Les drogues ont toujours et partout existé. Du moins depuis que l’homme existe, qu’il se déplace, qu’il commerce et qu’il consomme ces substances permettant de modifier réactions physiologiques et états de conscience. Les auteurs retracent l’histoire, la géographie et ses inégalités, l’accélération et les grands bouleversements de la production, de la consommation et des échanges des drogues illicites à travers le monde.«
La drogue colle à l’homme comme la peau à sa chair », écrit Jean-Marie Pelt (
1). Elle peut aussi permettre de le définir en partie, car certaines caractéristiques du comportement humain sont liées, de près ou de loin, à la production, au commerce et à la consommation de drogue, comme la guerre, le commerce et même le phénomène religieux.
Mais s’il a fallu des millénaires à l’humanité pour distinguer quelles étaient les «
plantes magiques », un siècle seulement lui a été nécessaire pour en identifier, isoler, voire reproduire les principales substances actives. L’histoire et la géographie des drogues changent brusquement à partir du XIXe siècle avec les progrès de la pharmacologie et de la médecine allopathiques, l’internationalisation des échanges, l’expansion de la civilisation industrielle, les bouleversements sociaux et culturels que celle-ci véhicule et les nouvelles représentations collectives qui en émergent en Occident (
2).
Très vite, les États dominants s’entendent sur un régime de contrôle international des drogues instaurant les mécanismes de régulation de certaines drogues, dites «
légales » (les «
médicaments »), et en prohibant parallèlement d’autres, dites «
illégales » (les «
stupéfiants »). De fait, ce régime a créé deux marchés transnationaux qui se répartissent l’ensemble des drogues répertoriées sur la planète. Ces marchés sont interconnectés à plusieurs niveaux mais chacun d’entre eux dispose de ses dynamiques propres. Celles-ci sont notamment déterminées par les acteurs historiques distincts qui se sont chargés du contrôle immédiat de chacun des marchés: pour les médicaments, l’industrie pharmaceutique et les médecins allopathes, qui constituent une oligopole sous tutelle de l’État; pour les stupéfiants, la police (la douane, etc.) et une série d’agents disparates, les «
trafiquants », fréquemment issus de la pègre et éventuellement liés aux services de sécurité («
secrets ») des États. Même si le premier marché n’est pas dénué d’intérêt du point de vue géopolitique, c’est avant tout le second qui nous intéresse ici.
Fondements sociaux et géopolitiques de la prohibitionLa caractéristique de ce marché est la prohibition qui, adossée à la répression, a permis l’émergence du trafic international de drogues illégales, même si elle ne suffit pas à expliquer son ampleur actuelle. En effet, l’économie des drogues illicites est dynamisée par la répression dont elle est l’objet depuis des décennies et dont les États-Unis, seule «
superpuissance antidrogue » au monde, sont historiquement les principaux financiers et promoteurs. Le modèle américain de drug control, dont s’inspirent aujourd’hui la législation internationale ainsi que les lois et pratiques de très nombreux États, est né des débats qui se sont faits jour, à la fin du XIXe siècle, principalement autour de la question de l’opium.
