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Overdoses sur ordonnance
Ils tuent davantage que les accidents de la route ou les armes à feu. Après avoir ravagé les ghettos noirs dans les années 1990, les opiacés déciment désormais les banlieues pavillonnaires et la petite classe moyenne américaines. Inédite par son ampleur et par ses victimes, cette épidémie d’overdoses l’est aussi par son origine : les consommateurs sont devenus dépendants en avalant des antidouleurs prescrits par leur médecin.
Il existe des dizaines de manières de mourir, mais, à la morgue de Lorain County, un comté périurbain de l’Ohio, on en répertorie cinq : « mort naturelle, homicide, suicide, accident, cause indéterminée ». Les overdoses sont considérées comme des accidents. Ici, elles ont triplé en quatre ans, pour atteindre 132 morts en 2016. « Des cocktails contenant des opiacés dans 95 % des cas », fait savoir le médecin légiste Stephen Evans, qui classe parfois une overdose en suicide, quand les doses relevées sont particulièrement importantes. « Mais d’autres comtés les classent en homicides quand les dealers vendent une poudre coupée au fentanyl, un narcotique cent fois plus puissant que l’héroïne. Les toxicomanes pensent qu’ils se piquent avec de l’héroïne, mais encaissent cent fois la dose... » En 2017, la plus vieille victime du comté était un homme de 75 ans, qui partageait la seringue avec son petit-fils.
L’entité administrative de Lorain County, qui regroupe environ 300 000 habitants, se situe dans l’aire d’influence de Cleveland. Délimité au nord par les rives du lac Érié, le territoire devient plus rural à mesure qu’il s’étend vers le sud.
Lors d’un premier pic d’overdoses, en 2012, la police avait d’abord pensé à un problème de drogue frelatée, mais les analyses toxicologiques n’avaient rien révélé de surprenant. Les consommateurs d’opioïdes par voie intraveineuse étaient simplement devenus plus nombreux dans le comté. Le problème n’était plus circonscrit aux quartiers pauvres et aux ghettos noirs de Cleveland et de Cincinnati, mais touchait désormais les petites localités de la classe moyenne blanche.
Avec plus de 4 000 morts par overdose en 2016 (contre 296 en 2003), l’Ohio occupe la deuxième place au palmarès américain des ravages de la drogue, derrière la Virginie-Occidentale. En 2015, les Blancs comptaient pour 89 % des victimes, tandis que les Noirs et les Hispaniques (16,5 % de la population de l’État) étaient sous-représentés : 10 %. À Lorain County, le port d’un antidote aux (...)
Overdoses sur ordonnance
Il existe des dizaines de manières de mourir, mais, à la morgue de Lorain County, un comté périurbain de l’Ohio, on en répertorie cinq : « mort naturelle, homicide, suicide, accident, cause indéterminée ». Les overdoses sont considérées comme des accidents. Ici, elles ont triplé en quatre ans, pour atteindre 132 morts en 2016. « Des cocktails contenant des opiacés dans 95 % des cas », fait savoir le médecin légiste Stephen Evans, qui classe parfois une overdose en suicide, quand les doses relevées sont particulièrement importantes. « Mais d’autres comtés les classent en homicides quand les dealers vendent une poudre coupée au fentanyl, un narcotique cent fois plus puissant que l’héroïne. Les toxicomanes pensent qu’ils se piquent avec de l’héroïne, mais encaissent cent fois la dose... » En 2017, la plus vieille victime du comté était un homme de 75 ans, qui partageait la seringue avec son petit-fils.
L’entité administrative de Lorain County, qui regroupe environ 300 000 habitants, se situe dans l’aire d’influence de Cleveland. Délimité au nord par les rives du lac Érié, le territoire devient plus rural à mesure qu’il s’étend vers le sud.
