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Depuis peu, le monde du VIH dispose d’un allié inattendu: celui de la cancérologie. Des réflexions communes s’engagent, qu’on espère fécondes. Le point avec Françoise Barré-Sinoussi, Prix Nobel de médecine 2008 pour la co-découverte du virus de l’immunodéficience humaine, et le docteur Asier Saez-Cirion, de l’Institut Pasteur à Paris.
Le Temps: Des rapprochements inédits s’opèrent entre les domaines du sida et du cancer. Un forum leur était même dédié, les 21 et 22 juillet, à l’Institut Curie. Pourquoi ces convergences?
Françoise Barré-Sinoussi: Les liens entre VIH et cancers deviennent évidents. Pour les comprendre, il faut s’interroger: pourquoi les patients séropositifs ne peuvent-ils pas arrêter leur traitement? Les antirétroviraux maintiennent la charge virale à très bas niveau: le risque de maladies associées et de transmission du virus est alors très faible. Pour autant, le virus n’est pas éradiqué: il est en dormance dans des «cellules réservoirs». Là, il est invisible pour le système immunitaire et insensible aux antirétroviraux. Pourquoi? Parce que l’ADN issu du VIH, dit «proviral», s’est intégré dans le génome de ces cellules. Mais quand les patients arrêtent leur traitement, ce virus latent redémarre. D’où l’obligation de prendre un traitement à vie.
Cette persistance du VIH, chez les patients traités, est aussi liée à un état d’inflammation et d’activation des cellules immunes. Cet état explique en partie les comorbidités liées au VIH: cancers, troubles neurologiques, diabète ou affections cardiovasculaires. [On ne parle pas ici des cancers opportunistes qui marquent le passage au stade sida, tel le sarcome de Kaposi, en raison du déficit immunitaire lié au VIH.]
- Mais les liens avec les cancers?
- On commence à identifier, à la surface des cellules réservoirs du VIH, différentes molécules qui servent de marqueurs. Parmi elles figurent les récepteurs PD-1 et CTLA-4, qui sont les cibles de plusieurs immunothérapies des cancers. Une fois activés, ces récepteurs inhibent le fonctionnement des lymphocytes T [des cellules clés de l’immunité], qui deviennent impuissants à combattre des cancers. Des anticorps anti-PD-1 ou anti-CTLA-4 ont donc été développés en cancérologie: ils lèvent ces freins, renforçant l’immunité anti-tumorale. [Ces anticorps donnent des résultats spectaculaires chez certains patients souffrant de mélanome ou de cancer du poumon, notamment.]
- Ces immunothérapies des cancers pourraient-elles être utilisées contre le VIH?
- Il est trop tôt pour le dire. On ne va pas se mettre à traiter toutes les personnes vivant avec le VIH avec ces traitements du cancer! En revanche, certains patients séropositifs sont atteints d’un cancer susceptible de bénéficier d’une telle immunothérapie. Des cohortes de ces patients, aux Etats-Unis et en France, sont actuellement suivies. Quels vont être, chez ces personnes séropositives, les effets d’un anti-PD-1 ou d’un anti-CTLA-4 sur le VIH? La réponse est très attendue.
- Vous avez inspiré le mouvement Towards an HIV Cure («Vers une guérison de l’infection par le VIH»), lancé en 2012 par l’International AIDS Society (IAS). Quelles sont ses priorités?
- On recherche activement un traitement qui pourrait permettre une rémission durable: les patients pourraient arrêter leurs antirétroviraux sans risque de voir le virus «rebondir». Pour cela, il faut cibler les cellules réservoirs où se cache le VIH. Une des priorités est donc la description des biomarqueurs de surface de ces réservoirs. Ils pourraient servir d’outils de quantification des réservoirs, mais aussi de cibles pour de futures thérapies. C’est là une orientation majeure de la recherche. On peut imaginer que les patients présentent des différences, en termes de sous-populations de réservoirs. Et donc, qu’il faille personnaliser les futurs traitements du VIH – comme pour les traitements des cancers.
- Plusieurs populations de patients hors norme intriguent les chercheurs. Que nous ont-ils appris?
