ACTUALITÉS SUR LES ADDICTIONS
Analyses chimiques d´échantillons de
cocaïne et d´héroïne consommées à Genève entre 1999 et 2003
Sans être forcément représentative de tout ce qui se consomme dans la rue, cette analyse d'échantillons d'
héroïne et de
cocaïne récoltés essentiellement au Quai 9, lieu d'accueil et d'injection à Genève, présente des résultats utiles en termes de
réduction des risques pour les usagers.En Suisse, les mesures de
réduction des risques font partie intégrante de la politique de la drogue depuis une dizaine d'années1. Dès 1991, Genève a développé cette approche avec la mise en place de bus d'échange de seringues, de traitements de
substitution à bas seuil d'exigence, de prescription d'
héroïne sous contrôle médical2 et plus récemment par l'ouverture d'un espace d'accueil et d'injection, le «Quai 9». Les drogues illégales consommées dans cette structure sont principalement représentées par la
cocaïne et l'
héroïne, et les usagers comme les professionnels ont peu d'informations sur la composition chimique de ces drogues. Dans un but d'information et de prévention des dommages pour les usagers, nous avons entrepris cette expérience d'analyse des drogues consommées dans ce local afin de répondre aux questions suivantes:Quel est le degré de pureté (taux moyen et extrêmes) des échantillons de
cocaïne et d'
héroïne analysés?Quels sont les principaux produits de coupage contenus dans ces échantillons?Quelles actions de prévention peuton développer à partir des ces analyses?La
cocaïne et l'
héroïne à Genève La
cocaïne est très disponible dans les rues de Genève depuis environ 7 ans.Elle est généralement vendue sous forme de «boulettes» d'environ 0.3 gr. pour 40 frs. Le prix de la
cocaïne est donc d'environ 130 frs le gramme.Cette drogue est commercialisée par des organisations dont les revendeurs ne consomment généralement pas. Il est à relever qu'à Genève, la
cocaïne est fréquemment consommée par injection, ce qui a entraîné au cours des dernières années une augmentation importante d'hospitalisations d'usagers de drogues pour infections liées à la pratique des injections3.L'
héroïne vendue dans les rues de Genève est presque toujours de l'
héroïne brune, de type «brown sugar», encore appelée
héroïne n0 3. Son prix est d'environ 250 frs les 5 gr., soit 50frs le gramme. Cette drogue est également commercialisée par des réseaux organisés, les revendeurs ne consomment généralement pas.On trouve également de l'
héroïne blanche, ou
héroïne n0 4. Cette drogue, de meilleure qualité, est surtout vendue dans des réseaux «privés», mais n'est généralement pas disponible dans la rue. Son prix est d'environ 250 frs le gramme.Le lieu d'accueil et d'injection de Genève, le «Quai 9»Mise en place depuis 2001 par le Groupe Sida Genève, cette structure s'inscrit dans l'approche dite de «réduction des risques» 4. Elle est la suite logique des programmes d'échanges de seringues et des structures d'accueil à bas seuil d'exigence. Ouvert 7 jours sur 7, dans un quartier proche du marché de la drogue, ses objectifs sont avant tout de limiter les risques liés à la consommation de drogues par voie intraveineuse et maintenir le contact avec les usagers de drogues. Du matériel d'injection stérile est mis à disposition des usagers qui ont la possibilité d'utiliser la salle d'injection et de consommer leur produit sous la supervision d'un membre de l'équipe d'accueil. Chaque jour, une centaine d'injections sont ainsi pratiquées au Quai 9, avec des pics de 140 injections par jour. En 2002, les principaux produits consommés dans ce local étaient respectivement la
cocaïne (50% des injections), l'
héroïne (25% des injections), les mélanges
héroïne/cocaïne ou
cocaïne/médicaments (20% des injections) et plus rarement des médicaments, notamment la
méthadone ou les
benzodiazépines (5% des injections).L'analyse des drogues, ou «testing»L'analyse chimique des drogues s'est surtout développée dans le milieu festif (rave parties, rassemblements «techno»). Cette pratique, parfois controversée, concerne surtout l'
ecstasy, et a été développée en France par les équipes de Médecins du monde5, 6. L'objectif de cette pratique est de pouvoir informer les usagers sur les risques liés à la consommation des produits illicites, en attirant leur attention sur la toxicité des drogues analysées ou sur la présence de produits de coupage potentiellement nocifs.En Suisse, le canton de Berne a innové en créant un laboratoire mobile géré par le service du chimiste cantonal, présent notamment dans les rave parties.A Genève, le laboratoire central de chimie clinique des Hôpitaux Universitaires de Genève effectue des analyses de drogues depuis plusieurs années. Ces analyses étaient surtout réalisées à la demande de soignants de la Division abus de substances du Département de Psychiatrie. Avec l'ouverture du Quai 9, cette démarche s'est systématisée dans un but d'information aux usagers de drogues et aux professionnels.MéthodeDans un premier temps, les usagers rencontrés au Quai 9 