Ce modèle est fondé sur la prémisse dogmatique que l’usage de stupéfiants est moralement répréhensible car lié exclusivement à la recherche du plaisir. Les considérations de santé publique, bien que justifiant officiellement la prohibition, sont de fait subordonnées à cette injonction axiologique produite par une culture dominante où l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme réprouvent la jouissance du corps autant qu’ils valorisent le travail. D’où la nécessité d’interdire cette «
recherche de plaisir » et de réprimer durement les transgresseurs au moyen de la violence d’État. Une option d’autant plus aisément justifiable et praticable alors aux États-Unis que les «
entrepreneurs de morale » (
3) qui ont construit la prohibition se sont ingéniés à propager une peur des drogues en les «
extériorisant » par association à des espaces sociaux, culturels et géographiques porteurs d’une altérité menaçante étiquetée d’un-American. C’est ainsi que, dès l’origine, l’usage de certaines drogues a été lié à des groupes que la société dominante stigmatisait et (dé)considérait déjà comme des menaces sociales «
extérieures » à la communauté d’identification: les pauvres et les minorités non blanches (les deux catégories se recoupant souvent), outsiders confinés aux marges mais accusés d’instrumenter les drogues pour tenter de «
conquérir » l’Amérique White Anglo-Saxon Protestants (WASP) (
4). Et c’est encore pour protéger la société dominante des effets délétères de l’abus des drogues tout en lui permettant de bénéficier de leurs bienfaits thérapeutiques, qu’a été votée la première loi fédérale de régulation du marché des médicaments, le Pure Food and Drug Act de 1906. La séparation des deux marchés des drogues, l’un régulé et l’autre réprimé, est ainsi fortement teintée de préoccupations socio-ethniques.
Quant aux substances, elles étaient alors toutes importées et provenaient donc d’un extérieur, mais pas tant social que géopolitique: l’étranger, en particulier les colonies et anciennes colonies européennes. Des «
puissances européennes qui ont efficacement contesté la position prohibitionniste des États-Unis jusqu’à la fin des années 1950, au moment où elles ont cessé de tirer des profits fiscaux du commerce du pavot et du chanvre dans leurs colonies » (
5).
On peut donc considérer que le drug control américain s’est construit, en partie au moins, sur le classique mécanisme stratégique de resserrement des liens communautaires par la peur de l’extérieur. La drogue constitue une représentation métaphorique de l’«
autre » menaçant. Donc, si «
la drogue, c’est les autres », comme le remarqua un jour Alain Labrousse, dans la représentation moderne des stupéfiants, ces derniers sont comme cachés ou recouverts, ils restent sous-jacents lorsque le mot «
drogue » est prononcé. Mais ils ressurgissent lorsqu’il faut mettre en œuvre la répression, car c’est majoritairement sur des individus qui n’appartiennent pas au collectif d’identification dominant que s’abat la violence d’État, comme en témoignent la composition socio-ethnique des populations carcérales du monde entier (
6), gonflées par la guerre contre la drogue, et la politique antidrogue américaine à l’égard de l’Amérique latine.
Sans nier que l’usage de drogue peut avoir des effets physiologiques et psychiques dommageables, les entrepreneurs de morale l’ont outrée, s’évertuant à exagérer la dangerosité des produits d’autant plus aisément que les mécanismes de l’addiction étaient encore mal cernés au début du XXe siècle. C’est de cette configuration alliant euphémisation de l’altérité dangereuse et surdétermination des pouvoirs addictifs des stupéfiants qu’est issu le caractère menaçant que les sociétés modernes prêtent aux drogues.
Les chercheurs, quant à eux, retiendront que les drogues ne sont jamais neutres mais toujours «
chargées » des significations que les sociétés leur assignent. Véritables aimants à représentation, substances qui ne deviennent «
actives » que lorsqu’elles sont instrumentées par les hommes, les drogues sont avant tout des objets socioculturels.
Et dans la perspective géopolitique qui nous occupe ici, on en signalera les usages liés à cet autre invariant anthropologique majeur qu’est la guerre.
Usages guerriersOn peut en gros distinguer deux types d’usages guerriers des drogues. Ce sont d’abord les propriétés chimiques des produits, qui «
cimentent la peur en courage » et permettent au guerrier de combattre plutôt que de s’enfuir devant l’ennemi (
7). L’histoire montre que les substances psychoactives ont aidé les hommes à faire la guerre. Il est ainsi bien connu que de l’amphétamine et de la
méthamphétamine, substances psychostimulantes, ont été distribuées aux combattants allemands, britanniques, japonais et américains de la Seconde Guerre mondiale, en particulier les aviateurs. Contrairement à certaines idées reçues, les recherches menées à l’époque par des scientifiques britanniques et américains auprès des soldats utilisateurs de ces drogues ont montré que leur utilité guerrière tenait essentiellement, non à l’augmentation réelle des performances physiques et mentales des combattants, mais à leurs effets sur l’humeur des hommes – confiance et agressivité accrues – et donc sur le moral des troupes (
8).
