La primoprescription de la
méthadone en ville remise en question
PARIS, 27 juin 2018 (APMnews) - La primoprescription de la
méthadone en ville semble être remise en cause, en raison notamment d'une hausse des décès liés à ce médicament de
substitution aux
opioïdes (MSO), alors que son autorisation était attendue depuis plusieurs années, a-t-on observé lors d'une journée d'échange partenarial organisée jeudi dernier par la commission des stupéfiants et des
psychotropes de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM).
Cette primoprescription de la
méthadone en ville est demandée de longue date par les professionnels et les patients, a rappelé Emilie Monzon, évaluatrice pour l'ANSM, dans une communication sur les évolutions attendues dans la prise en charge médicamenteuse des troubles liés à l'usage des
opioïdes.
La primo-prescription est réservée aux médecins exerçant en centres de soins d'accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa) et dans les services hospitaliers spécialisés dans les soins aux toxicomanes, en raison notamment d'un risque de décès par surdose plus grand avec la
méthadone qu'avec la
buprénorphine.
Pourtant, la question d'élargir l'accès à la
méthadone a été posée en France il y a plus de 15 ans, le ministère en charge de la santé s'y déclarant favorable en 2002. Il a toutefois fallu attendre 2006 pour que la direction générale de la santé (DGS) demande une expérimentation. L'étude Méthaville a débuté en 2007 et le plan gouvernemental de lutte contre les drogues et les conduites addictives 2013-2017 a inscrit ensuite l'extension de l'expérimentation, a rappelé l'évaluatrice pour l'ANSM.
Les résultats de Méthaville étaient positifs (cf dépêche du 14/11/2014 à 16:57) et la commission des stupéfiants et des
psychotropes a rendu, en 2014, un avis favorable à la primoprescription de la
méthadone en ville sous certaines conditions, a-t-elle ajouté, sans donner d'indication sur la suite.
En février, Le Flyer, bulletin de liaison entre les professionnels de santé impliqués en addictologie, se demandait si la primoprescription de la
méthadone en ville "finira[it] par voir le jour" alors qu'elle "semblait être actée à tous les niveaux de décision" et que "les plus sceptiques l'annonçaient pour la fin de l'année 2017". "Personne n'est capable de dire vraiment où se situe le blocage et même s'il y a blocage! Et s'il y a blocage, quelle en est la raison?"
Sollicitée sur la situation, la DGS a indiqué mercredi à APMnews que le projet de décret -élaboré depuis 2016 (cf dépêche du 23/06/2016 à 17:30)- était soumis à validation du cabinet du ministre avant transfert au Conseil d'Etat. Mais elle n'était pas en mesure de donner plus de précisions sur les causes du délai.
La mise en oeuvre de cette mesure pourrait être bloquée par la hausse des surdoses et décès impliquant la
méthadone, qui a été confirmée dans le bilan à neuf ans du suivi national d'addictovigilance, présenté en février à la commission (cf dépêche du 08/02/2018 à 11:47).
C'est sur ce constat et dans la perspective d'un plan de réduction des surdoses et décès liés aux MSO, que l'ANSM a organisé cette journée d'échange, invitant plusieurs experts à détailler les données sur la progression de l'usage de la
méthadone, des mésusages, des détournements et des obtentions illicites (cf dépêche du 18/06/2018 à 15:57 et dépêche du 26/06/2018 à 14:34).
Interrogée par APMnews, Nathalie Richard, directrice adjointe de l'ANSM en charge notamment des médicaments en antalgie, stupéfiants,
psychotropes et des addictions, n'a pas confirmé de blocage mais a souligné qu'il y avait "des éléments nouveaux". "C'est un état de fait, la situation est différente de celle de 2014, lorsque la commission a donné un avis positif".
Celle-ci devrait réexaminer la primoprescription de la
méthadone en ville, à partir des opinions des représentants des professionnels de santé et des usagers, qui ne sont plus unanimes sur ce sujet.
Rendre la
méthadone plus accessible
"C'est l'Arlésienne!", a regretté Thomas Dusouchet, pharmacien et coordinateur de l'association Gaïa. "Il y a des usagers qui ont accès à des
Csapa mais qui ne veulent pas y aller!"
