Pour l'auteur du "Festin nu", la drogue n'était pas la recherche d'un plaisir, mais un mode de vie.La séquence est présentée en avril 1974 dans l’émission de Bernard Pivot, «Ouvrez les guillemets». On y voit William Burroughs, accompagné de son ami le peintre et poète Brion Gysin, revisiter l’une des chambres du Beat Hotel, rue Gît-le-Coeur, où ils vécurent à la fin des années 1950. Répondant aux questions du journaliste Raphaël Sorin, Burroughs marmonne : «Je n’avais rien de spécial à dire en ce temps-là, maintenant non plus. Rien n’est historique.»
Ce jour-là, Burroughs porte comme à son habitude lunettes, costume cravate, chapeau mou. Il a une tête de directeur d’agence bancaire. Sa voix traînante, légèrement nasillarde, semble avoir été bidouillée sur un magnétophone. Burroughs a tout juste 60 ans, il est connu par les lecteurs de la Beat Generation. Malgré ses amitiés partagées avec les écrivains et poètes de ce mouvement (Allen Ginsberg, Jack Kerouac, Gregory Corso), il affirme pourtant n’avoir aucun lien avec cette littérature. William Burroughs vient d’ailleurs.
Né à Saint-Louis (Missouri) dans une famille de la bourgeoisie américaine (son grand-père est l’inventeur en 1886 d’une machine à calculer qui allait donner naissance aux caisses enregistreuses), Bill, comme on l’appelle, est un gamin très curieux de nature. A 14 ans, une de ses expériences de chimie tourne mal: dans la cave de la maison familiale, il a mélangé du phosphate et du chlorate de potassium. La préparation explose, lui abîmant sérieusement la main.
A l’hôpital, le chirurgien, afin d’apaiser la douleur, lui injecte une dose de
morphine. La première. Le jeune Bill est aussi un grand lecteur, et l’un de ses livres de chevet est «You Can’t Win», de Jack Black, Mémoires d’un truand toxicomane qui rappellent qu’au début du XXe siècle, aux Etats-Unis, la
morphine et l’opium coûtent moins cher que le
tabac : «Avec cinquante cents de dope, on peut tenir toute la journée», écrit Black (1).
"La peur physique de mourir"C’est à New York, en 1943, que Burroughs va faire le grand saut. À Manhattan, il fait la connaissance d’Allen Ginsberg, jeune étudiant à Columbia de 17 ans, et de Jack Kerouac, 21 ans. La bande fréquente les bars et les clubs de Greenwich Village. Le cocktail de l’époque est à
base d’alcool, de jazz, de littérature, de sexe.
Burroughs a perdu son pucelage dans un bordel de Saint-Louis. En 1936, lors d’un voyage en Europe, il a épousé une juive allemande réfugiée en Yougoslavie afin qu’elle puisse obtenir la nationalité américaine. Ce sera un mariage blanc. Bill préfère les garçons. Diplômé de Harvard (en littérature anglaise), il découvre la drogue en 1944. Il a raconté dans «Junky» sa première injection:
La
morphine affecte d’abord la face postérieure des jambes, puis la nuque en une onde décontractante qui gagne tout le corps, relâchant les muscles, si bien que vous avez l’impression de flotter sans contours comme dans de l’eau chaude salée.
Le paradis ? Pas vraiment. Il décrit par la suite la terreur qui s’empare de lui, «le choc de la peur physique de mourir», puis les nausées.
Burroughs n’est pas accroché tout de suite. La dépendance ne s’installe qu’au bout de plusieurs shoots. La drogue n’est pas chère, environ 1,50 dollar le grain [un grain égale 6 centigrammes, NDLR]. Et Burroughs n’a pas de souci à se faire. Chaque mois, son père lui verse 150 dollars –une pension qu’il percevra jusqu’à ses 50 ans. Mais sa consommation de
came augmentant, il doit trouver de l’argent: avec un autre toxico, il fait les poches des ivrognes endormis dans la rue ou le métro et, occasionnellement, devient dealer.