Lors d’un premier pic d’overdoses, en 2012, la police avait d’abord pensé à un problème de drogue frelatée, mais les analyses toxicologiques n’avaient rien révélé de surprenant. Les consommateurs d’opioïdes par voie intraveineuse étaient simplement devenus plus nombreux dans le comté. Le problème n’était plus circonscrit aux quartiers pauvres et aux ghettos noirs de Cleveland et de Cincinnati, mais touchait désormais les petites localités de la classe moyenne blanche.
Avec plus de 4 000 morts par overdose en 2016 (contre 296 en 2003), l’Ohio occupe la deuxième place au palmarès américain des ravages de la drogue, derrière la Virginie-Occidentale. En 2015, les Blancs comptaient pour 89 % des victimes, tandis que les Noirs et les Hispaniques (16,5 % de la population de l’État) étaient sous-représentés : 10 % (1). À Lorain County, le port d’un antidote aux overdoses, le Narcan, s’est généralisé parmi les quelque 500 agents de police et au sein des services de premiers secours. « On a été pionniers dans ce domaine », se souvient le shérif adjoint Dennis Cavanaugh, qui estime à 350 le nombre de vies sauvées depuis la mise en place de ces kits, en 2013. Administré par voie nasale aux victimes en arrêt respiratoire, le produit est également distribué gratuitement dans les supermarchés, pour que tout un chacun puisse ranimer une victime.
À l’échelle du pays, l’épidémie d’overdoses a contribué à la baisse de l’espérance de vie en 2016, pour la deuxième année d’affilée (2). Avec près de 65 000 décès en 2016, « soit davantage que la totalité des GI morts au Vietnam », rappelle le docteur Evans, les dérivés de l’opium tuent davantage que les accidents de la route (37 000 morts) ou que les armes à feu (38 000). En comparaison, 243 personnes sont mortes d’overdose en France en 2014, 2 655 au Royaume-Uni la même année et 1 226 en Allemagne en 2015 (3). Le président Donald Trump, qui, durant sa campagne, avait promis d’agir, érigeant ce sujet en symbole des souffrances de l’Amérique profonde, a déclaré en octobre dernier l’« état d’urgence sanitaire ».Mais, sur le terrain, ces mots sont accueillis par un haussement d’épaules. « Le fonds fédéral d’urgence sanitaire a une réserve de 57 000 dollars, soupire M. Thomas Stuber, qui dirige The LCADA Way, un réseau local de cliniques et de centres d’hébergement pour toxicomanes. Cet argent ne suffirait même pas pour notre comté. Alors, pour le pays entier... » Il préférerait une déclaration d’« état d’urgence nationale », comme pour le passage d’un ouragan.
En janvier 2018, Lorain County ne disposait d’aucun centre de désintoxication digne de ce nom. Pour en trouver un, il fallait se rendre à Cleveland ou à Columbus, la capitale de l’État. « On se contente de faire de l’ambulatoire », se désole M. Stuber. Les malades passent une fois par jour dans sa clinique d’Elyria. « On leur donne des médicaments pour pallier la détresse du manque et calmer les nausées et les crampes. Ça ne fait pas disparaître les symptômes du manque, le patient est toujours dans un état d’inconfort, mais ça rend la situation plus gérable. Le deuxième jour, on passe à la phase de conseil. »
Le shérif adjoint Cavanaugh chapeaute la Drug Task Force, la brigade des stupéfiants, qui compte quinze agents. Selon lui, entre 80 et 90 % des crimes du comté sont liés « au trafic de drogue ou à des délits commis pour s’en payer ». Sur le plan pénal, la situation est devenue assez critique pour qu’un magistrat local obtienne, il y a trois ans, l’aval de la Cour suprême de l’Ohio pour créer une cour spéciale, réservée aux toxicomanes. Ce mardi matin de fin novembre, avant-veille de la fête de Thanksgiving, la trentaine de participants se retrouvent devant la chambre 702 du tribunal pénal d’Elyria, rebaptisée « tribunal de la drogue ». Ces jeunes adultes — des hommes et des femmes en proportions quasi égales — se connaissent bien à force de se croiser lors de cette convocation hebdomadaire.
