Pourquoi 98% des français ont tort - Décriminalisation mode d'emploi

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Alain Will homme
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Books - Numéro 15 - Septembre 2010

Publiée en juin 2010, la dernière enquête de l´Observatoire français des drogues et des toxicomanies montre que 85”‰% des Français sont hostiles à  l´idée que le cannabis soit mis en vente libre, « comme le tabac ou l´alcool ». Ils sont encore plus de la moitié à  rejeter l´idée que le cannabis soit autorisé « sous certaines conditions ». L´Observatoire n´a pas posé la question de savoir s´ils seraient favorables à  la mise en vente libre des drogues dites dures – héroïne, cocaïne, amphétamines – tant la question, apparemment, ne se pose pas, et tant la réponse serait attendue : près de 100”‰% de non”‰! Ce que nous expliquons dans ce dossier, c´est que la question se pose, qu´elle est posée sérieusement par des gens sérieux, dont une fraction non négligeable répond par l´affirmative.

Comme souvent hélas”‰! en démocratie, l´opinion majoritaire est fondée sur une sainte ignorance. Dans son enquête, l´Observatoire ne pose pas la question simple de savoir si les gens sont au courant qu´il existe un pays européen où chacun peut se procurer des stupéfiants et en consommer sans être inquiété par la police et la justice. Bien peu de Français savent qu´un tel pays existe. Il est proche de nous. C´est le Portugal, qui a décriminalisé l´usage de toutes les drogues en 2001. Ce pays a désormais près de dix ans de recul pour juger de l´intérêt de cette mesure. Or le bilan est clairement positif. La consommation de drogues y est désormais l´une des plus faibles d´Europe et se fait dans des conditions sanitaires et psychologiques optimisées (lire « Décriminalisation, mode d'emploi »).

Pour tenter de réfléchir sereinement à  ce sujet ô combien passionnel, la voie la plus efficace est d´examiner la situation aux États-Unis et en Amérique latine (lire «Traiter les drogues comme l'alcool » et « La guerre perdue contre la cocaïne »). Les problèmes nés de la prohibition y sont, en effet, tellement monstrueux que les arguments en faveur d´une libéralisation du marché ne peuvent être ignorés de l´observateur de bonne foi. Quels sont-ils”‰? Le principal résume tous les autres : le coût économique, social et politique de la prohibition dépasse de très loin les bénéfices qu´elle est censée apporter. Malgré l´intensité de la « guerre anti-drogues » menée par les États-Unis sur leur territoire et ailleurs dans le monde depuis des décennies, la consommation dans ce pays n´a pas diminu锉; elle s´est « démocratisée », au contraire, les prix ayant baissé. Un demi-million de personnes sont entassées dans les prisons américaines pour n´avoir souvent fait que consommer une substance illicite. Quand ils en sortent, ils vivent en marge de la société. Les cartels de la drogue n´ont jamais été aussi puissants, faisant trembler sur leurs bases les fragiles démocraties latino-américaines. Au Mexique, les têtes coupées roulent sur l´asphalte. Partout, la corruption vérole les polices, les tribunaux et jusqu´aux plus hautes sphères des États.

Il n´est pas bien difficile de comprendre que la prohibition actuelle reproduit l´erreur de celle de l´alcool dans les années 1920, avec des effets décuplés sur le crime local et international, la santé publique et la cohésion sociale. Si l´on ajoute à  ce tableau la question de l´Afghanistan, où l´armée américaine et les talibans se disputent de facto le contrôle de l´épicentre de la production de l´héroïne mondiale, on voit aussi que la prohibition contribue à  compromettre la paix dans le monde.

Sur ce bilan désastreux, la plupart des experts de bonne foi sont d´accord”‰; d´accord aussi pour conclure, en bonne logique, à  la nécessité d´étudier les moyens d´assouplir les dispositifs répressifs, de libéraliser les conditions d´achat, voire de légaliser complètement le marché. Traiter les drogues comme l´alcool (qui est une drogue dure, ne l´oublions pas), telle est la solution préconisée depuis longtemps par divers économistes (lire «Traiter les drogues comme l'alcool » et « La guerre perdue contre la cocaïne »). L´héroïne, la cocaïne et les amphétamines seraient alors produites par des entreprises privées ayant pignon sur rue, soumises aux procédures de contrôle qualité, et leur commerce serait taxé comme celui de l´alcool ou du tabac. Les acheteurs seraient dûment avertis des effets de ces produits, comme ils le sont pour l´alcool et le tabac, mais ils seraient libres de consommer ou non et ne seraient pas mis au ban de la société. Le pari est que la consommation n´augmenterait pas, même peut-être diminuerait, comme l´exemple portugais le laisse espérer.

Ce faisant, nous reviendrions à  la situation qui était celle du monde occidental à  la veille de la Première Guerre mondiale, du temps où la notion de drogue illicite n´existait pas (lire « Un étrange renversement de l'histoire »). Il va sans dire que cette solution radicale heurte les meilleurs esprits (lire « ''Ni la prohibition, ni la légalisation ! » ). Mais, au moins, que le débat soit lanc锉!