ont été informés qu'il était possible de faire analyser des échantillons de drogues par le laboratoire de l'hôpital cantonal. Ces échantillons étaient fournis de manière volontaire par les usagers lorsqu'ils estimaient que les produits provoquaient un effet inattendu ''(effet puissant, peu d'effet, malaise après consommation, consistance douteuse ou inhabituelle, etc.).''Aucune rétribution financière n'était prévue en con-trepartie des drogues confiées. L'analyse des drogues était effectuée de manière anonyme, l'accès aux résultats des analyses était assuré au Quai 9 par voie d'affichage et les résultats discutés avec les usagers de drogues, notamment pour les alerter en cas de circulation de produits dangereux.Techniques d'analyse :Deux techniques analytiques ont été systématiquement utilisées pour l'analyse des échantillons :le système REMEDIHS basé sur une techniquede chromatographie liquide (HPLC) couplée à une détection dans l'ultraviolet.la chromatographie gazeuse couplée à un spectromètre de masse GC/MS.Le chromatographe liquide REMEDI HS est un système multicolonnes utilisé pour purifier, extraire, séparer puis analyser les différentes molécules par une détection dans l'ultraviolet multilongueur d'ondes associée à un algorithme d'identification informatisé.Une librairie de spectres de 920 composés permet l'identification des molécules. Il donne aussi et directement une indication sur la quantité de substance présente dans l'échantillon.La technique de chromatographie gazeuse couplée à la spectrométrie de masse (GC/MS) réunit la puissance de la chromatographie gazeuse sur colonne capillaire et la détection de la substance grâce à son spectre de masse qui est une caractéristique unique d'un composé: son empreinte.Des librairies contenant plusieurs milliers de spectres de molécules sont associées à ce système et permettent d'identifier chaque composé.La combinaison de ces deux techniques nous a permis une identification sans ambiguïté des composés ainsi qu'une estimation de leurs quantités présentes dans les échantillons confiés.RésultatsEntre 1999 et 2003, 100 échantillons (cocaïne = 48,
héroïne = 52) ont été confiés au laboratoire de l'hôpital. Par ailleurs, des emballages de boulettes de
cocaïne, des cotons filtres ou des cuillères ont également été analysés, mais ce matériel ne contenait pas assez de produit pour réaliser des analyses quantitatives. Les résultats de ces analyses n'ont donc pas été pris en compte dans ce travail.La
cocaïne :Le pourcentage de
cocaïne retrouvé dans les échantillons analysés oscillait entre 0.1% et 100%. Le taux moyen était de 49%, la médiane à 47% et un quart des échantillons11 contenaient plus de 80% de
cocaïne. Les échantillons analysés entre 1999 et 2001 contenaient en moyenne 35% de
cocaïne, 42% en 2002 et 67% en 2003. Mis à part les métabolites de la
cocaïne (benzoylecgonine, N-desmethyl...), la présence d'anesthésiques locaux (lidocaïne, procaïne) a été mise en évidence dans 40% des cas, la phénacétine (antalgique) dans 35% des cas et la
caféine dans 8% des échantillons.D'autres échantillons de
cocaïne contenaient par ailleurs de la tolpérisone (Mydocalm®), du
paracétamol ainsi que de la saccharine.L'
héroïne :Le pourcentage d'
héroïne contenu dans les échantillons analysés oscillait entre 0.4% et 94%. Concernant l'
héroïne brune (n=46), de qualité médiocre, le taux moyen était de 20.5%, la médiane à 22%, et les extrêmes entre 0.4 et 50%. Deux échantillons ne contenaient pas d'
héroïne, mais de la
morphine. Le taux moyen d'
héroïne retrouvé dans les échantillons est resté relativement stable durant la période de l'étude. Mis à part les alcaloïdes de l'
opium (papavérine, noscapine...), la présence de
caféine a été mise en évidence dans tous les échantillons. La moitié des échantillons contenaient en fait davantage de
caféine que d'
héroïne. Du
paracétamol était retrouvé dans 83% des échantillons. D'autre part, des produits plus surprenants ont été retrouvés: certains échantillons contenaient de la griséofulvive (Fucidine ®), du
zolpidem (Stilnox®), de l'
oxazépam (Seresta®) et dans un cas de l'atracurium (curare)!Concernant l'
héroïne blanche (n=6), de bonne qualité, le taux moyen était de 85,5%, la médiane à 87% et les extrêmes entre 70 et 94%.Enfin, certains produits contenus dans la
cocaïne et l'
héroïne n'ont pas pu être identifiés par le laboratoire; il s'agit peut-être de diluants qui ne sont ni des médicaments, ni des drogues.DiscussionLes résultats observés dans ce travail sont assez semblables à ceux de l'étude réalisée à Berne en 19967. Les différences de concentration en produits actifs retrouvés dans les échantillons entraînent un risque d'overdose important, ceci étant surtout vrai pour les
opiacés. L'
héroïne vendue dans les rues de Genève semble néanmoins assez concentrée par rapport à d'autres observations effectuées en Europe 8,9. La présence de
paracétamol et de
caféine est presque toujours constatée dans l'
