Débattre de l'ouverture des centres d'injection supervisés: un devoir politique
Une expertise collective de l'Inserm publiée le 30 juin 2010 "Réduction des risques chez les usagers des drogues" fait apparaître tout l'intérêt que représentent les centres d'injections supervisés (CIS) pour "les usagers à haut risque". Cette étude estime de l'ordre de 200.000 à 250.000 personnes le nombre des "usagers problématiques" de drogues en France, et justifie le bien fondé d'une politique de
réduction des risques visant tout particulièrement les populations en situation de précarité sociale qui s'injectent des stupéfiants dans un contexte de promiscuité accentuant les risques de contaminations et d'overdoses. Les centres d'injection supervisés se sont mis en place depuis 2003 et apportent des réponses adaptées, selon les évaluations qui en sont faites par les autorités sanitaires et de sécurité publique de pays comme l'Allemagne, l'Australie, le Canada, l'Espagne, le Luxembourg, la Norvège, les Pays-Bas et la Suisse. Ils permettent en effet d'accueillir des personnes vulnérables qui habituellement ne s'intègrent pas aux dispositifs de santé publique et démontrent leur efficacité dans la réduction des overdoses. Selon l'expertise, "[...] les CIS peuvent être considérés comme une mesure complémentaire (et non concurrente) à d'autres dans la palette de services proposés aux usagers permettant de répondre à des besoins de
réduction des risques spécifiques liés à l'injection. Ils constituent un lieu de refuge (sécurité, injection dans des conditions hygiéniques, possibilité de recevoir conseils et instructions spécifiques) et d'accès à des soins de
base et un trait d'union vers d'autres services, pour les usagers à très hauts risques."
Alors qu'en août 2010, Gérard Larcher proposait comme président du Sénat de mettre en place une commission parlementaire consacrée aux CIS et que le maire de Marseille Jean-Claude Gaudin se disait favorable à une expérimentation dans sa ville, François Fillon mettait fin à cette ouverture: "La priorité de Matignon est de réduire la consommation de drogue, non de l'accompagner, voire de l'organiser." À n'en pas douter, un tel enjeu en termes de santé publique et de responsabilité éthique des politiques ne saurait être évité dans le débat d'idées qui accompagne la campagne électorale. Il concerne, lui aussi, nos valeurs sociales.
Nous avons appris avec l'émergence du VIH ce qu'une politique de "réduction des risques" signifiait et quels en étaient les déterminants. Il s'agit essentiellement d'un parti-pris inspiré par les valeurs de respect et de confiance réciproques. Un risque à tenter, mais certainement préférable aux positions réfractaires à tout engagement, aux attentismes stériles, ou aux jugements sommaires qui accentuent les discriminations.
C'est là où je situe le "principe de responsabilité" et cette dynamique de la responsabilisation qui mobilise une société. Pour Nietzsche "être responsable c'est tenir ses promesses". Qu'en est-il de nos engagements, de nos responsabilités au regard des personnes dépendantes de produits illicites ayant des conséquences préjudiciables à leur état de santé et à leur vie en société? Comment hiérarchiser nos critères de décisions et justifier des choix dont les conséquences ont une portée certes dans l'existence de la personne toxicomane, mais également pour d'autres qui pourraient être incités à des pratiques de consommation du fait de l'apparente tolérance que signifierait l'aménagement de l'usage des stupéfiants dans un contexte médicalement contrôlé? Jusqu'à quel point le compromis est-il acceptable et à quel moment peut-il être considéré comme une forme de compromission -le renoncement aux principes estimés supérieurs relativisant tout, au point de mettre en cause la moindre autorité?
Des pays comme l'Espagne, les Pays-Bas, la Suisse ou le Canada démontrent l'intelligence et la minutie des procédures mises en œuvre pour ouvrir des CIS (parfois dénommées "salles de consommations à moindres risques") à destination des usagers de drogues. Ces expériences ont favorisé l'émergence d'une culture mais également d'une expertise validée par des approches plurielles. Pour ce qui me concerne je me réfère à de tels acquis et interroge la réalité immédiate avec cette grille de lecture qui permet de mieux repérer notre champ de responsabilité.