Le drogué, c’est le fils du voisin qui passe la tondeuseIls donnent un visage à cette épidémie que la presse nationale, s’épuisant en superlatifs, qualifie de plus grave de l’histoire : le visage d’une personne blanche, périurbaine ou rurale, qui dispose d’un toit pour dormir et d’une structure familiale. Le portrait-robot d’un drogué n’est pas celui d’une star du rock’n’roll ou d’un Noir pauvre de Harlem, comme lors de la vague d’opiacés des années 1970. La mort frappe l’Amérique des lotissements et des campagnes, celle qui possède un garage et parfois deux voitures. Le drogué, c’est le fils du voisin qui passe la tondeuse pour de l’argent de poche, la pom-pom girl de l’équipe de football du lycée. La consommation d’héroïne a explosé dans toutes les catégories sociales, mais la plus forte augmentation (77 % entre 2002 et 2013) est relevée dans les foyers de la petite classe moyenne, aux revenus compris entre 20 000 et 50 000 dollars par an (entre 16 000 et 40 000 euros) (4).
Une fois aux mains de la justice, les jeunes cabossés de Lorain County sont baladés de centres d’hébergement pour toxicomanes en maisons d’arrêt. Le marché que leur propose le juge John Miraldi est simple : s’ils décrochent, la justice passe l’éponge sur leurs délits. Ils éviteront l’incarcération et reprendront une vie normale. Ils échapperont aussi à la roulette russe des opiacés de contrebande et à la perspective de gonfler les statistiques de la morgue du docteur Evans. Cela semble clairement le choix le plus rationnel. Mais la dépendance aux opioïdes crée sa propre logique. « Le consommateur ne peut littéralement plus fonctionner sans sa dose. Les crises de manque sont très violentes », relate M. Stuber, qui, après trente-huit ans dans le métier, affiche un pessimisme profond. Il voit des femmes enceintes abandonner le sevrage et replonger : « La drogue prend le contrôle total de l’individu, la structure du cerveau se modifie. » Par leur puissance, les produits actuels semblent sans commune mesure avec ceux du passé. Pour échapper à l’engrenage, il faut une force surhumaine, et « on n’en sort jamais vraiment guéri », commente M. Ed Barrett, ancien toxicomane et dirigeant du Primary Purpose Center, un centre d’hébergement à Elyria. « C’est une dépendance à vie. »
Au tribunal, le juge Miraldi s’adapte à son audience et évite le jargon judiciaire pour adopter un ton paternaliste. « Thanksgiving arrive, mes amis. Je sais que c’est un moment difficile. Vous pourriez aller faire la fête, avoir des proches qui boivent ou qui se droguent... Ce sera dur. Restez sur vos gardes. » Un tuteur est chargé d’accompagner les participants dans leurs démarches de réinsertion, notamment la recherche d’un emploi. Les débuts sont très cadrés, avec contrôles d’urine et appels quotidiens obligatoires. Tour à tour sévère et prévenant, le juge Miraldi met en avant les succès individuels, puis menace d’un retour en prison « ceux qui sèchent les convocations ou diluent leurs échantillons d’urine ». « J’ai écarté deux personnes du programme. L’une, enceinte, a failli mourir la semaine dernière d’une overdose. » Quant à l’autre, une employée du tribunal a failli la renverser sur un parking du centre-ville. « Elle s’était infusé de la drogue durant des jours et s’est pratiquement jetée sous les roues de la voiture. Elle est retournée en prison pour six mois. » Après cette mise au point en forme d’avertissement, M. Miraldi invite chaque participant à venir chercher à tour de rôle, sous les applaudissements, un diplôme personnalisé. « Meghan est “clean” depuis trente et un jours. Elle en est à la phase deux du programme et a été admise dans un centre d’hébergement. Bravo ! » Les jeunes adultes se succèdent à la barre, souriants, gênés ou espiègles. Le sevrage est une ligne de crête fragile : la presse locale rapporte qu’en juin dernier une participante a fait une overdose en pleine séance.
