SOCIAL - REPORTAGE
Place Stalingrad, le
crack à ciel ouvert
22 SEPTEMBRE 2018 | PAR JUSTINE BRABANT
Alors que la consommation de
crack ne cesse d’augmenter en France, la place de la Bataille-de-Stalingrad, lieu historique à Paris de consommation et de revente, concentre les problématiques associées à cette drogue hautement addictive : difficile cohabitation avec les riverains, violences liées à la grande précarité des usagers, politiques de « nettoyage » de l’espace public aux effets parfois paradoxaux. De l’avis du maire du XIXe arrondissement, l’été y a été « particulièrement compliqué ».
Alors que la camionnette s'apprête à repartir, un trentenaire blond surgit à grandes enjambées. Sous la lumière orangée du réverbère, il s'adresse aux quatre associatifs en train de plier bagage : « S'il vous plaît, je peux en avoir deux ? C'est pour moi et ma femme. » « Une seule. Mais deux embouts si tu veux », lui répond du tac au tac la responsable de la maraude, Adeline Combes. Le jeune homme sait que ce sont les règles : lors de leurs tournées nocturnes, les associations ne distribuent qu'une pipe à
crack par personne. Mais il tente de négocier : « C'est pour la femme, elle est là-bas, un peu plus loin… » L'éducatrice en a vu d'autres : « Écoute, je serais ravie de lui en donner une si elle vient, mais là tu es tout seul, donc c'est une. »
Le grand blond s'engouffre dans la camionnette, où un comptoir et une banquette accueillent les usagers, et en ressort avec son butin : une pipe à
crack, tube en plexiglas bouché en l'une de ses extrémités par un filtre en métal dans lequel il insérera son «
caillou » (morceau de
crack) avant de le faire fondre et d'en inhaler la fumée. Vendu sous la forme de « galettes » ressemblant à de gros morceaux de parmesan, le
crack est de la
cocaïne sous forme fumable, aux effets plus rapides et plus puissants que la
cocaïne en poudre (la voie pulmonaire assure un passage dans le sang plus rapide). Quant aux embouts de plastique récupérés par le jeune homme, fixés à l'autre extrémité de la pipe, ils lui permettront d'éviter les brûlures aux lèvres et – s'il prend soin d'en changer – la propagation de maladies.
« Ta mer le
crack », place de Stalingrad, dans le XIXe arrondissement de Paris, le 19 septembre 2018. © Mediapart / Justine Brabant
Tandis que sa silhouette s'éloigne dans la nuit, Adeline Combes fait le décompte des visiteurs de la soirée. Il est 23 heures, et une odeur de fin d'été flotte sur la place et ses alentours. De petits groupes de fêtards prolongent leur mercredi soir par des bières en terrasse ou au bord du canal tout proche. Ils croisent, parfois sans les voir, les revendeurs et consommateurs de
crack qui font la manche pour s'acheter leur dose ou se reposent après une prise.
Au total, ce soir, Adeline et son équipe ont reçu 119 personnes, dont une cinquantaine à Stalingrad. Avant de venir se garer à deux pas de la place, la camionnette de leur association, Gaïa, s'était rendue à « La Colline », un terrain coincé entre deux bretelles de périphérique, porte de la Chapelle, devenu repaire de « crackers ». À chacune de leurs haltes, l'éducatrice et ses collègues distribuent du matériel de consommation propre – les usagers de
crack sont particulièrement vulnérables aux hépatites et au VIH – et, à la demande, des conseils médico-sociaux, ainsi que de l'eau ou des préservatifs.
