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Anne Coppel et Michel Kokoreff : «Prendre les usagers de drogue pour des fous ou des suicidaires est un contresens»
Par Eric Favereau — 13 avril 2018 à 17:06
Dans leur ouvrage, les sociologues retracent l’histoire de l’héroïne et de ses consommateurs en France. De la culture pop des années 60 à aujourd’hui, ils soulignent l’inefficacité de la répression, rappellent l’hécatombe invisible qu’elle a provoquée et pointent la prééminence actuelle des drogues de la performance et des stimulants.
«Prendre les usagers de drogue pour des fous ou des suicidaires est un contresens»
Près de 700 pages pour révéler une histoire cachée, celle de l’héroïne en France, qui a pourtant provoqué une hécatombe d’au moins 50 000 morts. Dans la Catastrophe invisible, histoire sociale de l’héroïne (Editions Amsterdam), un groupe de chercheurs, réuni autour des sociologues Anne Coppel, Michel Kokoreff et Michel Peraldi, fait le récit de quarante ans d’héroïne en France. A travers le parcours de cette drogue, d’abord discrète dans les années 60, puis spectaculaire et portée par la culture pop des années 70 pour s’achever dans la répression et les ravages du sida dans les années 80 et 90, les chercheurs esquissent aussi une histoire du milieu punk, celle de la «dope» à Libé ou de la «came» dans les cités, celle du mythe de la french connection, ou du tournant sécuritaire. Libération a interviewé Anne Coppel et Michel Kokoreff.
Dans cette histoire de l’héroïne, vous distinguez trois époques : la «découverte» avec le temps des pionniers, de 1964 à 1974, puis la «bascule» jusqu’en 1988, et enfin le «reflux» avec la disparition actuelle.
Anne Coppel : Même si les premières découvertes de laboratoires de fabrication d’héroïne ont lieu en France en 1952-1953, ce sont les années 60 qui marquent le vrai début des drogues en France. Elles ont été portées par la culture pop qui va se diffuser dans tous les milieux, par une succession de vagues. L’héroïne, d’abord très minoritaire, se propage surtout à partir du milieu des années 70.
Michel Kokoreff ès les années 60, les jeunes sont touchés par le cannabis, l’héroïne, mais aussi le LSD. Ce basculement touche différents milieux sociaux. On est loin de l’image d’Epinal, celle du vieil artiste qui fume de l’opium en récitant des poèmes de Baudelaire.
A.C ès le départ, des jeunes prolos ont rejoint les étudiants en Mai 68. La consommation de drogues n’est pas que l’histoire de jeunes bourgeois, ni de jeunes à la dérive. Elle concerne des gens de tous milieux. Quant aux loubards, ce sont souvent des rockeurs. Les drogues sont véhiculées par la musique.
M.K. : Une période intéressante s’ouvre à la suite de la crise de 1973 et du mouvement punk. Une génération émerge alors, qui a le sentiment d’être passée à côté de l’histoire avec un grand H, des étudiants des classes moyennes et des fils de prolos qui se mélangent et se perdent. On les retrouve autour de Libération et d’Actuel. Un mode de vie se construit où les drogues ont leur part, mais cette part n’est pas dominante : elle s’articule à l’expérimentation de nouvelles formes de vie dans une société alors très oppressive. Les drogues sont aussi une manière de résister à la normalisation. Prendre les usagers de drogue pour des fous ou des suicidaires est un contresens majeur.
A.C. : Il ne faut jamais oublier que les drogues modifient l’état de conscience. Ces changements individuels peuvent aussi contribuer à des changements collectifs. L’entrée dans le monde industriel s’est faite avec l’alcool et la culture du bistrot. Nous nous sommes engagés dans ce nouveau monde, «le postmoderne» disons, avec les drogues - dont l’héroïne.
La fabrication de l’héroïne n’impose-t-elle pas sa logique ? L’offre, en d’autres termes, a-t-elle été déterminante ?
M.K. : C’est le problème de l’œuf et de la poule ! En fait, les chronologies sont différentes. L’héroïne est certes assez tôt une préoccupation internationale : la drogue est fabriquée dans les labos clandestins marseillais pour être exportée en quasi-totalité aux Etats-Unis. Dans les années 60, on note juste une évaporation de cette production qui va constituer alors des micromarchés, notamment à Marseille dans le quartier du Panier, ou rue de Buci à Paris. Mais il n’y a pas une filière unique en France : la french connection est un mythe, une construction policière et politique !
A.C. :Au début des années 70, on va chercher l’héroïne à Amsterdam ou en Inde, et puis on la revend entre soi. C’est artisanal. A cette époque, en Ile-de-France, notre enquête montre que la demande est première.
M.K. :Progressivement, au début des années 80, a lieu un changement d’époque avec la fermeture des usines, le chômage qui monte, l’arrivée de la gauche au pouvoir mais aussi le FN. On entre dans une ère libérale, les perspectives d’avenir se bouchent. L’héroïne devient une drogue de l’ennui. Et c’est là que surgit, en écho, une stratégie policière et politique qui vise à nettoyer Paris, sous Jacques Chirac, en repoussant le trafic à l’extérieur de la capitale. Il s’agit de déplacer vers les périphéries les lieux de revente, et de fermer au passage les squats parisiens. Les banlieues deviennent ainsi le laboratoire de politiques sécuritaires. La diffusion de l’héroïne donne une raison supplémentaire à la police de se concentrer sur ces territoires où sont rassemblées familles ouvrières et immigrées.