La défonce porte bien son nom. Elle détruit tous ceux qu’elle touche. Burroughs se retrouve mêlé à une affaire de meurtre (l’un de ses amis en a tué un autre). Le procureur le convoque au titre de témoin, mais il ne sera pas davantage inquiété. Cet épisode sera à l’origine d’un roman, «Et les hippopotames ont bouilli vifs dans leurs piscines», écrit à quatre mains avec Kerouac en 1945. Le manuscrit est proposé à la maison Simon & Schuster. Kerouac veut y croire, affirmant que ce bouquin est le portrait de «la frange “perdue” de notre génération [...] et, à cet égard, la nôtre est imbattable». Le roman sera pourtant refusé, il ne paraîtra qu’en 2008.
Burroughs va être impliqué dans une autre disparition violente. Celle-là aura des conséquences terribles. A la fin des années 1940, il décide de quitter les Etats-Unis. Ses ennuis avec les flics n’y sont pas étrangers. Burroughs, qui trafique des ordonnances de médecin pour se fournir de la drogue, a été arrêté. Libéré sous caution (payée par son père), il s’engage à suivre une cure de désintoxication. Trois ans plus tard, nouvelle interpellation suivie d’une nouvelle cure.
Alors en 1949, il suit le conseil de Jack Kerouac qui lui recommande Mexico, une ville où l’on peut vivre avec 2 dollars par jour,
alcool inclus. Burroughs fait le voyage avec Joan Vollmer, une femme «très intelligente et intellectuelle» selon Ginsberg, dont il a fait la connaissance à New York et qu’il épouse en 1947. Ensemble, ils auront un enfant, Billy Jr., l’année suivante.
Joan carbure à la benzédrine, à laquelle elle aurait été initiée par Kerouac. Au
Mexique, le couple est bien décidé à laisser tomber la
came. «J’ai réussi à tenir trois mois, racontera Burroughs. Mais, en l’espace de trois jours, j’ai replongé.» La législation mexicaine est plus permissive que celle des Etats-Unis. Grâce à un permis officiel, il peut se procurer 15 grammes de
morphine par mois: pour lui, «c’est un véritable rêve de junky».
"J'ai appris l'équation de la came"Bill est passionné par les armes à feu. Adolescent, il s’amusait à dégommer des poulets lors de virées en voiture. À Mexico, il achète un revolver pour s’entraîner au tir. Un jour, il épate ses amis mexicains en tirant sur une souris qu’un gamin avait apportée: d’une seule balle, il la décapite. La drogue coule à flots, l’alcool aussi.
Le 6 septembre 1951, lors d’une soirée arrosée, Joan propose à Burroughs «de jouer à Guillaume Tell» et se pose un verre sur la tête. Bill est environ à 2 mètres d’elle. Il sort de son holster un pistolet automatique et tire. Le verre demeure intact. La balle va se loger dans le crâne de Joan. Elle décède quelques heures plus tard à l’hôpital. Burroughs est foudroyé. Pour lui, c’est «l’esprit du mal» qui a dicté son geste. Inculpé de meurtre, il est emprisonné deux semaines avant d’être libéré sous contrôle judiciaire. Son avocat, toujours payé par le père de Burroughs, défendra la thèse de l’accident. Il sera condamné par contumace, après avoir quitté le
Mexique, à deux ans de prison.
Joan ne lira donc jamais «Junky», dont Burroughs avait commencé la rédaction à ses côtés. Publié en 1953 sous pseudonyme (William Lee), ce récit autobiographique est une plongée dans le monde de la dope, avec ses truands, ses flics, ses bouges et ses arnaques. Extrait de la préface rédigée par l’auteur :
J’ai appris l’équation de la
came. La
came n’est pas, comme l’alcool ou l’herbe, un moyen de jouir davantage de la vie. La
came n’est pas un plaisir. C’est un mode de vie.
