit, et je suis pour la criminalisation du trafic », avait-il fait valoir lors de la primaire de la droite.
La « contraventionnalisation » est le scénario qui séduit le plus les policiers. « Ça ne sert à rien d’encombrer les services avec un contentieux de masse et des procédures chronophages, estime Patrice Ribeiro, du syndicat Synergie Officiers. Ces infractions terminent en outre dans les poubelles des magistrats. Du coup, neuf fois sur dix, quand un policier croise un consommateur, il lui fait jeter son
joint et l’enjoint de quitter les lieux. »
La contravention pour usage simple est vue comme un outil efficace, car immédiat et dissuasif. « Il faut évoluer, gagner du temps et de la disponibilité opérationnelle, tout en développant davantage les actions de prévention », appuie Philippe Capon, du syndicat de gardiens de la paix UNSA-Police, pour qui « le tout-répressif a montré ses limites et sa relative inefficacité ».
« En redonnant du pouvoir à la police, la contraventionnalisation serait paradoxalement plus répressive que la loi de 1970 », analyse Ivana Obradovic, chercheuse à l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies. « Ce ne sera pas une nouvelle politique des drogues, car cela fait toujours passer le gros de l’action par la procédure policière, ajoute Jean-Pierre Couteron, le président de la Fédération Addiction, une structure qui regroupe des professionnels de la prévention et de la
réduction des risques. C’est une demi-mesure qui ne mettra pas fin à l’hyper-usage de
cannabis en France. »
Les magistrats se montrent eux aussi réservés, voire réticents. « Si l’usage est passible d’une simple contravention, cela priverait l’autorité judiciaire d’un outil dans la lutte contre les trafics », affirme Jacky Coulon, le secrétaire national de l’Union syndicale des magistrats (USM, majoritaire). Selon lui, dès lors que la police ne pourra plus mettre des consommateurs en garde à vue – acte réservé à un délit passible de prison – il craint « une déperdition d’informations utiles pour remonter les filières ».
La
légalisation : option audacieuse
L’autre scénario, plus radical, c’est la
légalisation contrôlée et encadrée du
cannabis, qui deviendrait un bien marchand comme le
tabac. C’est ce qu’a fait l’Uruguay. Pour faire diminuer la consommation de drogue, Benoît Hamon propose de légaliser l’usage du
cannabis pour les majeurs, d’encadrer sa distribution, en passant par des points de vente d’Etat pour « tarir les trafics à la source », et de réaffecter les 568 millions d’euros économisés sur la répression vers la prévention. C’est, peu ou prou, ce que propose aussi Jean-Luc Mélenchon. Un scénario qui rapporterait plus de 2 milliards d’euros à l’Etat, avait estimé le think tank Terra Nova en 2014, mais dans lequel, à prix inchangé, le nombre d’usagers quotidiens augmenterait de plus de 47 %.
Les magistrats sont très divisés. Si l’USM est fermement opposée à la
légalisation, le Syndicat de la magistrature (classé à gauche) y est favorable. Pour Katia Dubreuil, sa secrétaire nationale, c’est d’ailleurs « le seul moyen de tenir une politique publique de prévention efficace ». Quant aux policiers, ils se montrent réticents, craignant que tout ou partie des réseaux se reportent sur d’autres trafics ou développent une offre de contrebande. « Les enjeux financiers sont tels qu’ils maintiendront les trafics en proposant, par exemple, des taux de
THC [le principe actif] plus élevés », redoute Céline Berthon, du Syndicat des commissaires de la police nationale.
« Légaliser permettra de diminuer le risque de nocivité du
cannabis », avance pour sa part Amine Benyamina, le chef du département de psychiatrie-addictologie de l’hôpital Paul-Brousse de Villejuif (Val-de-Marne). Si l’Académie de médecine reste opposée à tout ce qui permettrait d’« inciter à la banalisation de l’usage de cette drogue », de nombreux médecins, comme le pneumologue Bertrand Dautzenberg, assurent aujourd’hui qu’à tout prendre, en termes sanitaires, la
légalisation encadrée a plus de vertus qu’une prohibition inefficace.
Cannabis, légaliser ou non
La sanction par contravention de l’usage de
cannabis a bonne presse dans les programmes de plusieurs candidats. En infligeant des amendes aux consommateurs de stupéfiants, François Fillon y voit le moyen de lutter plus efficacement contre eux. Emmanuel Macron défend la même mesure. De son côté, Jean-Luc Mélenchon veut sanctionner par contravention l’usage de stupéfiants mais légaliser celui du
cannabis. Plus tranché, Benoît Hamon promet de légaliser le cannabis et d’encadrer sa distribution pour « tuer les trafics à la source ». Marine Le Pen, enfin, n’évoque pas le sujet dans son programme.
Par François Béguin, Jean-Baptiste Jacquin et Julia Pascual
PUBLIÉ À 06H41