Les analyses et évaluations qu'ils produisent constituent autant d'insultes faites à l'inconséquence de nos politiques de
réduction des risques, à l'insuffisance de nos programmes de santé publique dans
ce domaine. Car il s'agit d'appréhender ces situations en termes de santé publique et non pas de sécurité publique ou plutôt de politiques sécuritaires. Les responsables municipaux ou de l'ordre public l'ont affirmé à plusieurs reprises: dans les pays qui ont su mettre en place les réponses appropriées, la criminalité liée aux trafic des drogues et à leur usage, les promiscuités de toute nature n'y ont pas trouvé le moindre avantage, au contraire. Accueillir selon des règles strictes et dans un contexte professionnel parfaitement maîtrisé des personnes hautement dépendantes de stupéfiants, c'est créer les conditions d'une relation possible qui se construit progressivement et réhabilite ainsi un rapport de confiance. Plutôt que de vivre la dépendance dans la déchéance de pratiques indignes, tragiques et dangereuses, reléguées dans les bas-fonds de la cité, ces lieux d'exclusion et de violence qui exposent au cumul de risques, l'alternative proposée est celle de l'hospitalité, de l'écoute, du suivi, de l'accompagnement et parfois d'une ouverture possible sur une réintégration sociale, une sortie de la dépendance.
Personne, je pense, ne considère les CIS comme une fin en soi, je veux dire comme la réponse aboutie aux circonstances si intriquées de l'entrée dans la spirale infernale de la toxicomanie, de la marginalité sociale, de la précarité. Il s'agit avant toute autre considération de l'expression d'un souci de non abandon.
C'est bien la question de l'acceptabilité et des limites d'un dispositif innovant de santé publique qui est posée dans notre pays, là où nos politiques de prévention (ou de répression) sont elles-mêmes confrontées à leurs limitations, à leur inadaptation dans la capacité même de produire des réponses recevables et efficientes. Il ne s'agit pas tant de "réduire des risques" que de permettre à des personnes d'éviter d'être plus que d'autres exposées à des situations qui mettent en péril leur existence et accentuent leur relégation. Une telle démarche est inspirée par une idée de justice, dès lors que l'on constate de manière assez évidente que nos carences trop souvent justifiées par des dogmatiques peu recevables, accentuent les vulnérabilités et les violences dont sont victimes les plus démunis et les plus fragiles dans notre société face à la criminalité des trafics de stupéfiants. L'idée actuellement développée notamment dans la "théorie de justice" consiste à permettre aux personnes en situations de vulnérabilité de retrouver la capacité d'exercer un pouvoir sur leur propre existence. Une telle visée procède d'une démarche par étapes qui permette à la personne de se réapproprier une dignité, un sentiment d'estime de soi, la certitude d'appartenir à une société qui la reconnaît
dans ce qu'elle est et ce à quoi elle aspire.
Le devoir de non indifférence comme celui de non abandon nous inscrivent dans un champ éthique qui à la fois engage et expose. Certes, il serait apparemment avantageux de se détourner plutôt que d'accepter le risque d'une confrontation, tout particulièrement s'agissant des circonstances redoutables de l'existence.
Pour en revenir à l'organisation du dispositif des centres d'injections supervisés, je constate que les personnes soucieuses de produire des propositions, certes délicates, voire ambivalentes dans un contexte aussi complexe, estiment préférable une approche dont elles savent la difficulté, au renoncement dans l'inaction. Leur inquiétude, qu'on pourrait a minima qualifier de "conscience citoyenne" témoignée à des personnes mutilées et déshumanisées par leur toxicomanie, les situe dans une position de non jugement, de réceptivité, et de disponibilité qui rend encore possibles des initiatives, y compris aux extrêmes, aux confins du concevable.