Décrocher seul semble impossible. Il faut être accompagné à chaque instant pendant au moins une centaine de jours et changer totalement ses habitudes, « faire une croix sur son ancienne vie et abandonner ses anciens amis », explique Mme Meghan Kaple, la jeune femme « clean » depuis trente et un jours, qui s’est volontairement laissé interpeller par la police il y a trois semaines, « fatiguée de la dope, fatiguée de tout ». Elle est aujourd’hui pensionnaire dans un centre d’hébergement pour femmes où elle suit un régime strict, aux antipodes de la course quotidienne aux opioïdes : « Lever aux aurores, yoga, thérapie de groupe. Téléphone interdit. » Elle a mis le doigt dans l’engrenage voici onze ans. « Après que mon médecin de famille m’a prescrit des analgésiques pour un mal de dos... »
La première dose souvent prescrite par un médecinComme Mme Kaple, la plupart des victimes n’ont pas découvert les opiacés par une injection, mais par des médicaments obtenus sur ordonnance. L’épidémie a démarré dans les cabinets médicaux, camouflée derrière la meilleure des intentions : faire disparaître la douleur des patients en leur délivrant des analgésiques très puissants. « Très peu des toxicomanes ont démarré directement à l’héroïne, confirme M. Stuber. C’est souvent un médecin qui a prescrit la première dose, pour n’importe quelle petite douleur. Les patients deviennent dépendants et, ensuite seulement, basculent vers la prise d’héroïne. » Lors des précédentes épidémies d’overdoses, dans les années 1970 et 1990, environ 80 % des consommateurs de drogues dures étaient des hommes. Dans la crise actuelle, le ratio est presque à l’équilibre. Garçon ou fille, « tout le monde va chez le médecin. Parce que l’addiction commence par une visite chez le médecin de famille, le dentiste, chez un médecin du sport. On traite beaucoup de femmes qui ont fait du sport au lycée et à l’université ».
La boîte de Pandore a été ouverte voici vingt ans par plusieurs laboratoires pharmaceutiques américains. En particulier par Purdue Pharma et sa pilule-vedette, l’OxyContin, jugée responsable de la catastrophe par tous les professionnels interrogés (lire « Des laboratoires chinois aux morgues de l’Ohio »). Analgésique classé dans les antalgiques opioïdes les plus forts (de niveau III) par l’Organisation mondiale de la santé, l’OxyContin est composé d’oxycodone, un dérivé de synthèse de l’opium. Il était à l’origine réservé aux malades du cancer en phase terminale et à la chirurgie lourde. Un marché très limité. Pour l’étendre, le laboratoire lance en 1995 une campagne de lobbying agressive : il entend repenser totalement le rapport à la souffrance du patient. La douleur, quelle que soit son intensité, devient le nouvel ennemi du corps médical. Des études financées par l’entreprise recommandent aux praticiens de la considérer comme un « cinquième signe vital », au même titre que le pouls, la température, la pression artérielle et la respiration.
L’année suivante, Purdue lance l’OxyContin sur le marché avec le feu vert de la Food and Drug Administration (FDA), l’autorité sanitaire américaine. Le laboratoire déploie une armée de plus de sept cents représentants de commerce pour en vanter les mérites aux praticiens du pays. Il publie des vidéos, des brochures, des chansons consacrées au remède miracle, et imprime 34 000 coupons offrant des prescriptions gratuites. En 1996, les ventes d’OxyContin lui rapportent 45 millions de dollars. Quatre ans plus tard, elles s’élèvent à plus de 1 milliard de dollars et surpassent les recettes du Viagra. Du sommet à la base, des bureaux de Washington au cabinet du médecin de campagne, tous les garde-fous ont sauté.
