Dans la police, un débat à bas bruit sur la dépénalisation des droguesSi le ministère de l’intérieur comme les principaux syndicats se montrent hostiles à une réforme, des collectifs de policiers s’interrogent sur l’efficacité de la lutte antistupéfiants.
Par Antoine Albertini
Publié aujourd’hui à 07h00, mis à jour à 18h47
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Des photos de ballots de
cocaïne saisis après une opération policière et diffusées sur les réseaux sociaux, des communiqués de presse saluant le démantèlement d’une nouvelle filière d’importation de
cannabis ou d’héroïne : les jours de la lutte antidrogue se suivent et se ressemblent, ponctués d’interpellations, de procès, de condamnations.
Sur le papier – et pour les statistiques –, ces « victoires » témoignent de la mobilisation réelle des services de police, de gendarmerie et des douanes dans l’inlassable guerre menée contre les trafiquants. Mais, au-delà des satisfecit, un nombre croissant de policiers de terrain, y compris parmi ceux affectés au sein d’unités spécialisées, se prend à douter de l’efficacité d’une stratégie qui ne semble guère endiguer le niveau du trafic ni celui de la consommation. Ni les 100 000 amendes forfaitaires délictuelles dressées depuis septembre 2020 ni les importantes saisies réalisées la même année (96 tonnes de
cannabis, 13 tonnes de
cocaïne, 1 tonne d’héroïne et 1,2 million de comprimés d’ecstasy) ne sont parvenues à démentir ce constat : les Français restent les plus gros consommateurs de substances psychoactives en Europe, en particulier de
cannabisDe 2016 à 2020, d’après les chiffres du ministère de l’intérieur, 208 000 personnes ont été mises en cause en moyenne chaque année pour des infractions à la législation sur les stupéfiants. Les consommateurs (179 000) sont quatre fois plus nombreux que les trafiquants (44 000), même si 17 000 mis en cause le sont pour plusieurs catégories d’infraction. Au total, 18 % de l’ensemble des personnes mises en cause par la police ou la gendarmerie le sont dans des procédures liées aux drogues. Quant à la part des poursuites pénales, elle a augmenté de 15 % à 32 % en l’espace de quinze ans, selon l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies.
Course aux résultats
Pour les fonctionnaires de police, pas question de déclarer publiquement ce que leur inspire ce « cycle sans fin ». Ils avancent leurs réserves sous le couvert d’un strict anonymat. Un discours de lassitude, entendu de Marseille à Lille, de Lyon à Rennes. Qu’ils œuvrent au sein de la police judiciaire, de services de voie publique, de sûretés départementales, tous décrivent un quotidien harassant et répétitif, où seuls comptent les résultats des saisies ou les contrôles d’identité dans l’espoir de récolter les quelques grammes de
cannabis qui permettront – subtilité statistique – de faire apparaître, dans la nomenclature policière, une affaire aussi vite résolue qu’elle a été constatée. Pour l’un d’entre eux, affecté dans un groupe antistups en province, « la stratégie actuelle ne vise qu’à tenter d’empêcher les gros réseaux d’atteindre une masse critique sur le plan financier, ce qui leur permettrait de se transformer en véritables cartels et de menacer les institutions ».
Depuis quelques années, des structures à l’audience encore confidentielle tentent d’unir les voix dissonantes de membres des forces de l’ordre blasés par la course aux résultats. L’antenne française de l’organisation internationale Law Enforcement Against Prohibition (représentants de la loi contre la prohibition) anime, depuis 2018, autour d’un noyau dur d’une demi-douzaine de policiers en activité ou retraités, un réseau informel de douaniers, gendarmes, magistrats, greffiers et acteurs de la chaîne pénale afin de « proposer une réflexion globale sur une question qui mérite davantage que des déclarations à l’emporte-pièce », comme le résume l’un de ses représentants.
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Membre fondateur, Jean-Pierre Havrin, ancien commissaire divisionnaire, regrette qu’il soit « aujourd’hui pratiquement impossible d’évoquer sérieusement le sujet avec un politique : changer de paradigme reviendrait, entre autres, à renoncer à des bons chiffres » qui servent d’« éléments de langage » à destination de l’opinion. Comme ceux des démantèlements des points de deal, devenu en l’espace de quelques mois un indicateur à part entière de l’activité des services de police et de la pertinence de la stratégie menée par les pouvoirs publics. « Mais, poursuit M. Havrin, même un flic avec quinze jours de service peut arrêter un mec qui a 3 grammes de
shit dans la poche. »
« Assécher le marché noir »
Police contre la prohibition, un collectif créé il y a trois ans et très actif sur les réseaux sociaux, milite quant à lui en faveur de la
dépénalisation, au nom du réalisme et de la défense des libertés fondamentales. « Alors que n’importe qui peut mettre sa santé en danger avec la malbouffe et l’excès d’alcool, soutient Bénédicte Desforges, ancienne lieutenante de police et fondatrice de Police contre la prohibition, l’usage de drogues reste la seule conduite personnelle qui, sans provoquer en soi de dommage à autrui, constitue un délit. » Pour Mme Desforges, « la
dépénalisation est d’autant plus essentielle qu’elle permettrait en outre de mettre un terme à la politique du chiffre et, du coup, d’apaiser les relations entre policiers et population ». Demeure un obstacle de taille : une culture ancrée dans la police et nourrie, selon l’ex-fonctionnaire de police, de préjugés raciaux quant aux origines ethniques des usagers et des revendeurs, et une
stigmatisation des consommateurs, « que beaucoup de policiers persistent à considérer comme des gens anormaux ».