Le bouquin passera totalement inaperçu. La légende Burroughs, c’est pour plus tard.
Ses séjours à Tanger, Paris (entre 1958 et 1959), Londres (entre 1966 et 1973), sont autant d’étapes qui vont jalonner son parcours d’écrivain et de toxicomane. Au Maroc, il rencontre Paul Bowles et Francis Bacon. Sous le soleil de Tanger, la vie est facile, les garçons pas farouches, la drogue se trouve aisément.
Très vite repéré, l’Américain est surnommé «Minnie
morphine» par les flics de la ville. Une réputation qui ne l’empêche pas de tester d’autres produits: il se pique à l’eukodal, mélange de
cocaïne et de
morphine inventé par les Allemands durant la Seconde Guerre mondiale. Il commence alors à écrire «le Festin nu», que Gallimard publiera en France en 1964. Cette fresque hallucinée mêle éléments biographiques et fragments de récits imaginaires.
Burroughs ne pratique pas encore le cut-up (technique de collage littéraire que va lui faire découvrir Brion Gysin), mais cette bombe littéraire (un chef-d’oeuvre pour Norman Mailer) n’en est pas moins une suite d’épisodes apocalyptiques et décousus mêlant humour noir, sexe, drogue. Dans le texte d’introduction à ce brûlot, Burroughs confesse avoir goûté à la drogue sous toutes ses formes:
Héroïne,
morphine, dilaudile, eukodal, pantopon, dilodide,
opium, Dolosal, Palfium. Je l’ai fumée, avalée, reniflée, injectée.
Il ajoute avoir triomphé de «la Maladie» à l’âge de 45 ans. Le répit sera pourtant de brève durée.
Installé à Paris à partir de janvier 1958, Burroughs prend pension dans un hôtel de la rue Gît-le-Coeur –la légende lui donnera le nom de Beat Hotel. Ginsberg, Corso, Gysin l’y retrouvent. C’est là, entre deux prises de
cocaïne (fournie par un riche banquier parisien) et d’Eubispasme (médicament contre la toux, en vente libre, contenant un dérivé d’opium), qu’il va mettre en forme «le Festin nu» et rédiger sa fameuse trilogie, «la Machine molle», «Nova express» et «le Ticket qui explosa».
"À Meudon, chez Céline"Au cours de ce séjour, il rencontre Louis-Ferdinand Céline. Le rendez-vous a été arrangé par Michel Mohrt, éditeur chez Gallimard. Accompagné de Ginsberg, il se rend à Meudon, au domicile de l’auteur du «Voyage au bout de la nuit». Burroughs parle de son addiction à la
morphine. Céline raconte comment, alors qu’il se trouvait à bord d’un navire qui avait été touché par une torpille, il avait injecté de la
morphine à des passagers morts de trouille. Les doses étant trop élevées, ils se mirent à vomir.
La conversation aborde la littérature. Burroughs cite ses auteurs préférés (Michaux, Beckett, Genet) à quoi Céline répond, après chaque nom : «Ça ne vaut rien, ça ne vaut rien» (2). Au moment de la séparation, Ginsberg lance : «Nous vous saluons depuis notre Amérique comme le plus grand écrivain de France!» Lucette, l’épouse de Céline, le corrige: «Le plus grand écrivain de l’univers!»
William Burroughs n’a pas toujours été le grand camé que l’on retrouve dans ses livres. Avec la même précision qu’il déploie pour décrire les effets et les conséquences de son addiction, il militera pour sa prise en charge médicale. Dans «Apomorphine» (3), il défend le traitement que lui prescrivit à Londres le Dr Dent et qui, selon lui, permettait de «régulariser le métabolisme» des patients, les aidant à franchir les étapes du
sevrage.