Quand l’« Oxy » devient une monnaie d’échangeLa double carrière du docteur Evans — il fut urgentiste avant de devenir légiste — lui offre une perspective historique sur le phénomène. « Quand je suis sorti de la faculté de médecine, au début des années 1980, jamais on n’aurait donné des analgésiques aussi puissants que l’OxyContin pour soulager des douleurs en ambulatoire. À la fin des années 1990, on a commencé à prescrire des narcotiques pour l’extraction de dents de sagesse, pour des chevilles foulées... Des douleurs mineures vous donnaient droit à un OxyContin ou à un Percocet. » Les patients américains développent une tolérance rapide à ces doses de cheval. Le docteur Evans raconte une époque délirante où M. et Mme Tout-le-monde, « victimes de petits bobos », accouraient aux urgences pour réclamer des pilules comme des bonbons. « Si on ne leur donnait pas un Percocet, ils menaçaient de vous dénoncer ! Ils feignaient d’être malades. Certains se coupaient les veines pour des pilules. » Entre les injonctions des pouvoirs publics, les exigences des patients et la politique de « satisfaction client » de son hôpital, « la pression venait de partout ». Le docteur Evans, qui, hier, prescrivait des opiacés à tour de bras aux urgences, compte aujourd’hui les morts. Depuis 1999, 200 000 Américains sont morts d’overdoses liées à l’abus d’OxyContin ou de médicaments équivalents.
L’OxyContin s’est remarquablement bien enraciné dans l’Ohio dans le courant des années 2000. Dans certaines municipalités déprimées par les fermetures d’usines, le commerce de ce médicament a brièvement ranimé les centres-villes, grâce à la multiplication des points de distribution. Des combines se sont généralisées à travers un dévoiement de l’aide sociale. Des citoyens pauvres bénéficiaires de l’assurance-maladie se fournissaient gratuitement en pilules dans des cliniques de complaisance, les « pill mills » (« moulins à pilules »), puis les revendaient au marché noir, enrichissant au passage des praticiens complices avec l’argent du contribuable. Dans plusieurs villes du sud de l’Ohio, comme à Portsmouth, l’« Oxy » était devenu une monnaie d’échange courante : on troquait avec son voisin une pilule contre toutes sortes de biens (5).
Le nombre d’ordonnances pour des opioïdes a fini par atteindre des sommets absurdes. Pour l’année 2012, les praticiens de l’Ohio ont prescrit 793 millions de doses, soit 68 pilules par habitant (6). Pour se développer, Purdue Pharma aurait agi à la manière d’un cartel, en identifiant les régions les plus vulnérables du pays, là où se concentrent le chômage des « cols bleus », les accidents de travail et la pauvreté. Outre les prescriptions de praticiens honnêtes mais inconscients des addictions potentielles au produit, des fuites de documents internes ont révélé que l’entreprise avait sciemment encouragé l’essor de cliniques de complaisance, des établissements fantoches uniquement destinés à écouler de l’OxyContin (7).
Les pouvoirs publics ont tardé à réagir, la petite classe moyenne blanche, première victime du phénomène, ne figurant pas parmi les priorités des dirigeants politiques. Le temps que le gouvernement prenne conscience du problème et démarre la chasse aux ordonnances de complaisance, de nombreux citoyens privés de pilules étaient déjà partis soulager leur dépendance dans la rue. « Une fois le patient accro et sa période de prescription terminée, il doit bien trouver sa dose quelque part, explique le docteur Evans. Un Percocet au marché noir, c’est 50 dollars le comprimé. Un sachet d’héroïne, 5 ou 10 dollars. Moins cher qu’un pack de bière. Voilà comment on a converti toute une population à l’héroïne. »
Points de fidélité pour consommateurs d’héroïneLe basculement de la consommation de médicaments vers l’héroïne s’est fait progressivement et furtivement. Les vendeurs d’héroïne mexicaine — souvent originaires de la région de Xalisco, spécialisée dans la culture du pavot — ont investi cet immense marché rural, modernisé leurs techniques de vente et agi beaucoup plus discrètement que les trafiquants des grandes villes. Malgré une forte concurrence, qui explique le prix au détail si bas de l’héroïne, les dealers des campagnes n’ont guère recours aux armes à feu pour régler leurs comptes ou défendre leur territoire. La poudre se commande par SMS et la livraison est assurée en voiture par les vendeurs, qui ont intégré le concept de « satisfaction client » et distribuent des cartes de visite, des points de fidélité... « Au tout début, peut-être que tu dois te risquer à aller dans des endroits louches. Mais, une fois que les connexions sont faites, que tu es un bon client, c’est comme commander une pizza », explique M. Barrett. Si le consommateur tente un sevrage et n’appelle plus, le dealer le relance par téléphone, ou sonne chez lui pour lui offrir des doses.
