Antidouleurs de synthèse : les ravages d’un opium du peuple

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"Dope on My Rug", Nan Goldin, New York 2016.




Nan Goldin, connue pour ses photos des malades du sida dans les années 80, lance une campagne contre une pandémie qui frappe les classes populaires blanches aux États-Unis : la dépendance aux lucratifs opioïdes de synthèse.


Quoi qu’on pense de son travail, Nan Goldin aura marqué, par ses photographies, l’histoire de l’art américain, l’histoire des représentations de la sexualité et du sida. Lorsque, dans les années 80, surgit l’épidémie de sida, il y a près de dix ans déjà, à New-York, NanGoldin documente la vie quotidienne d’amis et de proches homosexuels, drag-queens, etc.

Mais ceux-ci sont alors en train de mourir, dans le silence, l’invisibilité, et l’indifférence générale de la société américaine. Et, devant la violence sourde de la pandémie, la photographe décide, pour ainsi dire, de prendre la maladie, la mort et le deuil au corps. Comme l’écrit très bien l’historienne de l’art Elisabeth Lebovici : « ses photos sont prises "de l’intérieur", du point de vue de l’affect, de la proximité ». Elles exposent une intimité vulnérable et collective, celle des malades du sida.

Un « empire de la douleur »

Aujourd’hui, c’est sa propre intimité qu’expose Nan Goldin dans un entretien donné au Guardian, mais pour rendre visible, cette fois, une autre épidémie mortelle. Celle de la crise des opioïdes, qui a déjà fait près de 200.000 morts aux États-Unis : une crise de santé publique qui touche d’abord, et de manière dramatiquement massive, les classes populaires blanches, ceux que l’on appelle – le plus souvent non sans mépris de classe – les white trash.

Chaque année, il meurt plus de membres de ces classes populaires blanches qu’ils ne mourraient, en une année, de soldats envoyés au Vietnam dans les années 70, ou que ne mourraient, en une année, de gays atteint du sida dans les années 80. Ceux-là décèdent en effet d’abus d’alcool, de maladies cardiaques, mais d’abord, et massivement, d’overdoses dues à l’absorption d’antidouleurs de synthèse, que l’industrie pharmaceutique américaine a contribué à produire bien sûr, mais à faire prescrire aussi, en manipulant les médecins et les institutions de santé publique.

C’est sur ces fondations qu’un géant des firmes pharmaceutiques, Purdue Pharma, a bâti, selon les mots du New-Yorker, un véritable « empire de la douleur ». Non contents d’avoir diffusé ces anti-douleurs addictifs en contournant les législations, et d’en avoir, bien entendu, retiré des bénéfices indécents, les propriétaires de Purdue, la famille Sackler – l’une des plus riches familles américaines à ce jour – s’est, en outre, offert le luxe de se donner une image philanthropique, en finançant des musées, des bourses pour l’accès aux plus grandes universités américaines.

Une crise endémique

Et c’est bien évidemment ce qui scandalise et révolte Nan Goldin, qui n’hésite donc pas à parler publiquement, aujourd’hui, de sa propre dépendance aux opioïdes. Et à lancer une campagne publique contre Purdue Pharma et la famille Sackler, en compagnie d’activistes et d’artistes américains. Sur le modèle qui fut celui d’Act-Up lors de la crise du sida, elle entend multiplier les actions publiques, et les fédérer sur les réseaux sociaux via le hashtag #ShameOnSackler.

Bien sûr, la photographe ne s’en est jamais cachée : elle a toujours été sensible aux charmes des paradis artificiels. Mais comme nombre d’Américains, c’est lors d’un simple épisode de tendinite que la photographe se voit d’abord prescrire l’OxyContin, le produit phare de Purdue Pharma. Comme nombre de ses compatriotes des classes populaires, elle ne décrochera plus.

Et comme nombre d’Américains des classes populaires, elle ira par la suite jusqu’à se fournir sur un marché noir florissant. D’après les résultats d’une conférence de santé publique, qui s’est tenue à Montréal à l’été 2017 – car la crise s’étend désormais au Canada, mais aussi à l’Asie –, le caractère synthétique des opioïdes, leur fabrication à des coûts de plus en plus bas, leur diffusion à travers la vente sur Internet favorisent l’émergence d’un marché parallèle sans contrôle aucun. En somme, l’utopie, si l’on ose dire, d’un libre marché.

Les « morts du désespoir »

Ce nouveau marché a fleuri sur les ruines qu’ont laissées derrière eux quarante ans de néo-libéralisme. C’est en effet dans la Rustbelt que, selon une étude pionnière de Princeton, s’est d’abord déclarée cette crise de santé publique, qui touche des classes populaires blanches ravagées par le chômage, la précarisation grandissante de leurs conditions et de leur style de vie, dues aux fermetures des grandes industries traditionnelles sous la pression de la compétitivité, de la concurrence et du libre-échange international.

Ces « morts du désespoir », comme les surnomment Angus Deaton et Anne Case, doivent en effet être mises en corrélation avec les inégalités de revenus criantes, mais également l’abandon moral et politique, par l’establishment américain, des classes populaires blanches.

Bien plus, il suffit de rapporter les cartes de l’épidémie et de la mortalité aux cartes du vote pour s’apercevoir que le vote en faveur de Donald Trump a prospéré dans ces régions désindustrialisées – des régions où le vote populaire s’était exprimé en faveur de Bernie Sanders aux primaires démocrates pour, aux élections générales, se porter sur Donald Trump, toujours contre Hillary Clinton.

Solidarité inconditionnelle

On pourra bien sûr considérer que les classes populaires blanches américaines sont désormais vouées au ressentiment social, au sexisme, au racisme et à l’homophobie – et ne méritent que notre "détestation" morale, comme le dit certain sociologue des classes populaires blanches françaises. Et que l’on doit donc les abandonner à leur sort, comme le fit Hillary Clinton, avec les conséquences désastreuses que l’on sait, en négligeant de faire sérieusement campagne dans ces régions (au grand scandale d’Obama), ou même en les insultant (la candidate démocrate n’hésita pas à qualifier ces électeurs de moralement « déplorables »).

Mais l’on peut aussi penser que ceux dont nous ne partageons pas les valeurs morales et le style de vie méritent inconditionnellement notre solidarité. Ou bien c’est que, précisément, nous n’aurions rien appris de la crise du sida : nous n’avons pas à juger des valeurs morales de ceux qui souffrent et meurent.

Et c’est la leçon que suggère aujourd’hui l’intervention de Nan Goldin : il est temps non plus d’opposer une Amérique des classes populaires blanches, et une Amérique des minorités raciales, sexuelles et de genre. Mais de les coaliser dans un projet d’émancipation fondé non sur des valeurs morales, mais sur les valeurs d’égalité et de justice sociale.


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Source : regards.fr
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Mikhaïl Bakounine

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