"Pour certains, il est très difficile de franchir les portes d'un Csapa, les procédures y sont parfois trop longues, trop complexes, alors que les médecins généralistes sont plus accessibles", a renchéri Pierre Chappard, président de PsychoActif. "Les consommateurs se tournent vers le marché noir et c'est là qu'il y a un risque d'overdose. Il ne faut pas restreindre l'accès à la méthadone".Le Dr Cédrick Moreau, médecin généraliste à Paris, juge lui aussi qu'"il est temps" d'élargir la primoprescription de la
méthadone. Une partie des décès est liée à un traitement inadapté par manque de temps pour échanger avec le médecin en centre, fait-il valoir.
"Certaines structures sont engorgées à cause de la
méthadone, avec parfois un médecin présent seulement une journée par semaine, et cette situation favorise la prise de
méthadone de rue, en dehors de tout suivi", a ajouté l'ancien président de la Fédération addiction, Jean-Pierre Couteron.
Les représentants des conseils nationaux de l'ordre des médecins et des pharmaciens se sont aussi prononcés en faveur de la primoprescription de la
méthadone en ville, y voyant "une bonne occasion de renforcer la formation" des médecins généralistes et des pharmaciens.
Car "il faut faire attention avec la
méthadone", ont souligné des membres de la commission. "Avec sa marge de sécurité plus faible, on risque de faire plus de mal", a souligné le Dr Jean-Michel Delile de Bordeaux. Il faut "resensibiliser aux dangers de la
méthadone", a ajouté Marie-Anne Lassalle, pharmacienne au sein d'un centre de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa).
La dangerosité de la
méthadone est liée à une "mauvaise utilisation d'un très bon médicament", a rappelé le Pr Maurice Dematteis du CHU de Grenoble, représentant le Collège national universitaire des enseignants d'addictologie (Cunea).
"En modifiant l'accès au traitement, on peut modifier son rapport bénéfice/risque, ce qui est particulièrement vrai pour la
méthadone, avec lequel on compte 2,7 décès pour 1.000 usagers contre 0,38 cas pour la
buprénorphine. Il ne faut pas augmenter la quantité au détriment de la qualité!"
Membre de la Société française de pharmacologie et de thérapeutique (SFPT), le Pr Caroline Victorri-Vigneau du CHU de Nantes a rappelé que le risque d'overdose de la
méthadone était plus élevé que celui de la
buprénorphine, en raison de ses propriétés pharmacocinétiques et pharmacodynamiques.
La
méthadone présente notamment une grande variabilité dans les concentrations plasmatiques d'un patient à l'autre, d'un facteur 17, ainsi que de sa demi-vie, entre 17 et 47 heures pour 100 mg. En outre, environ un tiers des patients sont des métaboliseurs rapides, plus exposés à un risque d'overdose.
Les overdoses sont aussi liées à des prescriptions inappropriées. Il faut faire évoluer les recommandations françaises sur les traitements des addictions aux
opioïdes, a ajouté le Pr Dematteis. Sur ce point, "le transfert direct sur
méthadone en cas de mésusage de
buprénorphine n'[était] peut-être pas un bon choix", a fait observer Marie-Anne Lassalle.
Un nombre insuffisant de médecins
Pour le président de la Fédération française d'addictologie (FFA), le Pr Amine Benyamina de l'université Paris-Sud, "en l'état actuel des choses, la primoprescription de la
méthadone en ville n'est plus d'actualité".
"La FFA n'[y] est pas opposée mais avant de se lancer, il faut faire un audit, tenir compte de la réalité. Or, on a un problème de compétences disponibles sur le territoire. Il faut réserver la prescription de la
méthadone à ceux qui savent [les médecins en centres]".
Or "le nombre de prescripteurs est en baisse", a rappelé le Dr William Lowenstein, président de SOS Addictions, qui est apparu également en faveur d'une suspension du projet d'élargissement.
Cette tendance touche en particulier les médecins généralistes qui prennent en charge des toxicomanes, notamment à cause d'une formation insuffisante, d'un sentiment d'isolement et/ou de contrôles effectués par les caisses d'assurance maladie (cf dépêche du 25/06/2018 à 18:11), a précisé le Dr Claude Bronner, représentant le Collège de la médecine générale (CMG).
"Avec le déficit actuel de médecins, la primoprescription de
méthadone en ville ne va pas résoudre le problème des overdoses. Déjà, la primoprescription n'existe plus en ville pour la
buprénorphine!", a ajouté Maryse Lapeyre-Mestre du CHU de Toulouse, membre de la commission.