Depuis la mise sur le marché de l’OxyContin, les vagues de drogues se superposent comme des sédiments sur les rives du lac Érié, sans que l’une chasse jamais complètement l’autre. Aux pilules sur ordonnance comme l’OxyContin, puis à l’héroïne, s’ajoutent désormais d’autres substances synthétiques à la puissance terrifiante (lire « L’heure des comptes pour Purdue Pharma »). Les autorités sont confrontés à un monstre à plusieurs têtes, dont aucune n’a encore été coupée.
Désemparée, la population adopte deux sortes d’attitude. « Une moitié est touchée par l’addiction d’un proche, explique M. Stuber. Elle comprend que la dépendance est une maladie et veut qu’on trouve une solution. L’autre moitié pense que les drogués n’ont pas d’excuse. Tant qu’ils n’ont pas vu leur propre fils étendu sur la moquette de sa chambre, ils pensent que c’est le problème de quelqu’un d’autre. » Lors des conférences de prévention organisées dans les villages, les professionnels entendent fréquemment des appels au meurtre de dealers. « Mais le dealer, au départ, c’est le médecin de famille, ou l’armoire à pharmacie des parents, proteste le docteur Evans. Quatre-vingt pour cent de nos enfants ont mis le doigt dans l’engrenage en retrouvant une ordonnance de maman ou papa... Tu as 15 ans, tes copains viennent dormir à la maison, vous volez un Percocet. Faut-il passer papa et maman par les armes ? »
Maxime Robin, journaliste
(1) « Opioid overdose deaths by race/ethnicity », The Henry J. Kaiser Family Foundation, Menlo Park (Californie), www.kff.org
(2) Elle est passée de 78 ans et 9 mois en 2014 à 78 ans et 7 mois en 2016. Cf. « Soaring overdose deaths cut US life expectancy for a second consecutive year, CDC says », Los Angeles Times, 20 décembre 2017.
(3) Selon les derniers chiffres officiels publiés par les Observatoires français et européen des drogues et des toxicomanies.
(4) « Today’s heroin epidemic infographics », Centers for Disease Control and Prevention, Atlanta.
(5) Sam Quinones, Dreamland : The True Tale of America’s Opiate Epidemic, Bloomsbury Publishing, Londres - New York, 2015.
(6) « Opioids prescribed to Ohio patients decrease by 162 million doses since 2012 » (PDF), Board of Pharmacy, État de l’Ohio, 25 janvier 2017.
(7) Harriet Ryan, Lisa Girion et Scott Glover, « More than 1 million OxyContin pills ended up in the hands of criminals and addicts. What the drugmaker knew », Los Angeles Times, 10 juillet 2016.