- Il y a d’abord eu les «patients de Boston», deux hommes séropositifs qui avaient bénéficié d’une greffe de moelle osseuse pour traiter une leucémie. A la suite de quoi, toute trace de virus avait disparu de leur sang. Ils avaient interrompu leur traitement. Mais quelques mois plus tard, le virus a rebondi: ils ont dû reprendre leurs antirétroviraux.
Autre espoir déçu: le «bébé du Mississippi». Née séropositive en 2010, cette petite fille avait été mise sous antirétroviraux dès sa naissance. Traitée dix-huit mois, puis perdue de vue, elle n’avait plus de trace détectable de VIH quinze mois après l’arrêt de sa trithérapie. Mais chez elle aussi, le virus est reparti. Ces patients montrent les insuffisances de notre détection des réservoirs viraux. Pour les débusquer, nous devons trouver d’autres marqueurs.
A Paris, le cas d’un autre enfant a été présenté…
Asier Saez-Cirion: Cet enfant sud-africain, né d’une mère séropositive, a été infecté par le VIH à la naissance. Traité précocement durant quarante semaines, il a ensuite interrompu les antirétroviraux dans le cadre d’un essai clinique. Aujourd’hui âgé de 9 ans et demi, il présente toujours une charge virale indétectable, plus de huit ans après l’arrêt de son traitement. En France, nous avons décrit un cas similaire. Sur tous les continents, quelques patients contrôlent l’infection après l’arrêt de leur traitement. Tous avaient démarré ce traitement très tôt après l’infection. Ils restent très surveillés: le cas du bébé du Mississippi est dans les mémoires.
- Quid du fameux «patient de Berlin»?
- Fr. B.-S.: Séropositif depuis 1995, il a aussi bénéficié d’une transplantation de moelle osseuse pour traiter une leucémie, en 2007. Par chance, cette moelle provenait d’un donneur qui présentait une résistance génétique à l’infection par le VIH. Ce donneur portait une mutation dans un gène nommé CCR5: ses lymphocytes T présentaient un récepteur tronqué, sur lequel le VIH ne pouvait s’arrimer. Ni donc infecter ces cellules. A la suite de cette greffe, le patient de Berlin a développé un nouveau système immunitaire: ses lymphocytes T résistaient au VIH. Cet homme a arrêté tout traitement antirétroviral. Il a été déclaré guéri du sida en 2011.
- Une autre population de patients est exceptionnelle: ce sont les «contrôleurs d’élite»
- Fr. B.-S.: Ils représentent 3 à 5 ‰ des patients. Infectés depuis des dizaines d’années par le VIH, ils n’ont jamais reçu aucun antirétroviral. Pour autant, ils parviennent à contrôler naturellement l’infection, même si l’on détecte de très faibles niveaux de réservoirs viraux dans leur organisme. Leur immunité d’exception est liée à un fonds génétique protecteur (les gènes HLA B27 et B57), qui rend extrêmement efficace la réponse immune par les lymphocytes cytotoxiques (CD8). Ces observations, jointes à des travaux expérimentaux chez des primates, plaident en faveur du concept de rémission possible après l’arrêt de tout traitement.
- A. S.-C.: Ces «contrôleurs naturels» nous livrent des pistes pour développer de nouvelles approches qui miment leur réponse immune si efficace. Chez la plupart des sujets infectés, le VIH «file» directement dans les ganglions, où se forment les lymphocytes CD8. Là, le virus bloque la maturation de ces cellules. Nos travaux chez le macaque montrent que, même sans fonds génétique favorable, une réponse immune peut être développée pour diminuer la présence de VIH dans les ganglions.
- Quid, enfin, des «patients Visconti»?
- Fr. B.-S.: C’est encore une autre population. Peu nombreux à ce jour (14 en France), ils ont la particularité d’avoir très vite présenté des symptômes graves après la primo-infection. Ayant consulté très tôt, ils ont été mis sous traitement dans les trente jours après l’infection. Traités plusieurs années, avec une charge virale très bien contrôlée, ils ont demandé à arrêter leur traitement antirétroviral, tout en restant très suivis. Ils n’ont jamais eu besoin de reprendre leur traitement: c’est l’exemple même d’une rémission durable.
