"Une vie pornographique" :
L’écrivain et journaliste Mathieu Lindon retrace le parcours d’un héroïnomane, entre manque, désir et jouissance impossible. Un roman sans complaisance, beau et toxique, sur la vie envisagée comme dépendance.
C’est un titre trompeur. Un titre cache-sexe. Car de sexe, justement, il n’y en a pas ou si peu. Une vie pornographique, le dernier roman de Mathieu Lindon, 58 ans, écrivain et journaliste à Libération, n’est pas un déballage de chair, mais la mise à nu d’un héroïnomane. Maître-assistant à l’université, Perrin est accro, même si le mot le rebute. Propre sur lui, inséré socialement, il ne ressemble pas à la caricature du camé. Il tente d’ailleurs de “conserver une toxicomanie bourgeoise”, maîtrisée, civilisée jusque dans ses rapports cordiaux avec les dealers.
Perrin est lucide, même dans le déni de son addiction. Mais de sexe, donc, il est peu question. Ou plutôt, il n’est question que de ça, de son absence, de sa défaillance. “L’héroïne est un serpent qui lui mord la queue ; il n’y a pas meilleur aphrodisiaque pour l’impuissance.” Perrin doit choisir entre la poudre et la baise, entre la poudre – la plus impérieuse des maîtresses – et ses amants. Choix tendu, fébrile. Polyamour imposé et intenable. Ainsi, quand son amoureux japonais débarque à Paris après douze heures d’avion, Perrin ne savoure pas de retrouver ses bras, obsédé par la dose qu’il lui faut acquérir de toute urgence. “Parfois, l’héroïne surpasse tout amour parce qu’on l’aime sans devoir coucher avec. Ou parce que coucher avec ne réclame aucun effort, aucune attention.” L’héroïne est pour Perrin un produit de
substitution à l’amour, voire à la vie même.
Une relation presque exclusive avec l’héroïne
La drogue intoxiquait déjà Ce qu’aimer veut dire (prix Médicis 2011), précédent livre de Mathieu Lindon, récit autobiographique dans lequel il racontait son amitié avec Michel Foucault et, en creux, la relation avec son père, Jérôme Lindon, éditeur mythique des Editions de Minuit.
Opium, acide,
héroïne,
cocaïne, Mathieu Lindon écrivait avoir tout pris.
Perrin, son personnage, vit une relation presque exclusive avec l’héroïne. Une passion triste que l’écrivain décrit dans ses moindres aspects : les contacts avec le dealer et le langage codé qu’ils impliquent, les “amitiés opiacées” qui se nouent autour du produit d’élection, le manque et ses manifestations physiques, la peur de la déchéance – “Quoique la déchéance ait sûrement son charme dont l’héroïne rend curieux du goût, il préférerait être moins bien informé – ainsi que tu as tout intérêt à ne pas chercher à savoir pour qui sonne le glas, puisque c’est pour toi” -, l’arrêt, enfin, après d’infructueuses tentatives. Tout est dit, montré, sans outrances ni complaisance. La phrase accidentée et sinueuse de Lindon ne bascule jamais dans la surenchère ou dans l’impudeur, même si l’on suit Perrin dans les “chiottes” ou qu’il est question de son sexe ratatiné.
Tous en quête d’un fix émotionnel
On est loin de la débauche stylistique hallucinée de Burroughs dans Le Festin nu, autre texte
psychotrope. Loin aussi de l’exploration maniaque, frontale, d’un ars erotica sous substances comme chez Guillaume Dustan, ou du récit asphyxiant d’une
descente aux enfers à la façon du Portrait d’un fumeur de
crack en jeune homme de l’Américain Bill Clegg.
On se trouve dans la peau froide et fragile d’un homme qui a l’héroïne dans le sang. Au plus près, et pourtant tenu à distance par une prose comme détachée du corps et qui, à aucun moment, ne jouit de ce qu’elle raconte.
Mais que raconte Une vie pornographique ? L’addiction de Perrin, mais beaucoup plus que cela encore. C’est de l’existence tout entière conçue comme dépendance que ce roman nous entretient : “(…) il voit maintenant sans problème l’addiction dans les vies qui l’environnent, à l’amour, au sexe, à la famille, au boulot, aux conventions, et, fort de cette découverte, en arrive à compter pour rien sa dépendance à un réel stupéfiant.” Nous sommes tous sous l’emprise d’un produit, d’un affect ou d’un être à même de nous aider à traverser la vie ; en quête permanente d’un fix émotionnel ou chimique pour tenir et avancer.
“Comme un poisson dans l’eau marécageuse”
Lors d’un congrès universitaire, Perrin doit délivrer une communication sur l’image du désir “de Don Juan à Manon Lescaut”. En manque et en nage quand il arrive devant le pupitre, il se lance dans une tirade sur Des Grieux, l’amant épris de Manon Lescaut,
héroïne du roman de l’abbé Prévost :
“Aimer, c’est ne pas avoir le choix. Des Grieux est mené hors de soi-même, dans un nouveau soi-même dont il n’avait jusqu’alors aucune idée, ignorant que l’humiliation était son monde puisque l’occasion ne lui avait pas encore été donnée d’y baigner. Il s’y trouve comme un poisson dans l’eau marécageuse.”
Des Grieux aime Manon, archétype romanesque de la femme vénale, de la prostituée ; il sacrifie pour elle sa fortune et son honneur. Etymologiquement, le mot “pornographie” signifie écrire ou représenter la prostitution. Ce que fait Lindon puisque Perrin, son personnage, paie lui aussi pour l’objet de son addiction, met en péril sa carrière, dilapide son argent.
Un soir au restaurant, Taroumond, un de ses collègues à l’université, spécialiste de Faulkner fermement accroché à sa flasque de whisky, traite Perrin de drogué devant une assistance consternée : “Ce sont les ratés qui se droguent, reprend Taroumond. C’est de la pure pornographie.” Lui-même est ivre mort, obscène, aveugle à sa propre dépendance alcoolique. La vie de Taroumond aussi est pornographique. Et toute vie l’est, à des degrés divers, exhibition plus ou moins consciente de failles et d’expédients, de béances et de tentatives pour les remplir. On “deale” littéralement avec ce que l’existence nous offre d’adjuvants. Toujours pour combler un manque. Le roman de Mathieu Lindon agit comme une puissante piqûre de rappel.
Elisabeth Philippe
Une vie pornographique (P.O.L), 272 pages, 17 €. En librairie le 3 octobre