« Le “retour” du
crack à Stalingrad ? Pour moi, c'est surtout un truc des médias », sourit-elle lorsqu'on l'interroge sur les inquiétudes exprimées récemment par des riverains et élus du quartier. La travailleuse associative relève que le «
caillou » n'a jamais véritablement quitté les lieux, et que le nombre de consommateurs présents sur et autour de la place est tendanciellement à la baisse depuis vingt ans. « À la fin des années 1990, plusieurs centaines de personnes étaient là, à consommer, rappelle-t-elle en embrassant du regard la large dalle de granit dominée par la Rotonde et débouchant sur le bassin de la Villette. Aujourd'hui, on en dénombre plutôt une quarantaine ou une cinquantaine. »
« Stalingrad fait partie des lieux historiques de la scène de
crack à Paris et en France », confirme la sociologue Marie Jauffret-Roustide, chargée de recherche à l'Inserm. Les galettes (unité de revente standard du
crack) y ont fait leur apparition au début des années 1990 – soit quelques années après l'apparition du
crack en France, en 1986-87, aux Halles puis dans le monde de la prostitution à Pigalle.
La consommation se diffuse ensuite dans les XVIIIe et XIXe arrondissement de Paris, où des squats de « crackers » voient le jour. « Les interventions des forces de l’ordre pour détruire ces squats ont pour effet de disséminer ces consommateurs dans l’espace public. C’est comme cela que la scène de Stalingrad se construit : par l’effet des évacuations successives des squats où se retrouvaient les consommateurs », rappelle Marie Jauffret-Roustide.
Pipe à
crack distribuée par l'association Gaïa, 19 septembre 2018. © Mediapart / Justine Brabant
Si le
crack n'a quasiment jamais cessé d'être vendu et consommé sur la place Stalingrad depuis lors, c'est que sa topographie est particulièrement propice à la vente et à la consommation du «
caillou ». Ses murets, ses étroits passages sous les talus, ses bancs en hauteur, à l'abri des arbres, fournissent autant d'occasions d'échapper aux regards pour une transaction ou une prise ; quant à l'architecture en gradins, elle permet de garder un œil sur la « scène » et les éventuelles
descentes de police.
Les modous – vendeurs, dans le jargon – ont ainsi pris l'habitude d'attendre les clients en haut des marches des gradins qui entourent la place : « En haut, comme il y a les arbres et qu'il fait noir, personne ne voit ce qui se passe (...) Les modous gardent les galettes dans la bouche, précise un consommateur régulier de Stalingrad dans un long récit diffusé sous forme de podcast, Crackopolis (Arte Radio). En bas des marches il y a les rabatteurs, les mecs qui regardent qui vient, qui passe, si les flics arrivent. Dès qu'ils te voient arriver, ils font obstacle. Ils te regardent, te palpent du regard et te disent “va là”, “va là”, comme ça ils récupèrent une commission (...) Ce qu'il faut faire, c'est monter à toute vitesse, pour voir le mec que tu connais, comme ça il n'y a pas d'histoire. Parce que sinon tu vas te faire gratter, braquer, racketter, tu ne pourras pas fumer tranquille. »
Le flux régulier de passants offre de surcroît à la petite société du
crack un relatif anonymat – et pour les consommateurs, autant d'occasions de faire la manche. Car malgré son coût en apparence plus bas que la
cocaïne en poudre, le
crack finit souvent par ruiner ses consommateurs. Ses effets sont tellement puissants et rapides que certains usagers enchaînent une douzaine de prises par jour ; et la «
descente » qui suit cette prise, tellement douloureuse que de nombreux usagers prennent d'autres produits pour compenser : anxiolytiques,
alcool,
opioïdes (morphine,
héroïne, BHD,
méthadone),
cannabis ou
neuroleptiques, détaille un rapport de l'Observatoire français des drogues et toxicomanies (OFDT) paru en mars 2018.
Accessoirement, le lieu est plutôt agréable : « C'est beau. Les arbres, la plage, on est bien », raconte Diallo, fumeur de
crack « depuis vingt ans », en se roulant une
cigarette. Le visage abîmé par la rue, mais la silhouette moins amaigrie que la plupart des consommateurs – le
crack coupe la faim –, ce Ghanéen d'origine navigue entre Stalingrad et « La Colline ». « Ici, la qualité est bonne, et on peut acheter emballé ou déballé », complète-t-il. Diallo claque une bise chaleureuse avant de repartir dans l'obscurité. À quelques pas, au milieu de la dalle, une fille, crackeuse également, aborde les derniers passants pour obtenir les quelques pièces nécessaires à sa dose.