L'heure des comptes pour Purdue Pharma
Purdue Pharma, le groupe qui produit l’OxyContin, et Mundipharma, le réseau d’entreprises qui commercialise ce médicament en Europe, en Asie et en Afrique, appartiennent dans leur totalité à une seule famille : les Sackler. Accumulée en grande partie ces vingt dernières années, la fortune de cette dynastie est estimée par Forbes à 13 milliards de dollars. Son plus grand tour de force, écrit le New Yorker, est d’avoir « dissocié le nom de la famille de celui des affaires (1) ». L’activité philanthropique des Sackler rayonne dans les plus grands musées du monde. Elle a valu à l’un de leurs patriarches, Mortimer Sackler, d’être nommé chevalier par la reine d’Angleterre en 1999. Une aile du Metropolitan Museum de New York porte leur nom. Au Musée du Louvre à Paris, l’argent de la famille a permis un redéploiement muséographique d’envergure. L’aile nord de la cour Carrée, rebaptisée « aile Sackler des Antiquités orientales », fut inaugurée en 1997 « grâce à la générosité » de la famille, précise le site du musée. Comme les grands industriels du XIXe siècle et les Médicis avant eux, la dynastie s’est acheté une sorte d’immortalité par le mécénat.
Le commerce pharmaceutique des opiacés commence en 1827, quand les laboratoires Merck introduisent la morphine dans le grand public. En 1853, l’Écossais Alexander Wood conçoit la seringue hypodermique ; l’invention le rendra dépendant aux drogues, de même que son épouse. Dès le début, soulager la souffrance à l’aide d’opiacés sans entraîner d’accoutumance est une gageure. Une drogue remplace l’autre. L’héroïne est ainsi mise en vente dans les années 1890 pour « corriger les problèmes de dépendance rencontrés avec la morphine », une ironie que le docteur Stephen Evans, médecin légiste à Lorain County, comté de l’Ohio ravagé par les overdoses (lire « Overdoses sur ordonnance »), ne se lasse pas de rappeler. Ce spécialiste tient Purdue Pharma pour responsable de la catastrophe actuelle en ayant inondé le pays « d’héroïne en pilules ». Selon l’American Society of Addiction Medicine, quatre consommateurs d’héroïne sur cinq ont commencé par prendre des opiacés sur ordonnance.
Dès 2001, des États américains ont intenté des procès à Purdue, l’accusant d’avoir créé une crise de santé publique avec ses méthodes commerciales frauduleuses, et l’Ohio prépare actuellement une nouvelle poursuite (2). Le laboratoire dispose de moyens immenses pour assurer sa défense. Jusqu’à présent, il s’est tiré d’affaire en versant de l’argent, dans des règlements à l’amiable qui lui ont permis d’éviter des condamnations pénales. Mais sa marge de manœuvre se réduit à mesure que les révélations s’accumulent. Une armée d’avocats prépare actuellement un procès géant, une action collective (class action) qui effacerait les échecs judiciaires précédents. S’enrichir avec un produit qui tue : le cas de Purdue Pharma n’est pas sans rappeler celui de Philip Morris dans les années 1990 (3). À la tête de l’offensive contre le laboratoire, on retrouve même l’ancien procureur général de l’État du Mississippi Mike Moore, connu aux États-Unis pour avoir fait condamner les fabricants de tabac à une amende de 246 milliards de dollars en 1998.
Maxime Robin, journaliste
(1) Patrick Radden Keefe, « The family that built an empire of pain », The New Yorker, 30 octobre 2017.
(2) Jef Feeley et Jared S. Hopkins, « Ohio’s opioid suit should be thrown out, Purdue Pharma argues », Bloomberg Businessweek, New York, 9 septembre 2017.
(3) Lire Hal Kane, « La cigarette américaine à la conquête du monde », Le Monde diplomatique, mai 1997.
Des laboratoires chinois aux morgues de l'Ohio
Sur un marché des opioïdes en mutation, l’héroïne n’est plus le premier sujet d’inquiétude dans l’Ohio. Elle a été reléguée au second plan par des substances 100 % synthétiques. Le fentanyl et le carfentanil sont devenus en quelques années les nouveaux ennemis publics. Marginales il y a quatre ans, ces molécules à la puissance monstrueuse, plusieurs dizaines de fois plus fortes que l’héroïne, ont causé environ la moitié des 4 050 overdoses recensées dans l’État en 2016.