Il m'arrive de trouver que la vie est une horrible plaisanterie. F. Sagan.

Je vois dans la révolution la revanche du faible sur le fort. La liberté est un mot que j'ai longtemps chéri. Sade (Le marquis de)

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Alain Will homme
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Décriminalisation mode d´emploi

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Books - Numéro 15 - Septembre 2010

Si l´on veut constater les effets de la décriminalisation de l´usage des drogues dures, il suffit d´aller au Portugal, qui pratique cette politique depuis dix ans. Avec une indéniable efficacité...

Quiz : quel pays d´Europe jouit des lois sur la drogue les plus libérales”‰? Un indice : ce ne sont pas les Pays-Bas. Même si sa capitale est bien connue des camés et des collégiens pour ses coffee-shops emplis de fumée de marijuana, la Hollande n´a jamais réellement légalisé le cannabis, les Néerlandais s´étant contentés de ne pas appliquer leurs lois contre ces boutiques”‰(1). La bonne réponse, c´est le Portugal qui, en 2001, a été le premier pays d´Europe à  abolir toutes sanctions pénales pour possession personnelle de drogues, y compris la marijuana, la cocaïne, l´héroïne et la méthamphétamine”‰(2).

Sur avis d´une commission nationale chargée d´étudier le problème de la drogue, on a substitué aux peines de prison une offre de thérapie. Avec, pour arguments, que la peur de la prison pousse les drogués à  se terrer et que l´incarcération coûte plus cher qu´un traitement”‰; alors, pourquoi ne pas leur offrir plutôt des soins médicaux”‰? Sous le nouveau régime portugais, toute personne trouvée en possession de quantités minimes de drogue comparaît devant un comité composé d´un psychologue, d´un assistant social et d´un conseiller juridique, qui lui prescrivent une thérapie appropriée au lieu de l´envoyer en prison. La personne est libre de refuser.

Reste à  savoir si cette nouvelle politique est efficace. À l´époque, ses adversaires affirmaient qu´elle ne ferait qu´ouvrir la voie aux « touristes de la drogue » et aggraver le problème au Portugal, champion européen de la consommation de drogues dures. Mais les résultats, analysés récemment dans un rapport commandé par le Cato Institute”‰(3), un groupe de réflexion « libertarien », disent bien autre chose.

L´étude, parue en avril 2009, montre qu´au cours des cinq années suivant la dépénalisation l´usage de drogues chez les adolescents portugais a baissé, ainsi que les taux d´infection VIH causée par le partage de seringues, tandis que le nombre de demandes de traitement contre la toxicomanie avait plus que doublé. « Selon tous les critères, la décriminalisation au Portugal s´est révélée un succès retentissant, déclare Glenn Greenwald, juriste et écrivain maniant parfaitement la langue portugaise, qui a dirigé l´enquête. Elle a permis au gouvernement de gérer et contrôler le problème des drogues beaucoup mieux que tout autre pays occidental. »

BAISSE DE LA CONSOMMATION CHEZ LES JEUNES

Comparés à  ceux de l´Union européenne et des États-Unis, les chiffres publiés sont impressionnants. Depuis la décriminalisation, le Portugal est le pays d´Europe où la proportion de personnes de plus de 15 ans ayant consommé au moins une fois de la marijuana est la plus faible : 10”‰%. À titre de comparaison, ce taux est de 39,8”‰% aux États-Unis (parmi les plus de 12 ans). Proportionnellement, les Américains qui ont déjà  pris de la cocaïne sont plus nombreux que les consommateurs de marijuana au Portugal.

Le rapport montre qu´entre 2001 et 2006 le taux de jeunes de 14-15 ans ayant consommé au moins une fois une drogue illicite est tombé de 14,1”‰% à  10,6”‰%”‰; il a également baissé chez les adolescents plus âgés. Le taux de jeunes de 16-18 ans ayant consommé au moins une fois de l´héroïne est passé de 2,5”‰% à  1,8”‰% (mais la consommation de marijuana a légèrement augmenté dans cette tranche d´âge). Le nombre de nouveau cas de contamination par le virus du sida chez les toxicomanes a baissé de 17”‰% entre 1999 et 2003, et les décès liés à  la prise d´héroïne ou autres drogues similaires ont diminué de plus de moitié.

En outre, le nombre de traitements de sevrage à  la méthadone ou à  la buprénorphine (Subutex) est passé de 6”‰040 à  14”‰877 après la dépénalisation, tandis que les économies effectuées sur les coûts de la répression ont permis d´attribuer des sommes plus importantes aux programmes thérapeutiques.

L´étude du cas portugais présente beaucoup d´intérêt pour les législateurs américains, qui doivent actuellement faire face aux violences engendrées par l´escalade de la guerre des gangs mexicains. Les États-Unis ont adopté depuis longtemps une ligne politique répressive, soutenant exclusivement les accords internationaux qui imposent la prohibition et infligeant à  leurs propres citoyens des sanctions parmi les plus dures du monde pour la possession et la vente de drogues. Pourtant, l´Amérique détient les records mondiaux en termes de consommation de cocaïne et de marijuana. Et si la plupart des pays de l´Union européenne possèdent une législation plus libérale que les États-Unis, la consommation y est plus faible.

