Un soir de 2004...
"L'excitation grandit. Le petit paquet est devant moi, sur le bureau. Je n'ai plus du tout envie de discuter avec mes amis, sur cet ordinateur qui me tient pourtant compagnie tous les jours, depuis des mois. Mon esprit s'emballe, mes mains tremblent, alors que je m'empresse d'exécuter ce qui est déjà , depuis quelques semaines, devenu un rituel, mon rituel.
J'ouvre avec fébrilité le morceau de papier soigneusement plié. La cuillère, le filtre, la fiole d'eau stérile, le citron, le briquet, le tampon d'
alcool, le tampon sec, la seringue, la ceinture en guise de garrot... Je secoue délicatement la précieuse poudre pour la verser dans la cuillère. Quelques gouttes d'eau, 7 suffisent, je le sais depuis longtemps maintenant. Pas plus, pas moins. Juste assez pour diluer, mais pas trop pour tenir dans la seringue. 3 gouttes de citron. Je fais chauffer. Le liquide brunit et laisse s'échapper une odeur, âcre, qui chatouille mes narines et affole mon cerveau. Cette odeur familière m'apaise. Pourtant mes mains se mettent à trembler. Le tampon dans le mélange, la seringue. Le liquide brunâtre se précipite dans la seringue. Pas une bulle d'air. Avec une totale maitrise et un empressement grandissant, je remonte ma manche, désinfecte rapidement ma peau avec l'
alcool, sers la ceinture autour de mon bras. Tout mon corps frémit d'avance. Le monde n'existe plus. Le métal froid perce la peau d'un mouvement sec. Le sang, noir, s'engouffre rapidement dans la seringue. Je respire enfin. Je pousse avec hâte mais infinie délicatesse le piston, lentement, d'un geste sûr. Le nectar jaillit dans la veine, coule, file vers le cerveau. Déjà je sens en moi l'effet de la drogue. Pourtant ce n'est pas encore gagné. La seringue peut encore se bloquer, l'aiguille sortir de la veine... Il ne faut pas perdre trop de temps car le sang ne tarde jamais à coaguler dans la seringue, et là : catastrophe!
Mais le piston continue de pousser le mélange. Je retire rapidement l'aiguille, pose le tampon sur le minuscule orifice. Le produit a déjà atteint le cerveau, envahi chaque récepteur, de chaque synapse de mon système nerveux. Je me sens bien. Une intense sérénité m'envahit, me plonge dans un état de bonheur tranquille. Je plane à 1000 kilomètres. Je me laisse tomber dans le canapé. Je n'ai jamais ressenti l'effet aussi fort, aussi intense. Mon cœur se décroche, se répand dans mes tripes. Je pars. Tout va bien. Plus rien ne m'atteint. Je suis là où j'ai toujours voulu être. Je pars. Le canapé dans lequel je suis m'aspire profondément. J'ai la sensation de m'enfoncer dans le coton des nuages. Je pars. Je me sens si bien.
La sonnerie de mon téléphone, lointaine, s'acharne. Je ne l'entends pas.
C., mon copain, ou ex (notre relation n'a jamais été simple et j'ai souvent été incapable de m'y situer.... ) s'inquiète. Depuis 20 minutes, je ne réponds plus sur internet, ce n'est pas dans mes habitudes. Je me suis absentée brutalement, sans prévenir. Il tente de me joindre sur mon portable, mais je ne réponds pas. Il est inquiet, et il ne l'est pas pour rien. Depuis 2 ans qu'il me connaît, il sait que la dépression me tenaille. Il sait que j'ai souvent voulu mourir, il sait que j'ai déjà agi en ce sens. Et il a peur. Pourtant depuis que j'ai goûté à l'
héroïne, je n'ai plus envie de mourir. J'ai trouvé le moyen de soulager mon mal-être. Mais il n'en sait rien. Il ne sait pas encore que j'ai vendu mon âme pour elle.
Il tente encore de me joindre. Et la sonnerie retentit à nouveau. Je l'entends, étouffée. Mais elle est si lointaine que je n'en ai pas vraiment pris conscience.
Il tente encore, envahi par l'angoisse. Mon téléphone hurle à nouveau à côté de moi. Cette fois je l'entends pour de bon. Je ne sais pas où je suis, mais ce bruit m'est familier. Je laisse tomber mon bras à ma droite, vers la table basse, mais elle est loin. Trop loin. Inaccessible.
