Justice et
cannabis: le jeu de dupes
POLITIQUE
Emmanuel Macron
Présidentielle 2022
HuffPost
LES BLOGS
04/05/2021 18:35 CEST | Actualisé il y a 1 heure
Justice et
cannabis: le jeu de dupes
La loi n’impressionne plus les dealers et un profond hiatus se creuse entre la sévérité affichée par l’État et le caractère expéditif des procédures dans les faits.
Ian Knafou Avocat pénaliste
La France est l’un des pays les plus répressifs au monde vis-à-vis des stupéfiants: c’est du moins ce que nombre de commentateurs aiment à rappeler, oubliant que cela n’est vrai que sur le papier.
Si la vente de stupéfiants constitue aujourd’hui le délit le plus lourdement sanctionné du Code Pénal, passible de dix ans d’emprisonnement, voire vingt en cas de récidive, l’écrasante majorité des procès concerne des petits vendeurs de
cannabis, lesquels, lorsqu’il s’agit de leur premier délit, ne sont jamais condamnés à de la prison ferme.
Les jugements pour trafic de stupéfiants concernent 20% de l’activité judiciaire de notre pays.
La loi, aussi répressive soit-elle en théorie, n’impressionne plus les dealers depuis longtemps, et un profond hiatus se creuse entre la sévérité affichée par l’État et le caractère expéditif des procédures dans les faits. Le texte, qui considère avec la même sévérité la vente d’un gramme de
cannabis ou d’une tonne de
cocaïne, n’a plus aucun sens aujourd’hui: il est absurde de vouloir sanctionner de la même façon tous les vendeurs de stupéfiants sans prendre en compte les substances et les quantités qu’ils font circuler.
Face à un tel contentieux de masse, il paraît nécessaire, comme c’est déjà le cas pour le port d’armes ou la conduite sous l’empire d’un état alcoolique, de différencier les délits dans les textes selon leur degré de gravité, pour enfin désengorger les tribunaux français. Les jugements pour trafic de stupéfiants concernent en effet 20% de l’activité judiciaire de notre pays.
Une première réforme a été tentée en septembre 2020. Depuis cette date, l’usage de stupéfiants peut être sanctionné par une amende forfaitaire d’un montant de 200 euros. La mesure avait pour objectif de réduire le nombre de procès liés à ces substances, et notamment au
cannabis. Elle n’aura cependant aucun effet sur la saturation des juridictions, pour la simple et bonne raison que ce sont les vendeurs, et non les clients, qui constituent l’essentiel des comparutions dans les affaires de stupéfiants. L’amende actuelle, réservée aux consommateurs, se trompe de cible, et n’aura pas d’impact sur l’encombrement du système judiciaire.
Il y a pourtant urgence: jamais le nombre de dealers à juger n’a été aussi important. La qualité des procédures se trouve fortement dégradée par cet engorgement. Par le passé, les arrestations pour vente de stupéfiants donnaient lieu à une enquête et permettaient ainsi de construire un véritable dossier judiciaire. Désormais ce n’est plus le cas.
La condamnation des vendeurs de
cannabis sur la
base d’enquêtes lacunaires est devenue quasi-systématique, au prix d’une dégradation des standards de procédure.
Le nombre de dossiers à traiter atteint aujourd’hui des proportions telles que l’État n’a plus ni le temps ni les moyens de mener les enquêtes qu’il assurait autrefois, et la condamnation des vendeurs de
cannabis sur la
base d’enquêtes lacunaires est devenue quasi-systématique, au prix d’une dégradation des standards de procédure. On observe une inversion de la charge de la preuve, à l’encontre des principes élémentaires du droit: c’est désormais à la défense de prouver son innocence, quand il revient légalement à l’accusation de prouver la culpabilité du prévenu.
Or sans véritable enquête, le prévenu n’a aucun élément à faire valoir en sa faveur, et n’a alors droit qu’à un simulacre de procès semé d’automatismes, où personne ne s’écoute puisque l’ensemble des acteurs sait déjà ce que chaque camp s’apprête à dire. On a bien souvent l’impression de participer à une mauvaise pièce de théâtre plutôt qu’à un véritable processus judiciaire digne de ce nom. Le déroulé est connu par cœur: un prévenu qui nie systématiquement les faits et une condamnation pour la forme, juste avant le tombé de rideau.
S’ajoute à ces multiples dysfonctionnements une profonde disparité territoriale entre juridictions: certains tribunaux, notamment en Seine-Saint-Denis, ont atteint un tel débordement que cela affecte directement les décisions prononcées. Un vendeur de
cannabis sera jugé avec bien plus de sévérité à Versailles qu’à Bobigny, où le nombre de cas à gérer provoque un véritable tri des justiciables. Cette justice à deux vitesses compromet grandement l’égalité des citoyens devant la loi et nourrit un système inégalitaire dans lequel les individus ne sont plus jugés de façon satisfaisante.
À l’instar de la conduite sans permis, de l’occupation illégale de halls d’immeubles ou de l’usage de stupéfiants, il est insensé d'organiser autant de procès pour trafic de
cannabis.
Il est impératif d’acter l’incapacité de la justice française à traiter correctement les vendeurs de
cannabis. La solution consiste en une rationalisation de leur parcours pénal. On pourrait imaginer la création d’une amende forfaitaire pour vente de
cannabis, applicable en-deçà d’une certaine quantité. Une telle mesure soulagerait les tribunaux de ces infractions qu’ils n’ont de toute façon plus les moyens de traiter. À l’instar de la conduite sans permis, de l’occupation illégale des halls d’immeubles ou de l’usage de stupéfiants, il est insensé de vouloir organiser autant de procès pour trafic de
cannabis.
Cette mesure n’aurait peut-être pas d’incidence directe sur la quantité de
cannabis vendue ni sur la sécurité des quartiers, mais elle permettrait au moins à la justice de se concentrer sur sa véritable priorité, les têtes de réseau. Le jeu de dupes des procès des vendeurs n’a que trop duré.