Le deuxième type relève de la valeur monétaire de la drogue qui est utilisée pour subvenir aux besoins financiers qu’implique toute opération armée (
9). Pour pouvoir être réalisée, cette instrumentation nécessite que les acteurs parviennent à neutraliser ou à annuler l’action répressive des agents censés faire respecter la prohibition, tout en tirant parti des profits que celle-ci permet de générer. Ainsi les États-Unis, ou du moins certains services de leur appareil d’État, ont largement instrumentalisé les drogues illégales, à travers leurs producteurs et leurs trafiquants, afin notamment de financer certaines de leurs opérations secrètes – c’est-à-dire non autorisées par le Congrès et, partant, non financées par le Trésor public américain – dans le monde. Les exemples abondent en effet de la place que le trafic de
cocaïne ou d’héroïne a pu tenir dans les opérations de financement de la Central Intelligence Agency (CIA), du Laos et du Vietnam jusqu’au Nicaragua, en passant bien sûr par l’Afghanistan. L’ouvrage majeur d’Alfred McCoy (
10), The Politics of Heroin in Southeast Asia (1972), a largement et brillamment traité du rôle que la CIA avait pu jouer dans le développement des
bases, jetées par la France, de production d’opium et de trafic d’héroïne dans le contexte du conflit indochinois.
Les États-Unis ont donc joué un double rôle sur la scène internationale, promouvant avec véhémence un régime mondial de prohibition de certaines drogues, d’une part, et instrumentalisant de façon stratégique, d’autre part, le recours à l’économie illégale des
opiacés par acteurs interposés, Hmong au Laos ou Pachtoun en Afghanistan, afin de financer les opérations secrètes de la CIA.
Enseignements de la géopolitique des drogues en AsiePour comprendre certaines des mécaniques fondamentales de la géopolitique des drogues illégales, l’Asie, où l’on peut estimer qu’est né le narcotrafic international et où, avec l’opiomanie chinoise, la plus importante toxicomanie de masse est apparue, fournit un espace géographique de référence riche d’enseignement (
11). On trouve en effet au cœur du continent asiatique les deux espaces majeurs de production illégale d’opiacés au monde. Nichés aux extrémités orientale et occidentale de la chai?ne himalayenne, dans des régions dont la centralité géographique dispute à la marginalité politique, les espaces dits du «
Triangle d’or » et du «
Croissant d’or » sont la source de l’immense majorité de l’opium et de l’héroi?ne produits illégalement dans le monde. Le Triangle d’or stricto sensu est cet espace de culture commerciale du
pavot à l’opium qui, en Asie du Sud-Est continentale, correspond aux régions frontalières contiguës de la Birmanie, du Laos et de la Thaïlande, cette dernière ayant toutefois réduit efficacement une telle production sur son territoire. Quant au Croissant d’or, il est, de façon similaire, à cheval sur les régions frontalières de trois pays limitrophes, l’Afghanistan, l’Iran et le Pakistan, même si, là encore, l’Iran a éradiqué toute production commercialement significative et si le Pakistan a diminué la sienne de façon drastique. Mais le développement d’une telle production dans ces deux régions et leur concentration récente en Birmanie et en Afghanistan sont nettement moins traditionnels qu’il n’y paraît de prime abord. Les émergences du Triangle d’or et du Croissant d’or sont en effet le produit d’une histoire ancienne et complexe dans lesquelles la géographie, le commerce et la politique ont d’abord favorisé la culture d’une plante, avant d’imposer et d’étendre le commerce de ses produits, bruts et dérivés. Les deux principaux pays producteurs illicites d’opiacés au monde, l’Afghanistan et la Birmanie, ont longtemps été deux États parias mis au ban de la communauté internationale. La prohibition, tout en favorisant le commerce illégal, a aussi justifié l’imposition de sanctions et d’embargos. Ces derniers devinrent à leur tour des facteurs aggravants du recours à l’économie des drogues illégales, la répression permettant à ceux