Mes forces m'ont abandonnée. Je me sens faible. Après plusieurs essais et de nombreux efforts infructueux, je parviens malgré tout à saisir le téléphone. Je décroche machinalement. La voix de mon copain. Il m'interroge, il est très inquiet. Ça fait maintenant plus d'une demi-heure qu'il n'a plus de nouvelles. Je balbutie faiblement. Je n'ai pas la force de lui mentir. Je me suis shootée, à l'
héroïne. Ça fait plusieurs semaines que j'ai commencé. Il panique. Il entend dans ma voix que quelque chose n'est pas vraiment normal. Il veut passer me voir. Je ne résiste même pas.
Il va arriver. Je ne veux pas qu'il me voit comme ça. Je tente de me lever, mais je suis si faible que je ne tiens pas debout. Je me traine jusqu'à la salle de bain pour tenter de me voir dans le miroir. Mais tout est flou, je distingue mal ce qui est autour de moi. Dans la glace, je ne vois qu'un reflet pâle, et dans mon visage où je cherche mes yeux, je ne trouve pas les pupilles. Elles ont disparu dans l'océan vert de mes iris. A bout de force, je retourne me laisser tomber dans le canapé. Je ne me sens plus aussi bien. Je me laisse partir, à nouveau.
Il est arrivé, ça me brise le cœur de lui laisser un spectacle aussi lamentable. Je ne suis plus qu'une ombre, je le sais. Il insiste pour que je garde les yeux ouverts, que je parle. Je voudrais me laisser partir. Je me sens si faible. Et j'ai tellement honte. Je me laisse aller, mais chaque fois il m'oblige à rouvrir les yeux. Je voudrais ne jamais m'être réveillée. Je m'en veux de lui faire vivre ça.
Il restera plusieurs jours à mes côtés.
Les heures sont passées. L'effet de l'
héroïne s'est estompé peu à peu, laissant place, pour la première fois, au manque. Sa présence me gêne. Je me sens tellement minable. Chaque seconde me pèse. Je ne pense qu'à une chose. L'envie, tenace, me tord les entrailles. Je n'arrive pas à dormir. Les nausées rappellent à mon corps qu'il lui manque quelque chose. Il faut que je comble ce besoin. Je m'agite dans le lit, cherchant une position pour soulager mon dos qui me fait mal. Je lance mes jambes dans le vide, espérant chasser la douleur qui envahit petit à petit chacun de mes muscles. Mais je sais au fond de moi qu'elle ne disparaîtra pas. Je devine que je suis déjà dépendante. Tout est allé si vite. Je savais très bien que ça risquait d'arriver. Mais je ne pensais pas que ça viendrait si rapidement. En fait, je n'ai rien vu venir.
Je sais que seul un shoot pourra soulager le mal qui est né en moi, cette nuit là .
Il m'en reste, mais C. est là . Et je ne peux pas faire ça devant lui. Impossible.
Il a bien compris. Il fait tout pour me dissuader de recommencer. Mais je ne peux m'empêcher de penser au petit paquet qui m'attend sur le bureau. Il finit par m'annoncer que si je dois me shooter, il préfère encore être là , "au cas où". Je dois bien m'y résoudre. Le manque se fait de plus en plus fort. Je saurai plus tard que ce jour là , ce n'était encore rien, mais pourtant, c'était déjà insupportable.
C'est en préparant mon shoot devant C. que j'ai compris qu'il était trop tard. J'ai su à cet instant que plus jamais je ne reviendrais en arrière.
4 ans ont passés. 4 ans où j'ai tout fait. Même le pire. Il y a eu le
Subutex (échec total), puis la
Méthadone, qui peu à peu m'a aidée à me passer de ce qui était devenu le centre de ma vie. Ce soir où j'ai failli y rester ne m'a pas arrêtée, loin de là . J'ai longtemps cherché à retrouver cette sensation. Aujourd'hui encore je ne m'estime pas tirée d'affaire. Il en faut si peu pour replonger. Le corps n'oublie pas. Le cerveau encore moins. Les jours où ça va moins bien, l'idée me traverse souvent l'esprit. Heureusement, j'ai appris à écarter ces pensées.
Mais il en faut si peu..."
Stelli