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Par Laurent Karila
Psychiatre addictologue
LE PLUS. Pour la première fois, une majorité de Français est favorable à la proposition d’autoriser le
cannabis sous certaines conditions. Sur la période 2008-2012, ils sont passés de 31% à 60%. Comment expliquer une telle évolution ? Les réponses de Laurent Karila, psychiatre addictologue et co-auteur de l'ouvrage "Accro !" (Flammarion). Édité par Hélène Decommer Auteur parrainé par Amandine Schmitt
L'Observatoire français des drogues et toxicomanies a livré son étude EROPP 2012 le 12/11/13 (SIPA)
Il est particulièrement intéressant de voir qu'aujourd'hui, la perception des Français sur le
cannabis est déconnectée de la législation. Alors que c'est toujours un produit formellement interdit par la loi et dont la détention et l'usage sont passibles de peines de prison, l'opinion publique n'est plus de cet avis.
On peut avancer trois pistes d'explications principales.
1- Un produit devenu très courant Le
cannabis est majoritairement une drogue consommée par les adolescents et les jeunes adultes. Dans la majorité des cas, le consommateur s'arrête passé un certain âge. Mais s'il continue à en fumer, il le fait alors en minimisant les risques : il est au courant des dangers, il a une idée de ce qui peut se passer et s'il continue sa consommation, c'est généralement qu'il n'a pas eu de souci particulier lié à ce produit. Les sujets très dépendants, quant à eux, souffrent déjà de leurs complications psychologiques ou physiques.
Par ailleurs, certains adultes ont une consommation sociétale du
cannabis. Pour donner une image, ils partagent un
joint comme on partage des cacahuètes dans une soirée.
Enfin, l'étude de l'Observatoire français des drogues et toxicomanies le mentionne : plus les personnes ont eu une proximité avec le
cannabis, plus elles sont d'accord avec l'idée de l'autoriser et plus elles considèrent comme une mauvaise chose la possibilité d'une peine de prison. Or le
cannabis est aujourd'hui un produit très accessible, c'est la drogue illicite la plus répandue. Ce faisant, elle est petit à petit entrée dans la vie des gens, même s'ils ne sont pas consommateurs eux-mêmes. Ils sont par conséquent moins réticents à une autorisation de ce produit sous certaines conditions.
2- Un certain climat international
La deuxième explication, c'est que les relais d'information autour du
cannabis se sont multipliés. Ces derniers mois, on a vu qu'il y avait des avancées concernant sa
légalisation dans plusieurs pays, notamment en Uruguay et dans certains États américains.
Lire sur le sujet :
Le cannabis "récréatif" légalisé dans le Colorado : la fin d'une hypocrisieUn des graphiques de
l'étude de l'OFDTOn est encore très loin de ça en France et les débats autour de la
dépénalisation sont déjà tellement tendus qu'une
légalisation me paraît très compliquée. Néanmoins, ce qui se passe à l'étranger peut influencer la perception française.
3- Une idée d'un produit "doux" et soignant La troisième explication est un peu moins positive. On peut penser qu'il y a une confusion autour de l'idée de
cannabis thérapeutique, pour soigner des scléroses en plaques ou certaines douleurs dans les cancers ou même dans l’addiction au
cannabis comme traitement de
substitution par exemple, qui inciterait les Français à se prononcer en faveur de sa
dépénalisation.
Or sur ce point-là , il ne faut pas se méprendre : le
cannabis thérapeutique, c'est sous forme de médicaments, avec une ordonnance, dans certaines indications,et non en
joints à fumer.
Un peu dans la même veine, je pense qu'il y a dans l'opinion publique cette idée que le
cannabis est une drogue moins nocive que les autres. C'est largement dû à la dénomination "drogue douce". C'est inepte, parce que le
cannabis reste une vraie drogue et qu'il n'y a rien de "doux" là -dedans. Le
cannabis est perçu comme moins nocif, pour une certaine partie du grand public, que l'
alcool ou le
tabac. A ce jour, le
tabac est en effet la première drogue en termes de mortalité.
Lire sur le sujet :
Amnesia, un "nouveau cannabis" surdosé qui peut se révéler très dangereux Il faut s'orienter vers une
dépénalisation du
cannabis pour les adultes
Le fait qu'une majorité de Français soient aujourd'hui favorables à l'autorisation du
cannabis sous certaines formes me paraît être une bonne chose. Nous, les professionnels de la santé spécialisés sur l'étude de ce produit, sommes parvenus à la même perception plus tôt. C'est normal, nous opérons une hiérarchisation basée sur la santé et les pathologies réelles, moins sur la morale ou la norme. Le
cannabis reste potentiellement dangereux chez les personnes vulnérables.
Les Français restent favorables à une interdiction du
cannabis pour les mineurs, je suis tout à fait d'accord et ce point est essentiel. Ils veulent aussi une interdiction juste avant de prendre le volant, or sur ce point il faut savoir que les troubles cognitifs induits par le
cannabis durent 24 heures, il faut donc y réfléchir plus finement.
En conclusion, je dirais que l'évolution des mentalités est une bonne chose et qu'il faut maintenant s'orienter vraiment vers la
dépénalisation du
cannabis pour les adultes et renforcer la politique de santé publique sur la question des addictions.
Propos recueillis par Hélène Decommer.
Source :
Le nouvel Observateur