Comme l’héroïne, le fentanyl s’est répandu après que les pouvoirs publics américains ont sévi contre le trafic d’opiacés par ordonnance (lire « Overdoses sur ordonnance »). Son coût de production dérisoire lui assure un grand avenir. L’héroïne reste un dérivé de plante : « En fabriquer coûte cher, commente un officiel d’Oberlin, une petite ville de Lorain County, dans le nord de l’Ohio. C’est du fermage bête et méchant : il faut cultiver le pavot ; certaines années les récoltes peuvent être mauvaises... » Le fentanyl, lui, ne requiert aucune culture et se commande en quelques clics sur les sites de commerce en ligne chinois, comme Weiku ou Mfrbee.com. Au milieu des maillots de basket ou des croquettes de poulet, on peut en acheter au détail ou en gros, autour de 1 450 dollars la livre (1 186 euros pour 453 grammes).
Cette situation entraîne des tensions diplomatiques entre les États-Unis et la Chine. Plusieurs rapports circonstanciés et une commission parlementaire accusent Pékin de fermer les yeux sur la production clandestine et l’exportation de ce « fentanyl mortel et bon marché », selon les mots du président Donald Trump lors de son voyage à Pékin, en novembre 2017. Les autorités chinoises, qui ne nient pas le trafic, ont promis d’augmenter leurs efforts pour contrôler la production clandestine de drogues. Mais les experts sont pessimistes : ils soulignent une attitude générale de laisser-faire dans la régulation de l’industrie pharmaco-chimique.
Une fois sur le territoire américain, le fentanyl est coupé à d’autres substances ou vendu tel quel, souvent à l’insu des consommateurs. « Quand les toxicomanes cherchent de l’aide, on leur demande d’abord ce qu’ils prennent, relate M. Ed Barrett, ancien toxicomane et directeur d’un centre d’hébergement à Elyria. Ils répondent : “De l’héroïne.” Or les examens d’urine montrent qu’ils prenaient du fentanyl sans le savoir. Parfois, on ne trouve pas une once d’opiacés naturels dans leurs urines. » La substance circule aussi sous forme de comprimés : dans l’Indiana voisin, la police de Fort Wayne a saisi des ersatz de pilules — OxyContin ou Percocet — entièrement composés de fentanyl.
Il suffit de trois milligrammes de fentanyl, soit moins d’une pincée, pour tuer un être humain. Un souffle de poudre répandu dans l’air quand on referme un sachet, par exemple, peut envoyer quelqu’un aux urgences. Proches, policiers, pompiers, infirmiers, employés d’établissement funéraire : toute personne en contact avec une victime court un danger. Manipuler les produits bruts nécessite l’usage de gants, voire de masques, et les protocoles de sécurité se modifient dans le pays. Les polices municipales du Midwest cherchent des machines capables d’identifier les drogues à travers les emballages plastique lors des saisies. Leur matériel vétuste, conçu pour des tests basiques lors de contrôles routiers, s’avère aujourd’hui totalement obsolète.
Le bureau du légiste de Lorain County s’attend à avoir battu en 2017 un triste record d’overdoses à cause du fentanyl et de son sinistre cousin, cent fois plus puissant, le carfentanil, à l’origine utilisé en médecine vétérinaire comme tranquillisant pour les grands animaux, tels que les éléphants. La totalité des zoos et des vétérinaires des États-Unis n’ont besoin que de dix-huit grammes de produit brut par an, soit à peine l’équivalent de quatre morceaux de sucre, pour soigner toute leur population animale, selon la Drug Enforcement Administration. D’après un rapport d’Europol et de l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies datant de novembre 2017, la substance pénètre actuellement en Europe, où le dernier bilan annuel fait état de quarante-huit overdoses au carfentanil, dont vingt-neuf au Royaume-Uni.
Contrefaits, de moins en moins traçables et accessibles en un clic dans le monde entier : les opiacés, comme toutes les denrées, suivent les évolutions du commerce mondial. Les prochaines grandes batailles contre la drogue auront probablement pour théâtre les centres de tri postal.
Maxime Robin, journaliste
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