- Quelles sont les pistes suivies pour obtenir une rémission durable?
- Fr. B.-S.: Diverses stratégies ciblent les cellules réservoirs du virus. On peut tenter de faire sortir le virus caché à l’aide de molécules utilisées en cancérologie, qui modifient la structure de l’ADN. D’autres tentatives visent à ôter, par thérapie génique, l’ADN proviral intégré dans l’ADN des cellules réservoirs. On cherche aussi à éliminer ces réservoirs. Par exemple, on peut imaginer développer des anticorps bi-fonctionnels: un de leurs bras ciblerait un marqueur présent sur ces cellules, un autre porterait une fonction cytotoxique. Mais il faut pouvoir les distinguer des cellules immunitaires saines.
- D’autres stratégies s’inspirent de thérapies anti-cancer…
- Fr. B.-S.: Oui. Il s’agit de booster les capacités antivirales du système immunitaire. On cherche à stimuler les lymphocytes CD8 à l’aide de vaccins; c’est encore balbutiant. On peut aussi stimuler ces mêmes lymphocytes par des manipulations génétiques. Le modèle est ici celui des cellules «CAR-T», développées contre certains cancers. Une autre stratégie serait d’associer aux antirétroviraux un vaccin thérapeutique qui optimiserait la réponse immune anti-VIH.
- A. S.-C.: Il y a aussi ces essais préliminaires avec les immunothérapies des cancers, chez les séropositifs souffrant de cancers. Différentes équipes tentent aussi de reproduire le traitement du patient de Berlin. Le principe? On manipule génétiquement les cellules souches à l’origine des lymphocytes T pour leur faire produire une version tronquée du récepteur CCR5.
- Quid des «anticorps neutralisants», ces agents prometteurs en traitement ou en prévention?
- A. S.-C.: Ces anticorps neutralisants dits à large spectre sont capables de contrôler différentes souches de VIH. Ils sont trouvés chez un petit nombre de patients. Isolés et caractérisés, ils ont été injectés à d’autres individus: chez le singe et chez l’homme, ils donnent des niveaux de protection encourageants. A l’IAS, cette semaine, des données ont été présentées sur de nouvelles générations d’anticorps à très longue durée de vie: l’idée serait de les injecter trois ou quatre fois par an. De plus, ces anticorps ne font pas que bloquer l’infection, ils peuvent aussi éliminer les cellules infectées, contrairement aux antirétroviraux. Enfin, ils semblent avoir un certain effet vaccinal.
- Fr. B.-S.: La grande question reste: en prévention, avec quel vaccin parviendra-t-on à induire des anticorps aussi efficaces? La recherche d’un vaccin contre le VIH nous a révélé la pauvreté de nos connaissances théoriques en vaccinologie. Aujourd’hui encore, on ne sait pas comment marche un vaccin aussi efficace que celui de la fièvre jaune, par exemple. Un retour aux études fondamentales apparaît indispensable.
VIH: une mortalité en baisse, plus de la moitié des séropositifs traités
5000 nouvelles infections par jour ont eu lieu dans le monde en 2016, soit 1,8 million de personnes – contre 2,1 millions en 2015.
36,7 millions de personnes vivaient avec le VIH en 2016.
1 million de personnes sont mortes du sida en 2016, contre 1,9 million en 2005. Soit une mortalité divisée par deux (–48%) depuis 2005.
Pour la première fois, en 2016, plus de la moitié (53%) des personnes vivant avec le VIH sont sous traitement. Elles n’étaient que 4% en 2003.
Mais l’épidémie flambe en Europe orientale et en Asie centrale. Entre 2010 et 2016, le nombre de nouvelles infections a bondi de 60% et celui des morts a progressé de 27% dans ces régions.
Gare aux résistances. Le 21 juillet, l’OMS a mis en garde contre la tendance à la hausse de la résistance du VIH aux médicaments.
Sources : https://www.letemps.ch/sciences/2017/07 … t-evidents
Rapport Onusida, 20 juillet 2016.
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