Ethan Nadelmann, le chantre américain du cannabisLE MONDE GEO ET POLITIQUE | 19.11.2013 à 17h20 • Mis à jour le 19.11.2013 à 17h21 |
Par Isabelle Piquer (New York, correspondance)
Il se voyait médiateur au Proche-Orient, il est devenu prophète de la
marijuana aux Etats-Unis. Parcours assez insolite que celui d'Ethan Nadelmann, 56 ans, directeur de la Drug Policy Alliance (DPA), l'une des organisations américaines qui militent le plus efficacement en faveur de la
légalisation du
cannabis.
Pour ce fils de rabbin new-yorkais, ancien professeur de Princeton, qui avoue ne consommer que très modérément la substance qu'il défend, il s'agit surtout d'une question de principe : réduire les effets dévastateurs de la lutte antidrogue qui affectent principalement les minorités (les Afro-Américains ont quatre fois plus de chance de se faire arrêter pour possession de
marijuana), en finir avec les interdits et «lutter pour la liberté et la justice».
L'opinion publique semble lui donner raison. Pour la première fois, une nette majorité d'Américains (58 %) se dit favorable à la
légalisation du
cannabis, selon un récent sondage de Gallup. Ils étaient 50 % il y a deux ans et 12 % seulement en 1969, la première fois que l'institut a posé la question.
"UNE ÉTAPE A ÉTÉ FRANCHIE"
Aux Etats-Unis, vingt Etats autorisent l'utilisation du
cannabis à des fins thérapeutiques et seize ont dépénalisé la possession de petites quantités. Le Colorado et l'Etat de Washington sont allés plus loin en légalisant, en novembre 2012, sa consommation à des fins récréatives. Au Colorado, plus d'une centaine de magasins spécialisés devraient ouvrir leurs portes le 1er janvier 2014.
Lire aussi : Le
cannabis sera bien légal dans les Etats du Colorado et Washington
«Une étape a été définitivement franchie», affirme M. Nadelmann, qui a bâti son succès sur la professionnalisation d'une cause considérée comme marginale. La DPA, en partie financée par le milliardaire George Soros, a un budget de 10 millions de dollars (7,4 millions d'euros) et emploie 60 personnes. Ses efforts de lobbying ont grandement contribué à la banalisation du
cannabis. Ethan Nadelmann, lui, a apporté son enthousiasme contagieux, son énergie inépuisable et son passé académique.
«Lorsque j'ai commencé à militer, à la fin des années 1980, seuls quelques intellectuels conservateurs comme William F. Buckley ou Milton Friedman, le directeur de l'Union américaine pour les libertés civiles (ACLU), Ira Glasser, et le maire noir de Baltimore, Kurt Schmoke [s'y intéressaient].» Maintenant, «nous sommes au centre du débat».
M. Nadelmann «adore rassembler» les membres d'un mouvement devenu de plus en plus hétéroclite. Il y a des militants de la première heure, des anciens policiers qui dénoncent l'échec de la war on drugs lancée par le président Richard Nixon et renforcée sous Ronald Reagan ou des libertariens qui défendent le droit des Etats à gérer leurs affaires.
«Mes amis libertariens pensent que je suis un type de gauche, mes amis de gauche pensent que je suis un libertarien», «le fils illégitime de George Soros et de la reine Elizabeth d'Angleterre». Et il ajoute : «Je me préoccupe des plus démunis délaissés par le système, mais aussi des libertés fondamentales.»
"JE TROUVAIS LE PROCHE-ORIENT DÉPRIMANT"
Comment a-t-il trouvé sa voie ? A Harvard, il étudie les relations israélo-palestiniennes, se voit déjà plongé dans les affaires diplomatiques. «Mais plus je m'intéressais au Proche-Orient, plus je trouvais ça déprimant.» En quête d'une cause, un ami lui rappelle qu'il s'était « toujours intéressé aux questions de justice et de crime ». Il travaille pendant un an au bureau des narcotiques du département d'Etat. Devenu professeur à Princeton, il se fatigue vite des querelles intellectuelles de ses collègues : «Je voulais prendre part plus directement à l'action.»
Envie aussi de convaincre les irréductibles ? «Oui, je ne nie pas qu'il y a une part de prosélytisme, la satisfaction morale du missionnaire, celle de sauver des âmes.» Il aurait aimé appeler la Drug Policy Alliance, qu'il fonde en 2000, « le Parcours des citoyens » (Citizen's Journey) pour reproduire «l'idée de l'exode». Mais ça n'a pas plu et «ça ne se traduisait pas très bien en espagnol». Car la DPA a également des antennes en Amérique latine, notamment en Uruguay, qui va bientôt devenir le premier pays où l'Etat contrôlera la production et la vente de
cannabis.
SE MÉFIER DU "CANNABUSINESS"
Aux Etats-Unis, la
marijuana à des fins médicales rapporte 1,5 milliard de dollars par an. Le nouveau marché qui s'ouvre pourrait s'avérer bien plus lucratif. M. Nadelmann se méfie d'une industrie naissante «qui n'investit rien dans le mouvement en faveur de la
légalisation et espère en tirer tous les bénéfices». Il craint, comme beaucoup de militants, que de grands producteurs (le «Big
Marijuana» ou le «cannabusiness») fassent main basse sur la consommation récréative.
«Je ne lutte pas pour une “malborisation” du
cannabis, assure-t-il. Aux Etats-Unis, nous ne connaissons pas de demi-mesures : soit le jeu est illégal, soit nous avons des casinos ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre.»
Le gouvernement fédéral reste pour l'instant sur la réserve. Dans un communiqué publié fin août, le ministre de la justice, Eric Holder, a indiqué qu'il ne s'opposerait pas aux nouvelles lois qui permettent l'usage récréatif du
cannabis. D'autres Etats pourraient suivre l'exemple du Colorado et de Washington : l'Oregon, le Maine, l'Alaska et peut-être Rhode Island, en 2014 ; la Californie, le Massachusetts et le Nevada en 2016.
M. Nadelmann ne voudrait surtout pas perdre ce nouvel élan. «Nous avons réussi à convaincre une génération, il nous en reste encore deux ou trois.»
Isabelle Piquer (New York, correspondance)
Source :
http://abonnes.lemonde.fr/ameriques/art … _3222.html