« Il y a encore beaucoup trop de fantasmes et de confusion sur cette question », déplore Caroline Janvier, députée (La République en marche) du Loiret, rapporteuse thématique au sein de la mission d’information commune sur la réglementation et l’impact des différents usages du
cannabis. Son rapport, rendu public le 5 mai, conclut à une nécessaire «
légalisation réglementée » du «
cannabis récréatif ». « Notre porte d’entrée, explique Mme Janvier, c’est le sanitaire. De ce point de vue, les dangers liés à la consommation sont accrus par notre modèle de prohibition parce que les dealeurs n’ont pas de cahier des charges sur la qualité du produit. » En contrôlant toute la chaîne depuis la production jusqu’à la consommation, à travers un encadrement strict, Mme Janvier assure que « les pouvoirs publics pourraient reprendre la main sur un secteur aujourd’hui entièrement dominé par le crime organisé ».
Lire notre tribune : Article réservé à nos abonnés « La
légalisation du
cannabis devrait être au centre d’un débat politique jusqu’à présent inexistant »
L’idée a beau être partagée par exemple par Roland Lescure, porte-parole de LRM, ou le mouvement Les Jeunes avec Macron, une telle proposition est loin de faire l’unanimité au sein de la majorité et, plus encore, du gouvernement. Le 3 septembre, évoquant l’exemple espagnol qui permet de « pouvoir cultiver soi-même ses plantes et de les consommer », le ministre de la santé, Olivier Véran, avait prudemment évoqué sur France Bleu l’existence, en matière de régulation du trafic de drogue, de « différentes modalités qui se tentent ».
Cette prise de position n’avait suscité aucune réaction de l’Elysée ou de Matignon, deux jours après les propos d’Emmanuel Macron, alors en visite à Marseille, exhortant les Français à comprendre « que les consommateurs de drogue sont des complices » des trafiquants. La séquence, toute de fermeté, avait presque fait oublier l’annonce par le président de la République, au mois d’avril, de l’ouverture imminente d’un « grand débat national sur la drogue » – restée lettre morte – et, plus encore, ses propos de 2016, lorsque le candidat Macron trouvait à la
légalisation du
cannabis « une forme d’efficacité ».
Consignes de fermeté de Beauvau
Invité du « Grand Jury RTL-Le Figaro -LCI », dimanche 12 décembre, le ministre de l’intérieur avait balayé toute idée de
légalisation du
cannabis : « La grande question (…) est de savoir si cela met fin aux trafics illégaux. La réponse est non. Est-ce que ça réduit la consommation ? La réponse est non », déclarait alors Gérald Darmanin. Le ministère de l’intérieur multiplie les consignes de fermeté : frapper les consommateurs au portefeuille en multipliant les amendes forfaitaires individuelles et lutter contre les trafics, depuis le deal de rue jusqu’aux réseaux à dimension internationale.
Une orientation que partagent, pour l’essentiel, les principaux syndicats de policiers. « La
légalisation ne réglera pas le problème, assure Patrice Ribeiro, secrétaire national de Synergie-Officiers. D’abord parce que les dealeurs ne vont pas, au lendemain d’une loi, abandonner le trafic pour aller gagner un smic. Ils réorienteront simplement leur business vers d’autres produits. Ensuite, parce que l’exemple de la
cigarette démontre qu’une marchandise légalisée continue à être écoulée sur le marché noir. »
A quelques mois de l’élection présidentielle, l’opinion paraît pourtant être parvenue à un point de bascule. Au mois de janvier, un sondage commandé au CSA par Médecins du monde révélait que 66 % des Français estimaient inefficace la politique de répression en matière de lutte antidrogue. Six mois plus tard, en juin, une autre étude, menée cette fois par l’IFOP, mettait en lumière « une ouverture croissante de l’opinion publique à un assouplissement de la réglementation ». Ainsi, 51 % des sondés s’y disaient favorables à la
dépénalisation du
cannabis, « un taux d’adhésion en hausse de 8 points » par rapport à la précédente mesure de l’institut, remontant à 2017, et désormais supérieur à la barre symbolique des 50 %. « Il faut cependant être réaliste, note M. Havrin. La
légalisation directe et sans préavis est politiquement utopique. Il faut progresser pas à pas, dépénaliser d’abord et mesurer l’impact d’une telle mesure. »
L’Office français antistupéfiants s’inquiète suffisamment de la montée d’un discours prolégalisation pour avoir consacré au sujet une « note d’alerte » confidentielle en mars. Dans ce document de deux pages que Le Monde a consulté, le service chef de file de la lutte antidrogue en France se montre notamment préoccupé par la décision de la commission des stupéfiants des Nations unies de déclassifier le
cannabis en substance à « potentiel thérapeutique », intervenue en décembre 2020, une initiative qui permettrait aux partisans de la
légalisation de souligner la « double position supposée de la France vis-à-vis du
cannabis, qui fait de la lutte contre le trafic illicite de stupéfiants une priorité alors que le
cannabis a été reclassé ». L’office estime également que les résultats d’un sondage commandé par le Collectif pour une nouvelle politique des drogues, en janvier, au terme duquel une large majorité des sondés considéraient la pénalisation pour usage de
cannabis comme inefficace, prouvaient « la défiance de l’opinion publique quant à la politique de lutte contre le
cannabis