« Nous devrions être capables d´en finir avec notre réflexe de refus chaque fois qu´un nouveau pays veut décriminaliser et envisager sérieusement l´éventualité que la répression n´ait guère d´effet sur la consommation de drogues », explique Mark Kleiman, qui dirige le programme d´analyse de la politique anti-drogue à  l´université de Los Angeles”‰(4). Kleiman ne pense toutefois pas que le Portugal est un modèle réaliste pour les États-Unis, les différences de taille et de culture entre les deux pays étant trop importantes.

Mais un mouvement est en marche aux États-Unis, dans l´État de New York, la Californie et le Massachusetts, pour demander une révision de nos lois par trop répressives. Les sénateurs Jim Webb et Arlen Specter cherchent à  obtenir du Congrès qu´il crée une commission nationale, un peu à  la manière du Portugal, avec pour mission de réformer le système pénitentiaire et réviser la politique de sanctions contre les drogues. Comme le souligne Webb, les États-Unis n´abritent que 5”‰% de la population mondiale, mais 25”‰% de sa population carcérale.

L´IMPACT SUR LA VIE DES FAMILLES

Selon Greenwald, l´un des grands problèmes du débat sur la politique anti-drogues américaine tient au fait qu´il repose sur « des spéculations et l´exploitation de la peur » plutôt que sur des données empiriques montrant les effets de politiques plus tolérantes. Le Portugal a réussi à  contrecarrer ce qui était devenu le problème sanitaire numéro un du pays. « L´impact sur la vie des familles et sur notre société est bien plus faible qu´avant la décriminalisation », affirme Joà£o Castel-Branco Goulà£o, le « tsar anti-drogue » portugais, président de l´Observatoire des drogues et de la toxicomanie, en ajoutant que la police peut désormais se concentrer sur la chasse aux gros trafiquants.

Mais Peter Reuter, professeur de criminologie et de politique publique à  l´université du Maryland, comme Kleiman, reste sceptique. Il a concédé lors d´une conférence au Cato Institute que « la décriminalisation au Portugal, c´est vrai, a atteint son principal objectif. L´usage de la drogue n´a pas augmenté ». Cependant, il observe que le Portugal est un petit pays et que la nature cyclique des épidémies de drogue – qui tendent à  se produire quelles que soient les politiques en vigueur – peut expliquer la baisse de la consommation d´héroïne et du nombre de décès.

L´auteur du rapport, Greenwald, souligne pour sa part l´importance de la concession de Reuter : les chiffres le montrent, la décriminalisation n´a pas eu pour effet d´accroître la consommation. Puisque c´est là  le principal sujet d´inquiétude de l´opinion publique et du législateur quand on évoque la décriminalisation, dit-il, « c´est là  la concession centrale qui permettra de faire évoluer le débat ».

Ce texte est paru dans Time le 26 avril 2009. Il a été traduit avec l´aide de Dominique Goy-Blanquet.

NOTES

1| La loi hollandaise soumet à  une sanction pénale la possession de plus de 5 grammes de cannabis ou de 0,5 gramme de cocaïne.

2| En réalité, la consommation et la possession de drogues aux fins de consommation personnelle restent prohibées mais sont « décriminalisées ». Ce ne sont plus que des « infractions administratives ». La notion de consommation personnelle désigne la quantité jugée nécessaire pour dix jours.

3| Le Cato Institute est un groupe de réflexionlibertarian, terme qui désigne aux États-Unis une grande variété de mouvements, de gauche et de droite, qui ont en commun le souci de protéger au maximum les libertés individuelles et de limiter le rôle de l´État au strict minimum.

4| Mark Kleiman est l´auteur de When Brute Force Fails. How to Have Less Crime and Less Punishment (« Quand la force brute échoue. Comment avoir moins d´infractions et de sanctions pénales »), Princeton University Press, 2009.
BIBLIOGRAPHIE

Pierre-Arnaud Chouvy, Les Territoires de l´opium. Conflits du Triangle d´or et du Croissant d´or, Olizane, 2002. Par un chercheur au CNRS, également coauteur de Yaa Baa. Production, trafic et consommation de méthamphétamine en Asie du Sud-Est, L´Harmattan-Irasec, 2003.

Laurent Karila, avec Sophie Vernet-Caillat, Une histoire de poudre. La cocaïne, tout le monde en prend. Pourquoi”‰?, Flammarion, 2010. Par un psychiatre addictologue, auteur par ailleurs de Addiction à  la cocaïne.

Michel Kokoreff, La drogue est-elle un problème”‰?, Payot, 2010. « Tout se passe comme si, en France, le débat sur les drogues était devenu impossible. »

Pierre Kopp, Économie de la drogue, édition revue et corrigée, La Découverte, 2005. Par un professeur d´économie à  la Sorbonne.

Alain Labrousse, Géopolitique des drogues, PUF, coll. « Que sais-je”‰? », 2e édition, 2006. Par l´ancien directeur de l´Observatoire géopolitique des drogues.

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