qui parviennent à l’éviter d’engranger de substantiels profits. L’Afghanistan et la Birmanie ont en effet tous les deux connu une considérable augmentation, voire une explosion de leurs productions respectives d’opiacés qui a correspondu à leur ouverture au commerce extérieur et à l’économie de marché. Dans les deux pays, la réouverture des axes de communication externe, vers l’Asie centrale et la Chine, se sont traduits par l’accroissement significatif du narcotrafic le long de ces routes. Dans les deux pays, les régimes au pouvoir ont, à certaines époques, clairement toléré le développement de l’économie de la drogue, et ils en ont bénéficié, au moins par la taxation (taxes islamiques pour les Talibans: zakat, ushr). La communauté internationale, en imposant un temps leur isolement économique et diplomatique, en faisant de ces deux pays des États parias, n’a pas résolu les problèmes qu’elle voulait résoudre. S’il n’a pas existé de lien causal direct entre l’isolement diplomatique de l’Afghanistan et de la Birmanie et l’augmentation de leurs productions de drogues illégales, il est néanmoins permis de penser que les sanctions qui leur ont longtemps été imposées ont pu encourager le recours à l’économie de la drogue par des populations et des pays de plus en plus isolés. La politique internationale d’isolement de la Birmanie et de l’Afghanistan n’ayant pas semblé avoir un effet positif sur leurs conflits internes, sur l’état des questions démocratiques et des droits de l’homme, ou sur celui de la production de drogues, il est alors permis de penser que, dans une certaine mesure, isolement et sanctions n’ont d’incidence que sur les conséquences engendrées par les situations, et non pas sur leurs causes. Ainsi, si l’isolationnisme historique dont l’Afghanistan et la Birmanie ont fait preuve a certainement pu y favoriser le développement de l’économie des drogues illicites, l’isolement international, lui, l’a ensuite sans aucun doute encouragé.
En Afghanistan comme en Birmanie, l’économie de l’opium a toujours affiché une très nette dimension politique, géopolitique même. Les contextes politiques y ont toujours très nettement prévalu sur les conditions économiques, ainsi que les coïncidences entre les occurrences politiques majeures – dans les deux pays ou dans ceux du Croissant d’or et du Triangle d’or – et les évolutions des productions tendent clairement à le montrer. Le marché de l’opium relève d’une problématique géopolitique à part entière et son développement, positif ou négatif, relève plus de facteurs politiques qu’économiques dès lors que ce sont les rapports de forces et les relations de pouvoir entre les différents acteurs (commandants locaux afghans, junte birmane et rebellions armées), et leurs traductions territoriales, qui déterminent l’étendue et l’intensité des productions.
Par ailleurs, de la même fac?on qu’il a pu être dit que la drogue était le nerf de la guerre et qu’elle pouvait en devenir son enjeu (
12), si en Birmanie les décisions politiques majeures ont très nettement contribué à l’augmentation de la production d’opium, c’est, comme en Afghanistan, la prépondérance économique et stratégique de l’opium, son importance en tant qu’outil de négociation et de tractation, qui ont longtemps en partie défini la latitude des décisions politiques des États, des organisations internationales, ou encore des narcotrafiquants. Le dilemme a longtemps été le même pour la junte birmane, où les impératifs de politique intérieure étaient incompatibles avec ceux de la politique extérieure. Ne pas s’allier aux armées ethniques et/ou narcotrafiquantes en Birmanie, ou s’aliéner les paysans producteurs d’opium en Afghanistan, revenait tout simplement, pour les pouvoirs en place, à échanger un semblant d’autorité interne contre une reconnaissance externe partielle et à la valeur toute relative sur la scène géopolitique intérieure. On peut observer, à travers ces exemples, que des décisions politiques ont très clairement rythmé le développement de la production d’opiacés.