Ne convient-il pas d'admettre qu'à un certain stade dans la perte d'autonomie, dans l'altération des capacités ou des fonctions qui permettent d'exprimer et d'affirmer une identité, une personnalité, les notions générales se diluent et perdent en pertinence. Ainsi, lorsque nous sommes en responsabilité de personnes malades, l'approche vitale relève parfois d'une situation d'urgence qui induit ses propres règles. En bonne pratique médicale, l'état d'urgence justifie l'exception transitoire de dispositifs mobilisés afin de sauver la personne d'une mort possible. Ce principe me semble adapté aux circonstances que nous évoquons et pourrait être ainsi développé pour justifier l'ouverture de CIS en France.
Qu'en est-il des convenances pour "temps de paix" face à l'extrême, face à ces meurtrissures que provoque la dépendance au point d'altérer la figure humaine de la personne ainsi révoquée dans ce qu'elle est? Poser de telles questions c'est accepter une posture de dissidence, lorsque l'on estime que les réponses non adaptées mènent à l'échec, à l'escalade de mesures attentatoires aux libertés individuelles et plus encore à la dignité humaine, dont, de surcroit, l'inefficience s'avère consternante. Dans l'affirmation d'une position de sollicitude, y compris lorsque sa justification semble parfois démentie par les faits, se manifeste une capacité de résistance ne serait-ce que dans la faculté de préserver une part de confiance, une certaine idée de l'homme insoumise aux fatalismes qui éradiqueraient toute envie d'action, tout dessein de transformation du monde, ne serait-ce que pour nous permettre de gagner en humanité.
Lorsqu'une société produit tant de marginalités et sous tant de formes différentes, il conviendrait qu'elle s'interroge sur ce qui les induit, sur ses dysfonctionnements structuraux. Fabriquer du rejet là où devrait primer l'exigence d'intégration, les valeurs du bien commun, est révélateur de carences et de manquements qui devraient nous rendre plus humbles dans nos théorisations souvent péremptoires et dans des choix d'une indécence qui parfois stupéfie.
Qui peut soutenir honnêtement que, d'un point de vue éthique, le renoncement, la négligence, l'exclusion s'avèrent préférables à la tentative d'une approche différente qui privilégie une certaine idée que l'on a de la personne humaine reconnue dans sa valeur propre et ses droits, quelques soient les circonstances qui affectent son autonomie? En matière de santé publique et face aux réalités de la vulnérabilité, le pragmatisme inspire mieux que ces prudences délétères sollicitées pour justifier l'inertie, les rigidités et les obstinations idéologiques contraires aux valeurs d'humanité.
En l'occurrence nos réponses ne peuvent plus longtemps relever des vaticinations morales, des considérations d'une philosophie politique juchée sur le promontoire de ses convictions. Il y a urgence à agir, à sensibiliser la cité à des enjeux forts qui la concernent et l'impliquent plus qu'elle ne le pense faute de concertations publiques à cet égard.
J'ai bien conscience de l'effort de sensibilisation et donc d'information qu'il conviendra d'assurer afin de contribuer à l'acceptabilité des CIS dans un contexte social a priori peu préparé. La notion de responsabilité partagée me semble signifiante dans l'approche qui s'impose désormais afin de mobiliser les compétences et plus encore les solidarités dans ce domaine si maltraité auquel il nous faut conférer une authentique dignité politique. Dans ce domaine également, notre démocratie mérite mieux que les solutions discutables ramenées aux théories et aux dispositifs exclusivement sécuritaires et répressifs.
Nous gagnons en intelligence politique et en "solidarités actives" à tenter des approches à nos marges, là où nos acquis sont certes défiés mais où nous pouvons renouveler notre vision du vivre ensemble, du vivre avec. C'est ainsi que nous rendons possible le présent et tentons d'inventer un futur porteur d'autres possibles, de nouvelles libertés.
Source :
http://www.huffingtonpost.fr/emmanuel-h … ref=france