héroïne brune, la présence de certains médicaments reste pour le moment inexpliquée. Néanmoins, et contrairement (?) aux représentations des usagers et de certains professionnels, nous n'avons jamais retrouvé de strychnine dans les produits analysés.Concernant la
cocaïne, les différences de concentration sont également extrêmement importantes. Cependant, la «qualité» a augmenté au cours des dernières années.Ce point semble être confirmé par les usagers, mais ne correspond pas à d'autres données européennes10,11. Les produits de coupage retrouvés dans la
cocaïne sont surtout représentés par des anesthésiques locaux, mais nous n'avons pas mis en évidence la présence d'
amphétamines dans les échantillons analysés.Lorsque l'on discute avec les usagers de drogues, ceux-ci sont généralement assez surpris de ces résultats, car ils sous-estiment souvent la «qualité» des drogues qu'ils consomment. D'autre part, il semble qu'il existe des représentations erronées (?) aussi bien chez les consommateurs que chez certains professionnels (héroïne coupée à la strychnine,
cocaïne coupée aux
amphétamines).Il convient cependant d'être prudent sur l'interprétation de ces résultats; les produits sont fournis de manière volontaire par les usagers et relativement peu d'échantillons ont été analysés. Les résultats présentés dans ce travail ne sont donc pas forcément représentatifs des produits couramment consommés.En règle générale, les usagers sont extrêmement intéressés par cette démarche, et il semble que le côté «scientifique» des analyses renforce les messages de prévention. Il est à relever qu'il peut y avoir un effet de «publicité» non souhaité lorsqu'on affiche les résultats d'analyse d'un produit particulièrement pur. A ce sujet, est-il éthiquement acceptable de proposer aux usagers de drogues les résultats d'analyses d'échantillons de
cocaïne et d'
héroïne, pourtant illégales? Pourrait-on mettre en évidence une forme d'incitation à la consommation?A notre sens, le manque d'information sur les drogues renforce fortement les dangers liés à leur consommation.Passer d'un achat à l'autre d'une
héroïne à 2% de pureté à une
héroïne à 80%, présente par exemple un danger bien réel d'overdose.Les analyses ne sont pas faites en temps réel, il y a un délai de plusieurs jours jusqu'à l'accès aux résultats. Le temps nécessaire à la réception des résultats d'analyse des échantillons n'offre donc que peu de possibilités de prévention en direct. Par contre, proposer aux usagers de drogues d'avoir une vision globale plus précise des substances accessibles sur le marché noir peut à l'évidence leur permettre d'adapter leurs comportements de prévention. Contrairement aux idées reçues, la plupart des usagers de drogues sont attentifs à leur santé et réceptifs aux informations qui peuvent leur être utiles pour la conserver.Dans cet esprit, au même titre que la mise à disposition de seringues stériles pour la prévention des maladies transmissibles, il ne s'agit nullement d'une incitation à consommer, mais bien d'informations permettant de consommer à moindre risque, comme le veut justement la politique de
réduction des risques. Celle-ci ne vise pas à maintenir les gens dans la consommation; au contraire, l'un de ses objectifs est de donner des informations supplémentaires sur les conséquences négatives de la consommation sur la santé et de favoriser le relais vers les lieux de soin et de traitement de la toxicodépendance.En allant plus loin, sachant que la dangerosité des produits provient en partie de la variation de leur degré de pureté et des produits de coupage, on a tout intérêt à exiger des dealers des produits de bonne qualité, comme cela se fait à Rotterdam.Pour faire un pas supplémentaire dans la prévention, il faudrait réfléchir à la mise sur pied d'un laboratoire mobile permettant de tester en direct les drogues, non seulement sur le plan qualitatif (cf. Médecins du monde), mais également sur le plan quantitatif (cf. Chimiste cantonal bernois). Cette proposition, qui pourrait être mise en pratique autant dans un espace d'accueil que dans certaines soirées, a bien évidemment un coût, mais qui pourrait peut-être permettre un système d'alerte plus efficace et une diminution de certaines conséquences dommageables en terme de santé publique.En conclusion, le testing nous semble un bon moyen pour connaître la composition des substances vendues dans la rue et faire passer des messages de prévention aux usagers de drogues. Les risques liés au produit doivent être discutés, comme le risque d'overdose lorsqu'on change de produit ou de dealer. Par ailleurs, les risques liés au mode de consommation des drogues doivent également être évoqués. L'injection restant la manière la plus risquée de consommer les drogues de la rue, d'autres modes de consommations (fumée, «sniff») devraient être proposés.Il nous semblerait enfin utile de poursuivre cette expérience afin de mieux documenter l'évolution du marché local des drogues et l'apparition éventuelle de nouveaux produits
source:
http://www.toxicoquebec.com/actus/index … 99-et-2003