L’importance du facteur politique dans le développement de l’économie des drogues illégales est d’autant plus évidente que, si la production, le commerce et la consommation sont frappés d’illégalité, c’est avant tout en raison de l’application mondiale des logiques prohibitionnistes. En effet, le «
régime global de prohibition des drogues » a, en quelque sorte, rentabilisé le recours à l’économie des drogues illicites, en Afghanistan et en Birmanie, certes, mais aussi dans nombre d’autres pays (
13).
La guerre à la drogueLa forme actuelle la plus virulente, et visiblement la moins efficace, de mise en œuvre de la prohibition est certainement la «
guerre à la drogue » des E?tats-Unis. Inventée au début des années 1970 par l’administration Nixon, elle s’est transformée en un instrument de politique intérieure majeur aux États-Unis sous Reagan au début des années 1980. Cette politique s’est vue largement décriée pour ses conséquences néfastes par de nombreux universitaires, médias et associations de défense des droits de l’homme et des droits civiques. Furent notamment dénoncés ses effets discriminatoires catastrophiques à l’encontre des catégories sociales les plus défavorisées et des minorités ethniques, les Noirs en particulier. Il a été ainsi démontré que la «
guerre à la drogue » a largement contribué à l’explosion sans précédent de la population carcérale américaine. Ses détracteurs font valoir que la «
guerre à la drogue » s’attaque aux symptômes les plus visibles de «
l’apartheid social », de la pauvreté et de la répartition inégale des richesses qui règnent aux États-Unis, mais en aucun cas à leurs causes, qu’elle ne fait que renforcer. Ils relèvent aussi que l’ampleur des moyens alloués à la mise en application des lois antidrogue contraste fortement avec l’indigence de la lutte contre le blanchiment d’argent et la criminalité financière (y compris après le 11-Septembre 2001, malgré la rhétorique politique), et que les financements de la «
guerre à la drogue » ont été pris sur les budgets de l’éducation, de la santé et des affaires sociales (
14). En Amérique latine, cette «
guerre à la drogue » est avant tout perçue comme un instrument de domination, d’ingérence et de recyclage des armées locales, en mal de mission après la disparition de la menace communiste. L’interventionnisme en Colombie, à la fin des années 1990, en a été une illustration saisissante.
À l’origine, le Plan Colombie se présentait comme une initiative de paix multilatérale et multidimensionnelle en faveur d’un pays ensanglanté par près de 50 ans de guerre civile. La répression antidrogue ne devait en constituer que l’un des volets. Mais il s’est rapidement transformé en un plan bilatéral unidimensionnel de guerre, car les seuls (ou presque) financements internationaux à s’être matérialisés sont américains. Ces fonds ont été pour l’essentiel destinés à la répression antidrogue sous forme d’équipements – en armes américaines – ainsi que d’appui et de formation des forces militaires et policières colombiennes – par quelque 1 000 conseillers américains, dont nombre étaient employés par des entreprises privées sous contrat avec le Pentagone. En dépit des garde-fous juridiques disposés par le Congrès, sur le terrain, la frontière entre lutte antidrogue et lutte antisubversive a rarement été respectée, au prix notamment de nombreuses violations des droits de l’homme (
15).