A.C. : Un tournant a lieu en 1986, quand Jacques Chirac conduit sa campagne aux législatives sur l’insécurité. C’est aussi l’année où Reagan se lance dans la guerre à la drogue. La politique sécuritaire se construit ces années-là. Cela correspond d’ailleurs à un pic de consommation car, très vite, dès le milieu des années 80, le sida arrive et la phase de diffusion et d’enthousiasme autour de l’héroïne va passer. Du côté de la consommation de drogues, cette politique sécuritaire a eu un coût élevé, elle s’est révélée meurtrière et évitable, comme l’ont constaté l’OMS et l’ONU en avril 2016. Après le pic des overdoses de drogues en 1994, on observe une chute spectaculaire de la mortalité en trois ans, avec la mise en place des traitements de substitution. En même temps, dans les cités, la révolte des habitants a été décisive dans le reflux de l’héroïne. La chasse à l’héroïne a d’ailleurs été soutenue par les politiques, à droite comme à gauche, pour y voir une action civique. Parallèlement, les nouvelles générations ont renoncé à l’héroïne, que ce soit dans les milieux populaires ou dans les classes moyennes avec le mouvement techno des années 90.
M.K. : Ce tournant vient aussi de l’usure d’une génération vieillissante, celle que l’on retrouve dans les bus d’échange de seringues. Les effets de la répression qui cassent les réseaux, et le modèle économique change. Un produit, le cannabis, plus acceptable sur le plan culturel et religieux, en remplace un autre. De même pour la coke qui a, peu à peu, supplanté l’héro.
Toute cette histoire serait restée, selon vous, «invisible». Pourquoi ?
M.K. : La diffusion de l’héroïne a été une «catastrophe invisible» en raison de la politique répressive menée depuis les années 60. Elle s’est arc-boutée sur un double idéal : l’éradication des trafics et l’abstinence des usagers. Cette politique a engendré des conséquences terribles, un cycle répression-clandestinité-incarcération-prises de risques conduisant à des milliers de morts, en lien avec le sida, les violences dans les familles et dans les quartiers. Elle a cherché à contrecarrer un processus de transformation sociale et culturelle de la société française passant notamment par la consommation de drogues. Ces effets pervers ont été longtemps déniés, «invisibilisés», leur prise de conscience a eu lieu tardivement. Or, la catastrophe n’était pas fatale, les exemples de l’Angleterre ou de la Suisse le montrent.
A.C. : Lorsque Simone Veil, alors ministre de la Santé, décide de mettre en place le dispositif de réduction de risques pour diminuer les effets du sida ou du VHC chez les usagers de drogues, elle ne peut le faire qu’à la condition de ne rien changer dans la politique globale contre la drogue. Au ministère, le diagnostic a été posé : une réponse uniquement répressive au problème est une catastrophe. Mais il n’émerge pas dans la sphère publique, l’Etat ne voulant pas reconnaître qu’il s’est trompé. Bref, politiquement, le choix est délibérément fait de ne pas en parler. D’autres logiques ont renforcé cette clandestinité : le stigmate et la répression ont réduit au silence les usagers et leur entourage
Et aujourd’hui, quelle est la situation ?
A.C. : Le junkie à l’héroïne a disparu de l’espace public et il n’y aura pas de retour en arrière tant qu’il y aura des traitements de substitution. Sa consommation a énormément diminué, la cocaïne a, de fait, pris toute la place. Elle est consommée dans tous les milieux tandis que l’image de la maladie colle désormais à l’héroïne.
M.K. : Il est intéressant de noter le passage de la consommation des produits opiacés aux stimulants. Nous sommes entrés dans une société de performance. Nous ne sommes plus dans une société qui se projette dans un avenir meilleur - et pour cause - mais s’enferme dans le présent. Il ne s’agit plus d’être ou de rêver mais de faire, et de faire de plus en plus, quitte à recourir à des béquilles artificielles.
Et, changement de tonalité, on parle désormais d’addiction…
A.C. : C’est le discours dominant qui s’est associé à une conception de santé publique très médicalisée, au détriment de la responsabilité individuelle et collective revendiquée avec la lutte contre le sida.
M.K. : On a assisté à la fin d’un cycle. L’héroïne s’est banalisée, la dangerosité ne se concentre plus sur un produit mais sur des modes d’usages et des publics de plus en plus élargis, l’échec de la guerre à la drogue est manifeste. Par ailleurs, effectivement, tout le monde semble addict, à son téléphone, à son chat, à tout. Au plan institutionnel et médical, l’addictocratie est dominante. Il est inquiétant d’entendre un discours aussi positiviste sans tenir compte de la dimension sociale et culturelle des pratiques et contextes d’usages.
Eric Favereau
Source : liberation
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