Israà«l : la défonce sous les drapeaux07/03/2013 | 18h00
Source : Les Inrocks
On l’appelle la “drogue du soldat”. La
marijuana synthétique, bon marché et surtout indétectable dans les urines, fait de plus en plus d’adeptes chez les jeunes appelés de Tsahal.
(De Tel-Aviv) Le jeudi après-midi, c’est jour de permission. Avec leur gros sac à dos de l’armée sur une épaule, le M16 sur l’autre, les soldats et soldates de Tsahal sortent par petits groupes de la gare centrale de Tel-Aviv. Vers 17 h, on ne voit plus qu’eux. Des jeunes en uniformes, pressés et agités qui donnent un air de cours de récréation à ce bloc de béton délabré qui s’élève au milieu de ce qui est devenu le quartier “chaud” de la ville. En face de la gare, un petit kiosque encastré entre une boutique de téléphonie et un pilier en béton. Deux soldats font la queue un peu en retrait du minuscule comptoir, qui vibre au rythme des basses crachées par une enceinte géante. De la musique trance, minimale. Minimale comme la décoration : deux feuilles de
cannabis fluo de chaque coté du comptoir. Derrière la planche en bois, un jeune Soudanais expédie les ventes. Des petits sachets en aluminium de deux grammes vendus 100 shekel (20 euros).
Dans ces petits sachets, une herbe déjà effritée, le “Mister Nice Guy”, ou “Mabsuton” (le guilleret, en hébreu). De la
marijuana synthétique et surtout sans
THC. Vendue sous l’appellation “d’encens relaxant”, la drogue est légale en Israà«l. La formule chimique de cet ersatz d’herbe change tous les trois mois pour ne pas laisser le temps au ministère israélien de la Santé de la mettre sur la liste des substances illégales. Pour les soldats, c’est différent. Le Mister Nice Guy a été inclus des 2011 sur la liste des substances interdites à la consommation par les soldats, que ce soit à l’armée ou chez eux, et ce, pendant les trois ans que dure le service militaire obligatoire. Pourtant, cette drogue est tellement fumée dans l’armée qu’elle est aussi connue sous le nom de “weed des soldats”.
Parce qu’il ne contient pas de
THC, mais à la place des
cannabinoïdes de synthèse, le Mister Nice Guy n’est pas détectable dans les fréquents contrôles sanguins et d’urines que pratique l’armée. Pour cette seule raison, cette “weed” synthétique fait déjà fureur aux États-Unis, chez les Marines. Pour cette seule raison, en Israà«l, au pays du service militaire obligatoire pour tous les jeunes de 18 à 21 ans, le marché du Mister Nice Guy explose. En trois ans, les comptoirs de vente ont colonisé chaque recoin de Tel-Aviv. Rue Allenby, en centre-ville, les vendeurs de chaussures ou de jus de fruits ont cédé la place aux kiosques éclairés aux néons et recouverts d’affiches psychédéliques. L’un des plus visibles a, sur sa devanture, un dessin de rasta, un
joint a la bouche. Au-dessus, il est écrit “Amsterdam”, au cas où le touriste souhaiterait, par association d’idées et de lieux, découvrir cette ressource insoupçonnée de la ville balnéaire israélienne.
50 fois plus concentré que le
cannabis naturel
Arieh passe s’approvisionner dans ce kiosque à chaque permission. Soit un week-end toutes les deux semaines. Toujours en civil – car il sait que l’un des plus gros risques pour un soldat est, bien sûr, de se faire attraper en flagrant délit d’achat. A 21 ans, il finit dans six mois son service en tant qu’officier dans une unité combattante. Il sert dans une
base près de la frontière libanaise. Arieh se considère comme un soldat dévoué et c’est pour cela qu’il a choisi de suivre le cours d’officier. Mais c’est aussi un jeune comme beaucoup d’autres à travers le monde, qui aime les fêtes, la musique trance et électro, le tout accompagné si possible d’un petit
joint. Avant l’armée, il fumait de la
marijuana ou du
shit et ne voit pas, maintenant que le Mister Nice Guy existe, pourquoi il se priverait de son petit plaisir. Il ne s’est fixé que deux règles : ne jamais fumer à l’armée, ne jamais en parler à personne.