Après le 11-Septembre 2001 et la requalification par Washington des guérillas colombiennes en «
organisations narcoterroristes » (
16), c’est en toute légalité que les armes officiellement destinées à combattre les stupéfiants ont été employées contre des opposants politiques. Avec, là encore, une kyrielle de violations des droits de l’homme. Si encore ces «
effets pervers » étaient le prix de l’efficacité... Mais malgré un budget de plusieurs milliards de dollars (20 milliards de dollars en 2003, dont 90% dépensés aux États-Unis mêmes), et quoiqu’en disent ses promoteurs, la «
guerre à la drogue » n’est pas parvenue à réduire la consommation et le trafic de drogues de manière significative. Quant à la production de drogues, en Amérique latine comme dans le reste du monde, elle ne va pas en diminuant (voir encadré).
Géoéconomie de la drogueLongtemps on a opposé le Nord, pays consommateurs, et le Sud, pays producteurs. Les évolutions récentes de la production, du trafic et de la consommation de drogues illégales tendent très nettement à bouleverser la nature des rapports Nord-Sud, la géopolitique mondiale des drogues et les idées reçues. Si, en effet, le Sud comprend toujours les principaux producteurs-exportateurs de drogues dans le monde, il en est aussi devenu, au cours des dernières décennies, un consommateur majeur. Le Nord, lui, ne se contente plus depuis longtemps de consommer mais produit également des drogues de synthèse et du
cannabis, dans des proportions parfois très importantes, en Europe notamment (
17).
Toutefois, bien que nombre de pays du Nord comme du Sud soient désormais reconnus comme étant à la fois producteurs, consommateurs et pays de transit, il n’en reste pas moins que les écarts grandissant auxquels nous sommes donnés d’assister à l’échelle mondiale entre les plus riches et les plus pauvres continuent de dynamiser tant la production que le trafic de drogues illicites. Que ce soit en Afghanistan, au Congo ou en Colombie, les paysans n’ont souvent guère d’autre alternative économique que celle consistant à cultiver
pavot,
cannabis ou coca, seules productions agricoles de rente qui, dans les contextes économiques et politico-territoriaux particulièrement difficiles, leur permettent de survivre à des déficits alimentaires souvent structurels. Rares sont d’ailleurs les cultures de
substitution qui, dans leurs contextes de conflits armés, de profond sous-développement infra-structurel et de stagnation économique, peuvent procurer des revenus compétitifs.
ConclusionLes drogues illégales font donc plus que jamais partie du processus de mondialisation, qu’il s’agisse des trafiquants bénéficiant directement de la prohibition, ou des États qui, en menant leur «
guerre à la drogue », profitent indirectement de l’opportunité que leur production et leur commerce fournissent à leurs interventionnismes respectifs. En effet, la guerre à la drogue est maintenant menée par de nombreux États à l’échelle mondiale, depuis l’Amérique latine jusqu’en Asie, en passant par l’Europe et l’Afrique. Elle est désormais d’autant plus justifiée, ou du moins perçue comme telle par les États, qu’elle est considérée comme le corollaire indispensable de la guerre contre le terrorisme, une autre activité transnationale grandement facilitée par la mondialisation et les rapports de forces quasi impériaux qui ont été les siens jusqu’à la fin de la guerre froide.
La problématique des drogues illégales est donc particulièrement riche d’enseignements dans un monde dont l’interdépendance se fait croissante et dans lequel les disparités et les inégalités sont de plus en plus révélées et exploitées par les dispositifs transnationaux qu’acteurs étatiques et non étatiques élaborent. En effet, la géographie des drogues illégales est à considérer au regard de celle de la distribution mondiale et asymétrique du pouvoir, des richesses et des revenus, et de ses impacts sur les crises et les conflits. Quant à la mondialisation, elle contient de façon croissante, à travers les inégalités qu’elle engendre, mais aussi à travers l’imposition d’un régime global de prohibition, les germes et les conditions du recours à l’économie des drogues illégales.
Pierre-Arnaud Chouvy et Laurent Laniel--
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Joint publications, Publications Office of the European Union, Luxembourg, 2016.
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Source : Vih.org---------------------
Dernière modification par ElSabio (16 octobre 2017 à 18:19)