« Le
crack vendu à Stalingrad est réputé être de meilleure qualité qu'ailleurs », abonde Florent Schmitt, doctorant en sociologie à l'université de Paris XI qui a mené plusieurs ethnographies auprès d'usagers de
crack. Le fait que le produit y soit vendu déballé évite en partie les arnaques : dans les couloirs du métro, où il est quasiment toujours vendu emballé, les clients découvrent parfois, en retirant le plastique de protection, des morceaux de savon ou de cire.
Des consommateurs plus visibles
Si le lieu exerce, pour toutes ces raisons, une attractivité persistante, le nombre de consommateurs qui se retrouve à Stalingrad ne connaît pas d'explosion pour autant, estiment chercheurs et travailleurs sociaux – alors même que l'accessibilité du
crack « a fortement augmenté dans l’espace urbain francilien » entre 2012 et 2017, selon le rapport de l'OFDT. « Parler de “retour” du
crack à Stalingrad me paraît erroné », estime ainsi Florent Schmitt, qui souligne, comme les équipes de Gaïa, que le
caillou n'a jamais réellement cessé d'y être vendu, et que le nombre d'usagers se trouvant régulièrement sur la place semble stabilisé autour d'une quarantaine de personnes.
Comment expliquer alors le sentiment, exprimé par élus locaux et riverains à travers des appels aux pouvoirs publics et des pétitions, d'une présence de plus en plus marquée de cette drogue dans leur quartier ? Première hypothèse : quelques usagers se seraient reportés vers Stalingrad après le démantèlement du squat de la Colline, en juin. La préfecture de Paris, contactée par Mediapart, confirme que « la physionomie actuelle » du secteur de Stalingrad « est en partie liée au report de l'évacuation de la Colline », sans donner plus de précisions.
Mais la Colline s'est rapidement reformée, soulignent les associations, et son démantèlement ne saurait expliquer à lui seul les reconfigurations autour de Stalingrad. Deuxième hypothèse : le démantèlement en 2014 du point de vente de la cité Reverdy, véritable supermarché du
crack qui prospérait à deux pas de Stalingrad, et pouvait fournir aux heures de pointe près de 150 clients en deux heures. Bien que datant d'il y a quatre ans, cette fermeture a « constitué un tournant capital dans le paysage du trafic et des scènes de consommation de
crack, entraînant de nombreux changements dont les conséquences étaient encore observables en 2017 », relève le rapport de l'OFDT, parmi lesquelles « un report vers des lieux d’usage/revente déjà installés ». Les revendeurs de Stalingrad ont probablement récupéré une part de ce marché.
Troisième hypothèse : la fermeture, en octobre 2017, d'un centre d'accueil d'usagers de drogue, la Boutique 18, situé dans l'arrondissement voisin. « La fermeture de la Boutique, qui constituait un lieu de refuge, au moins durant la journée pour les usagers de
crack, a certainement contribué à la situation critique dans le domaine sanitaire et social de cette population, analyse Marie Jauffret-Roustide, de l'Inserm. Quand la prévention et la prise en charge des consommateurs de
crack sont délaissées, les scènes ouvertes reprennent de l’ampleur et donc regagnent en visibilité. »
La visibilité : c'est bien de cela qu'il est question, davantage que du nombre de « crackers » en tant que tel. Parmi les mesures qui ont pu concourir, ces derniers mois, à rendre les fumeurs plus visibles à défaut d'être beaucoup plus nombreux : la pose, au début de l'été, de clôtures de chantier sur les hauteurs de la place, où usagers et revendeurs s'abritent des regards. Officiellement, des travaux d'éclairage (qui durent). Officieusement, une manière commode de limiter les regroupements d'usagers. Contacté par Mediapart, le maire du XIXe, François Dagnaud, l'admet à demi-mots. Bien qu'imparfait (les clôtures sont régulièrement ouvertes), le dispositif a pu avoir pour effet paradoxal de faire redescendre une partie des crackers au milieu des passants.