“Le plus dur, c’est quand je fais des gardes la nuit. Trois heures d’ennui profond. Le cerveau qui divague. Moi je m’abstiens, car je sais que c’est vraiment pas le moment de ne pas être en pleine possession de mes capacités. En face de ma tourelle je vois le sud-Liban, mais si je baisse les yeux, sur le sol, je vois les paquets vides de Mister Nice Guy. D’autres soldats ont moins de scrupules que moi.”
“Des feuilles séchées sur lesquelles on pulvérise une potion magique”
Le “dealer légal” d’Arieh, le jeune homme derrière le comptoir, c’est Moti, l’abréviation du prénom Mordechaï. Un religieux un peu trash et surtout très stoned qui travaille depuis un an dans ce kiosque. Kippa sur la tête et châle de prière (“talit”) par dessus le tee-shirt, Moti détaille la composition de sa marchandise : “La
base, c’est des feuilles végétales séchées et effritées, souvent de citronnelle ou de verveine, sur lesquelles on pulvérise toute une potion magique, entièrement chimique.”
Selon Arieh, les effets du Mister Nice Guy sont beaucoup plus violents que ceux de la
marijuana classique.
“Tu bascules dans un autre monde, tu penses plus vite, tu n’est plus là où tu penses être. Tu as le corps qui ramollit, la sensation de jambes coupées.”
Rien de très guilleret ou “nice” dans ces effets. L’un des composants récurent de ce que fume Arieh est un cannabinoïde de synthèse, le “AM-2201”³, qui est cinquante fois plus concentré qu’un cannabinoïde naturel. La molécule est surtout un puissant anxiogène, susceptible de déclencher des bouffées psychotiques. Dans l’armée américaine, plusieurs cas de suicide de soldats accros au Mister Nice Guy local ont été signalés. Dans l’armée israélienne, le suicide est la première cause de mortalité, loin devant les dommages de la guerre. Quatorze cas l’année dernière. Mais l’Etat-Major de l’armée israélienne ne communique pas sur le sujet de la consommation de drogue de synthèse dans ses rangs, si ce n’est lors de certains procès militaires retentissants, qui font alors office de campagne de prévention.
Un cabinet d’avocats s’est spécialisé dans la défense des soldats attrapés avec du Nice Guy. Maître Beny Koznitz, de Koznitz & associés, a traité une centaine de cas l’année dernière.
“Dans la plupart des cas, nous avons réussi à éviter les mises en accusation grâce à un argument simple : le soldat peut tout à fait affirmer qu’il ne savait pas que la drogue était illégale, puisqu’elle se trouve à chaque coin de rue”, explique-t-il. Mais l’argument a fait son temps et “aujourd’hui, nous avons plus de mal à négocier l’abandon de poursuites. On voit tomber des peines aussi lourdes que pour l’utilisation de
marijuana ou même de drogues dures”, avertit Maître Koznitz.
Ces peines vont de l’expulsion temporaire ou définitive du soldat de son unité à six mois de prison militaire. Lorsque l’on demande à Arieh s’il sait ce qu’il risque malgré toutes ses précautions, il répond que même s’il préfèrerait éviter, quelques mois de prison peuvent se justifier pour la “cause”. “C’est une cause : nous sommes la première génération de jeunes Israéliens qui n’a plus à renoncer à l’un des plus sympathiques privilège de la jeunesse pour servir notre pays.” Mais Arieh risque peu. Dans six mois, il abandonne son uniforme et la verveine assaisonnée aux produits chimique pour retourner au civil et à la bonne vieille “ganja”.