L’apomorphine n’empêcha pourtant pas Burroughs de renouer avec ses anciennes habitudes. A la fin des années 1960, il devient une figure emblématique de la contre-culture. Paradoxe: Burroughs est loin d’être un hippie. Le
LSD et les drogues hallucinogènes ne l’intéressent pas. Sa dégaine de cadre supérieur à tête de hibou le laisse entendre: il ne rêve pas d’un monde meilleur.
Ses rencontres avec les icônes du monde du rock (les Rolling Stones, Patti Smith) et du pop art (Andy Warhol) ne furent pas d’une grande intensité. L’auteur du «Festin nu» prit même Mick Jagger sèchement à partie lors d’un entretien destiné au magazine «Rolling Stone». Alors que Burroughs parlait de «révolution culturelle», le chanteur fit semblant de ne pas comprendre, suscitant aussitôt cette repartie:
Vous réalisez qu’il y a trente ou quarante ans on ne pouvait pas imprimer dans un livre un mot de quatre lettres [le mot “fuck”, en français : baiser, NDLR]. Et vous demandez de quelle révolution culturelle je parle. Putain, mec, qu’est-ce que vous croyez qu’on a fait pendant toutes ces années?
Keith Richards, grand admirateur de Burroughs, avoua quant à lui avoir suivi le traitement à l’apomorphine conseillé par l’écrivain. «C’était une cure un peu moyenâgeuse, dira-t-il. Tu passais ton temps à vomir.»
Devenu star, Burroughs donne des lectures dans les universités américaines, tourne dans une pub pour Nike et un clip pour U2. Le «Godfather» de la défonce se voit même offrir une livre d’opium thaïlandais par un gros bonnet de la drogue qui veut ainsi témoigner de son «respect» à l’auteur de «Nova Express». Après la génération pop, c’est la génération punk qui va l’aduler.
En 1977, le vieux Bill (il a 63 ans) écrit une lettre de soutien aux Sex Pistols lorsque leur «God Save the Queen» est interdit d’antenne par la BBC. Le nihilisme des sauvageons britanniques séduit un écrivain qui a toujours considéré que le système politique était pourri de l’intérieur. Dans les années 1970, il dit même de Richard Nixon qu’il a une tête de camé en manque. Pour autant, il n’a jamais appelé à la révolte, pas plus qu’il n’a fait montre du moindre prosélytisme pour la consommation d’une drogue quelconque.
Burroughs a toujours été un loup solitaire.
En 1990, Kurt Cobain, le leader de Nirvana, lui propose d’enregistrer un disque avec lui. Burroughs évoquera leur rencontre, en 1993: «Cobain était très timide, très poli [...] Il paraissait fragile et irrémédiablement perdu.» Le disque verra le jour, Cobain massacrant à la guitare un chant de Noël tandis que la voix de Burroughs récite un extrait de son livre, «Exterminateur!». Lors de cette brève aventure musicale, Cobain offre à l’écrivain une biographie du chanteur de blues Leadbelly. Burroughs, qui lui fait cadeau d’une peinture, jurera ne jamais lui avoir montré sa collection d’armes. Une précision utile. Début avril 1994, Kurt Cobain se suicide en se tirant une balle dans la tête.
William Burroughs a vu disparaître sa femme, son fils (Billy meurt en 1981) et tous ses amis. Jack Kerouac, Brion Gysin, Allen Ginsberg ont quitté la terre avant lui. D’autres, moins célèbres, ont succombé à des overdoses ou à des maladies liées à la drogue. Lui décède le 2 août 1997, des suites d’un malaise cardiaque, à l’âge de 83 ans. Il est enterré vêtu d’une chemise blanche, d’une cravate, d’un pantalon droit, d’un gilet marocain brodé. Les chaussures noires, bien cirées, ne sont pas oubliées. William Burroughs ne supportait pas les chaussures sales.
Source:
http://bibliobs.nouvelobs.com/actualite … phine.html