Avec le Sofosbuvir, molécule rachetée en 2011, le labo Gilead a mis la main sur une véritable poule aux œufs d’or. Ce traitement révolutionnaire de l’hépatite C est si efficace que la firme peut se permettre de l’écouler à un prix exorbitant.
Quand elle entend la nouvelle, début 2016, son sang ne fait qu’un tour. Comment ? La firme pharmaceutique Gilead a donné des sous au Bus 31/32, association marseillaise de soutien aux usagers de drogues ? Pour de vrai ? Une fois l’info confirmée, Mélanie en tire les conséquences. Pas question pour cette infirmière salariée par la structure depuis 2014 d’accepter ce qu’elle considère comme un sale mélange des genres. Elle prend alors la plume, pour protester auprès du conseil d’administration. Et pour rappeler que l’association doit rester « éloignée du lobbying des firmes pharmaceutiques, que ce soit par le biais de contrats, de staff ou de formations. [...] Les conflits d’intérêt ont un impact au long terme sur nos démarches de soin [...]. Ils nous empêchent aussi d’avoir une pratique médicale conforme à notre éthique ». Le courrier restant lettre morte, Mélanie décide finalement de démissionner. Question de conviction.
Traitement révolutionnaire
Pour donner sens à la colère de Mélanie, il faut parler de Gilead. Et revenir sur l’incroyable jackpot réalisé par ce labo grâce à la commercialisation d’un nouveau traitement de l’hépatite C, virus touchant 80 millions de personnes dans le monde et 200 000 en France. Jusqu’alors, les malades étaient traités à l’Interféron, médicament aux lourds effets secondaires et au taux de réussite mitigé. Se soigner relevait du chemin de croix – long, incertain et épuisant. Mais en 2014, révolution : Gilead met en vente une nouvelle molécule, le Sofosbuvir. Cet antiviral n’a que des avantages : traitement rapide ; effets secondaires minimes ; et taux de guérison de plus de 90 %. Si efficace qu’il laisse même espérer une extinction prochaine du virus. L’hépatite C éradiquée ? Champagne !
Las : le champagne, c’est Gilead qui le sabre. Sa molécule souffre en effet d’un défaut majeur : le prix. Prohibitif. En 2014, lors de sa mise sur le marché français, le traitement est facturé 45 000 € par patient à l’Assurance maladie. Ce n’est plus un médoc, mais de l’or en barre… « J’ai été l’un des bénéficiaires de ce médicament miraculeux, raconte Bruno. Je me souviens avoir quitté l’hôpital avec 20 000 € de cachets sur moi – il y en avait une trentaine, soit la moitié du traitement... »
Stratégie de la tonte
Le prix du médicament fait scandale ? Gilead n’en a cure. En situation de monopole, propriétaire des brevets, la firme américaine sait qu’elle peut (presque) tout se permettre. Peu importe qu’elle n’ait pas développé le traitement, se contentant de racheter, en 2011 et pour dix milliards d’euros, la start-up PharmAsset (qui a pompé les découvertes de l’Université publique de Cardiff). Ce qui compte pour Gilead, c’est uniquement de faire fructifier son investissement. D’où sa décision de fixer le prix du Sofosbuvir en fonction des réactions de l’opinion et des décideurs. Objectif : établir le montant maximum que chaque État est prêt à débourser pour guérir « ses » malades.
De pays en pays, Gilead teste ainsi diverses hypothèses tarifaires auprès des organismes de santé, médecins et associations de patients. Avant de trancher : en France, ce sera donc 45 000 € ; en Allemagne, 50 000 € ; aux États-Unis, 85 000 $. Des tarifs exorbitants finalement acceptés par la plupart des systèmes de santé. Gilead a réussi son coup. Et l’industrie du médicament, qui n’avait jamais poussé le cynisme aussi loin, se met au diapason, explique un très sérieux rapport publié en 2016 : « [À partir du Sofosbuvir], les labos pharmaceutiques ne fixent plus les prix sur la
base des coûts globaux de la recherche, du développement et de la production des médicaments ; elles les tirent vers le haut jusqu’à atteindre, voire dépasser, la limite de ce que sont prêts à payer les gouvernements et les caisses d’assurance maladie. » [1]
Par Bertoyas. {JPEG}Dépense qui se mérite...
