"cause when the blood begins to flow
when it shoots up the droppers neck
when I'm closing in on death"
Lou Reed - "Heroin"
mon premier shoot...
après des années de polytoxicomanie aussi destructrices qu'instructives, après des années à m' être "fixé" comme limite de ne jamais rencontrer mademoiselle seringue par appréhension de trop vite tomber amoureux d'elle, ma première injection...
Comme ça, avec candeur, pour le plaisir, par curiosité, pour connaître, par fascination longuement éprouvée, mais refoulée, pour elle, mademoiselle shooteuse, un garrot, une cuillère, un bouillon, et alors le contact glacial de l'aiguille sur l'épiderme qui m'a transpercé de peur. Quelle violence, me suis-je dit! Cette froideur de la pointe aiguisée qui précède cette intense chaleur brune, ce fluide organique qui envahit tout mon corps d'une suavité exquise, cette légèreté sucrée, l'
héroïne est vivante. Et alors elle me transporte, elle me dit "viens avec moi, je t'emmène, tout ira bien désormais". Elle me caresse longuement les cheveux de sa main rassurante, elle me console, ça y est, je l'aime. Elle est mon amie, ma confidente, ma femme, ma maman. Les trous dans mes veines remplacent les trous béants affectifs, amoureux, émotionnels. Elle est si belle. Elle me donne tout ce que je veux. Elle est fidèle.
Le temps passe, l'eau sous les ponts et l'
héroïne sous ma peau coulent à flots. Elle est fidèle mais exigeante; Elle me désire sans arrêt, j'ai besoin d'elle, toujours plus.
Elle est douce, si douce, mais elle exige de moi tant de violence, tant de sang.
C'est de cette violence dont je parle aujourd'hui.
Tous les toxicos
IV la connaissent, cette course haletante, effrénée, envers sa dose...
Même substitué à la métha, on craque souvent pour ce fixe de brune. Moi en tous cas.
Alors on se lève le matin, passablement malade, et rien n'est encore fait. début d'un long parcours modelé d'incertitude et d'usure nerveuse.
D' abord, il faut de l'argent. En reste-t-il sur le livret A?
Si non, ou pas suffisamment, le fournisseur acceptera-t-il un crédit?
Si non, trouverez-vous un ami prêt à vous prêter la thune pour votre
came?
Votre répertoire épuisé de réponses négatives, réussirez-vous à fourguer votre bout de
shit?
Et si vous avez trouvé un client, viendra-t-il au rendez-vous?
Aura-t-il l'argent? tout l'argent?
Et sinon, possèderez-vous suffisamment d'adrénaline, dans votre état vaguement en manque, pour aller lever quelques beaux bouquins à la Fnac pour les revendre vite fait à une librairie d'occasion? Vous serez-vous fait attraper par le vigile? si vous avez réussi votre coup, la librairie acceptera-telle vos jolis livres? Ne vous ressentirez-vous pas un peu honteux d'avoir fait un truc pareil: "merde, chui vraiment un sale tox pour faire ça, c'est minable". Vous sentez-vous d'attaque à faire la manche, vu votre état et le taux de certitude plutôt faible d'obtenir suffisamment de monnaie? Non, quand même, vous allez pas revendre votre guitare à laquelle vous tenez tant...
Ca y est! Vous avez le fric! Vous avez vendu votre bout de H et un pote vous a prêté le reste!
OK.
y a-t-il un dealer qui bosse à cette heure-ci? A-t-il ce qu'il faut?
Attente, qu'il se réveille, qu'il aille chercher sa dope, attente, les biftons dans la poche...
Les minutes sont des heures...
On y est arrivé. SMS "C bon tu peu vnir". On se dépêche. On en a marre. On écourte au maximum la transac', subtil mélange entre politesse et correction envers son fourgu' qui est souvent aussi un pote, et l'envie pressante de s'envoyer le truc. On repart, boulette en poche, rassuré. Mais pas encore certain. Et si les flics vous chopaient? et puis merde, c'est vrai on a plus de pompe. Pas un Euro en poche. Y a un centre ouvert qui distribue? Non? trop loin? On gratte un Euro aux passants. Après avoir essuyé maints refus, on obtient le morceau de nickel salvateur.
Pharmacie ouverte? Il est treize heures? Oui? OK. "bonjour Monsieur, un stéri box siou plaît". Et hop le pharmacien vous le jette à la tronche, regard de travers en prime. On lui répond par un large sourire bien hypocrite "au revoir, monsieur, bonne journée à vous" l'air de dire "j't'emmerde pauv'pètzouille".
Fini la galère?
Que nenni!!!
On est pressé maintenant, on en peut plus, pas le temps de rentrer chez soi (si on en a un), c'est à l'autre bout de la ville... On cherche un coin discret, une cage d'escalier,un garage, bref.
On y est.
Merde, on a pensé au briquet? Ouf c'est bon... aïe plus beaucoup de gaz...
On balance la boulette dans la cuillère, flotte, ouille, citron? ha, il reste un ptit bout dans le sac.
Soulagement.
Nos mains tremblantes d' UD en manque ne vont-elles pas renverser la précieuse mixture au dernier moment? La pierre du briquet ne va-t-elle pas sauter? la solution va pas figer quand même? Garrot fait, va-t-on réussir à injecter correctement le bordel dans nos veines usées par les multiples pèts, sans compter les noeuds, abcès et autres oedèmes? Alors on fouille, on farfouille, on essaye de rester tranquille, on y est presque, il s'agirait de pas envoyer à côté...
On cherche la tirette, peu recommandée mais plutôt indispensable pour vérifier qu'on est bien dedans... Ca y est presque... Ca y est, la goutte de sang, enfin.
Maintenant, on le sait, on en est certain, ça va venir, le sang coule, "the blood begins to flow".
Le sang...
Pour moi cette vision du sang dans la pompe est presqu'aussi jouissive que l'injection proprement dite. C'est comme, vous savez, le court intermède de silence dans un bon morceau de rock (ou autre), moment fugace que l'on savoure avec délectation, brève demi-seconde pendant laquelle on sait que les instruments vont cracher toute leur sauce, comme le point de non-retour juste avant l'éjaculation, "le calme avant la tempête"...
Serais-je le seul tox à éprouver cette fascination à la vue du sang dans la shooteuse?
Je ne crois pas.
Le sang...
Univers bouillonnant, rouge, couleur de vie, couleur de mort, couleur réunissant l'ensemble des pulsions humaines, intersection réunissant les antagonismes humains, couleur unificatrice, fédératrice et subversive à la fois, couleur du toxicomane qui devient, dixit Charles Duchaussoy in "flash", "un dieu, ou une loque, au choix".
Controverses, polémiques, ambiguïté infinie...
La vue du sang, pour un accro à la seringue, est un spectacle fabuleux, un moment de jouissance juste avant la jouissance.
Du sang qui coule...
Violence?
Catharsis?
Simple détail?
"Stop sending letters
Letters always get burned"
Thom Yorke - "Motion picture soundtrack"
Dernière modification par kanar (05 avril 2009 à 14:24)