Ces passants, précisément, sont de plus en plus nombreux à fréquenter le coin. La mairie rappelle, non sans fierté, que « le site est devenu très attractif », particulièrement l'été, où touristes et flâneurs se massent sur les terrasses des cafés avoisinants et sur les bords de canal, où un bassin de baignade a été aménagé pour la deuxième année de suite. Il y a fort à parier que cette forte affluence n'est pas étrangère à la visibilité croissante des usagers de
crack – les touristes devenant autant d'yeux pour constater leur présence.
« On m'a rapporté de la mendicité agressive, des intrusions dans les immeubles, des arrachages de colliers, des vols de portables », énumère François Dagnaud, pour qui « la situation s'est aggravée depuis la fin du printemps », et « l'été a été particulièrement compliqué ». L'élu assure également que les équipes de propreté de la ville seraient victimes d'altercations avec des crackers. Pour y faire face, des « interventions coordonnées » ont été mises en place depuis la rentrée : elles consistent à faire accompagner les équipes de propreté de forces de l'ordre. La préfecture de police indique par ailleurs avoir réalisé, depuis début juillet, « 172 interpellations pour des faits liés aux stupéfiants, majoritairement du
crack », dont « 59 pour cession et 113 pour détention ».
À force de vouloir alerter sur la situation de son arrondissement, le maire du XIXe ne s'est-il pas pris les pieds dans le tapis ? Dès le lendemain de l'attaque au couteau qui a fait sept blessés sur le quai de la Loire, le 9 septembre dernier, François Dagnaud pointait du doigt le
crack : « Ce drame vient malheureusement valider le diagnostic que nous, élus locaux, faisons depuis plusieurs mois (...). Le fait est que Stalingrad est (re)devenu une scène à ciel ouvert de consommation et de deal de
crack et plus personne ne peut ignorer que cette situation insécurise gravement ce quartier très fréquenté », déclarait-il. Le lendemain pourtant, les analyses toxicologiques de l'agresseur se révélaient négatives.
« Je ne regrette pas une seconde d'avoir tenu ces propos, assure-t-il aujourd'hui. Cette agression nous permet d'être enfin entendus. » Pour le maire du XIXe, « l'urgence absolue aujourd'hui est de mieux assurer la protection des habitants du quartier ». Associatifs et chercheurs rappellent pourtant que les premières victimes de ces violences sont les consommateurs de drogues eux-mêmes. « Les agressions touchant des riverains existent effectivement, mais la majeure partie des violences ont lieu entre usagers, ou entre usagers et revendeurs. Beaucoup concernent des dettes, et sont aggravées par les effets secondaires du produit, qui génère notamment des phases de paranoïa très aiguë », détaille Florent Schmitt. Le sociologue pointe le cas particulier des femmes consommatrices de
crack, très exposées : « Elles sont quasiment toutes contraintes de se prostituer pour payer leurs doses. Elles peuvent subir des viols, et sont nombreuses à témoigner de violences subies quotidiennement », ajoute le chercheur.
La crainte des associations est désormais que la consommation se reporte sur d'autres groupes précarisés, comme les migrants, nombreux à camper dans le nord-est parisien. « Les publics se mêlent, on le voit avec la porte de la Chapelle, où les usagers côtoient des migrants qui n’ont pas de lieu d’hébergement et qui ont en commun d’être exclus de toute part », analyse Marie Jauffret-Roustide.
Ces migrants sont-ils déjà, pour certains, devenus consommateurs de
crack à force de côtoyer cette drogue ? Aucune étude précise n'existe à ce jour sur la question, mais les acteurs de terrain estiment que quelques cas existent, sans qu'il ne soit pour l'heure possible de parler d'un phénomène massif. En attendant, les associations retiennent leur souffle. « C'est notre plus grande crainte, confie Adeline Combes. On n'a pas envie qu'ils traînent trop par ici. Ce sont des gens qui ont suffisamment de galères, si on peut leur éviter celle-là… »
https://itunes.apple.com/fr/podcast/cra … 64450?mt=2
Dernière modification par away (22 septembre 2018 à 12:50)