Gilead aurait tort de se gêner. Car ça marche. Ça court, même. En 2015, la firme affiche le meilleur taux de profit des labos dans le monde, grâce à ce médoc dont le coût de production ne dépasse pas 100 € [2]. De 2014 à 2016, il réalise même plus de 40 milliards d’euros de bénéfices ! Cerise sur la molécule, il ne paye presque pas d’impôts, grâce à l’évasion fiscale [3]. Une économie de prédation bien rodée.
Cette politique a un prix. Humain. En France, les tarifs de Gilead représentent un lourd fardeau pour le système de santé. Qui rompt alors le sacro-saint principe d’universalité de l’accès au soin : tous les malades ne bénéficient pas de la molécule miracle. « Du fait de l’évolution lente de la pathologie, la mise sous traitement de certaines populations infectées […] pourrait être différée », euphémise un arrêté de novembre 2014. Dans la pratique, ce sont les malades fragiles et marginalisés qui sont privés de Sofosbuvir. Et peu importe que le taux de prévalence de l’hépatite C soit très marqué chez les usagers de drogues et SDF. Les praticiens hospitaliers, prescripteurs du traitement, les jugent la plupart du temps trop instables pour mériter la folle dépense.
Heureusement, ça rue dans les brancards. Soignants et acteurs sociaux s’indignent – comme Mélanie. Et les associations de soutien aux malades, accompagnées par Médecins du Monde, montent au front. Contestant la validité des brevets. Réclamant une baisse des prix. Et appelant l’État à recourir à la licence d’office, qui permet en théorie de commercialiser des génériques en cas de « prix anormalement élevé » d’un médicament. Résultat de ce lobbying, la levée des restrictions d’accès, en juin 2016, et une légère baisse du prix du médicament. Pas de quoi menacer la rente de Gilead, même si ses bénéfices se réduisent un chouïa. Réponse immédiate : le labo sort en 2017 un nouveau traitement contre l’hépatite C, l’Epclusa, facturé 43 000 €. Hold-up, encore.
« Une dette de sang »
Comble de l’indécence, le braqueur s’achète une image sociale – le labo est ainsi principal bailleur de fonds privé des associations françaises de soutien aux malades. Commode. D’une main, la firme fait les poches du système de santé ; de l’autre, elle jette quelques pièces à ceux dont elle a organisé la mise au ban. Sur son site, Gilead détaille un peu ses bonnes œuvres françaises. En 2015, elle donne par exemple 825 00 € à 29 associations spécialisées – une aumône en regard des 18 milliards de dollars de bénéfices réalisés la même année.
Que Gilead cherche à améliorer son image en distribuant des subsides est dans l’ordre (malsain) des choses. Mais il est plus surprenant que des associations très critiques à son égard acceptent cet argent [4]. À l’image d’Aides, qui engrange 183 800 € en 2016 [5]. Ou d’Act Up, qui reçoit 45 000 € en 2015, puis 30 000 € en 2016 et en 2017. Rien d’anormal ? « On prend l’argent – une position politique et pragmatique, répond Mickaël Zenouda, président d’Act Up. Nous estimons que Gilead porte une ‘‘ dette de sang ’’ envers les malades. Et on a besoin de sa contribution pour boucler notre budget. » Un discours qui se tient, à condition que l’argent du labo n’infléchisse en rien la ligne de l’association. Si on se fie aux vigoureuses critiques émises ces dernières années par Act Up à son égard, c’est bien le cas. « Gilead nous file de l’argent, parce que c’est bon pour son image, poursuit Mikaël Zenouda. Mais on ne lui donne rien en échange. »
Pas tout à fait exact : contre rétribution, Act Up accepte – justement – de voir son nom accolé à celui d’un de ses grands ennemis. Et contribue, même lointainement, à ripoliner l’image d’une firme aux détestables pratiques. En lui permettant de faire état de ce financement, elle participe d’une stratégie d’humanisation du labo qui fait partie intégrante de son modèle économique prédateur. Tout sauf anodin, souligne Mélanie : « Le fait que de nombreux malades ne soient pas traités et que l’éradication de la maladie ne soit pas pour demain relève d’une stratégie délibérée de Gilead. Pas question d’accepter un centime d’un labo sacrifiant des vies humaines pour conserver sa poule aux œufs d’or. »
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