pour une fois que je sers à qq chose
Enquête sur les dérives d’« Haurus », le policier ripou qui faisait des affaires sur le dark Net
Selon nos informations, au moins deux figures du milieu marseillais ont été tuées dans des règlements de comptes peu après des ventes d’informations par ce brigadier de police affecté à la DGSI.
Par Elise Vincent Publié le 28 novembre 2018 à 06h37 - Mis à jour le 28 novembre 2018 à 16h50
Temps de Lecture 6 min.
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AUREL
Sur le dark Net, lieu de trafics en tous genres, il se faisait appeler « Haurus ». Du nom d’une divinité à la tête de faucon (Horus), dont l’œil a longtemps été considéré comme un porte-bonheur protecteur par les Egyptiens.
Informations personnelles, faux documents, identifiants de comptes bancaires au solde créditeur, sur ce Web parallèle, « Haurus » vendait effectivement de quoi satisfaire nombre d’aspirations. Sauf que ses précieuses informations ne venaient pas de nulle part. Dans la vraie vie, l’homme était brigadier de police. Il était affecté à une unité antiterroriste de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Et il avait un accès direct à des fichiers protégés.
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Les dérives d’« Haurus », extrêmement rares pour une maison comme la DGSI, où le contrôle des pairs et de la voie hiérarchique est très poussé, n’a duré que quelques mois : de décembre 2017 à fin septembre, moment de son interpellation. Mais suffisamment, néanmoins, pour que, selon nos informations, la vente de ses données ait pu conduire à de sanglants règlements de comptes.
Comme l’avait dévoilé Le Parisien en octobre, « Haurus » comptait parmi ses clients des membres de la criminalité organisée. Mais, selon des éléments que Le Monde a pu recouper, ces informations, vendues en échange de paiements en
bitcoins ou carte prépayée Neosurf, ont aussi possiblement conduit à la mort violente d’au moins deux membres du milieu, à Marseille, en mai et en avril, et fait une victime collatérale.
Opérations de « criblage »
Depuis septembre, vu la gravité des faits reprochés, « Haurus » est en détention provisoire. Il a échappé à la complicité d’assassinats car il est difficilement démontrable qu’il avait connaissance de la finalité des informations qu’il revendait. Mais il a été mis en examen notamment pour « détournement de la finalité de fichiers informatiques nominatifs », « escroquerie », « fourniture et usage de faux documents administratifs ». Son compagnon, soupçonné d’avoir été au courant de ses délits, en détention provisoire lui aussi, a été mis en examen de plusieurs chefs de « complicité ».
Les errements d’« Haurus », alors qu’il était en poste dans son unité de la DGSI depuis décembre 2016, continuent toutefois d’interroger. Pour récolter ses informations, le policier ripou avait en effet des méthodes particulièrement éloignées des pratiques habituelles.
Il rattachait par exemple faussement ses recherches à des commissions rogatoires ou à des enquêtes préliminaires dont son groupe était saisi. Comme il pouvait aussi consulter les procédures judiciaires d’autres services de police en effectuant des recherches par mots-clés, il s’est ainsi intéressé à des enquêtes pour homicide ou vol à main armée. Puis il a ciblé dans les fichiers de police des numéros ou des informations personnelles et administratives d’individus liés au grand banditisme marseillais. Des opérations dites de « criblage », dans le jargon policier.
Mais à la DGSI la traçabilité des opérations est une règle d’or. Pour opérer, « Haurus » devait donc effectuer ses recherches depuis son identifiant personnel. C’est comme cela qu’il accédait par exemple au fichier des antécédents judiciaires, à celui des titres électroniques sécurisés ou à Cristina, le sensible fichier de centralisation du renseignement intérieur pour la sécurité du territoire et les intérêts nationaux. Ainsi les enquêteurs ont pu dater qu’au moins deux personnes ayant fait l’objet de criblage de sa part ont été assassinées peu de temps après ses investigations.
Requêtes illicites
Le premier, Adil Attar, âgé de 34 ans, connu pour ses antécédents pour trafic de stupéfiants, est mort le soir du 26 mai après des recherches d’« Haurus » datant de février. Une rafale de kalachnikov l’a fauché dans les locaux d’une association sportive de l’Estaque, un quartier de Marseille. C’était au lendemain d’une visite de l’ancien ministre de l’intérieur, Gérard Collomb, dans ces mêmes quartiers nord de la cité phocéenne. Un autre jeune homme a par ailleurs été tué aux côtés d’Adil Attar alors qu’il jouait aux cartes. Or, considéré comme « innocent » par sa famille, le décès de ce jeune Franco-Turc de 28 ans a entraîné, le 17 juin, une vaste marche blanche, de plus de 800 personnes, dans le quartier de Plan d’Aou.
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L’autre mort qui a attiré l’œil des enquêteurs, alors que depuis le début de l’année les Bouches-du-Rhône ont connu vingt et un décès dans le cadre de règlements de comptes, était une figure connue du milieu : Jean-Louis Grimaudo, 30 ans.
Il a pour sa part été tué le 6 avril, dans le 10e arrondissement de Marseille, quelques jours seulement après les recherches d’« Haurus ». Sorti de prison quatre mois plus tôt pour une affaire de cache d’armes, il a été exécuté en pleine journée avec un de ses proches par un commando muni de kalachnikovs. Jean-Louis Grimaudo était père de trois enfants et proche, notamment, d’Adrien Anigo – fils de José Anigo, l’ancien directeur sportif de l’Olympique de Marseille –, tué à Marseille, en 2013.
Un troisième homme sur lequel « Haurus » a fait des recherches est mort, en février. Le corps d’Antonio Martinez a été retrouvé carbonisé sur le parking d’un parc d’attractions à Cuges-les-Pins (Bouches-du-Rhône). Mais, cette fois, le criblage d’« Haurus » semble être intervenu après l’assassinat. Des recherches à l’image des quelque 280 autres requêtes illicites que le brigadier de police a effectuées pour le compte de ses « clients ». Soit au moins 147 demandes d’identification d’abonnés, 123 demandes de facturation détaillée, huit demandes d’adresse IP et deux bornages. Inquiet d’éventuelles poursuites à son sujet, « Haurus » effectuait en outre des recherches sur lui-même et son concubin.
Soucieux de sa clientèle
Interrogé en garde à vue sur ses motivations, le policier a admis qu’il travaillait pour des personnalités peu recommandables. Mais il a assuré qu’il le faisait uniquement par curiosité et appât du gain. Les enquêteurs ont pu identifier qu’il faisait effectivement l’objet d’une procédure de surendettement et qu’il était interdit bancaire jusqu’en 2020. Ses ventes de « dox » – soit d’informations personnelles pour nuire à une personne – lui auraient rapporté un peu plus de 20 000 euros, à raison de 100 à 300 euros pièce.
Un argent avec lequel, soupçonne la justice, il a pu maintenir son train de vie et s’offrir des voyages en Martinique ou en Italie avec son compagnon. En pleine dérive, « Haurus » a d’ailleurs fini par entraîner ce dernier dans ses excès. A plusieurs reprises, son ami a écoulé des faux billets dans la boutique de vêtements chics où il travaillait.
Soucieux de sa clientèle, « Haurus » rémunérait de son côté les sites sur lesquels il proposait ses services afin d’améliorer son référencement. A partir de juin, il s’est aussi lancé dans la fabrication de faux chèques et proposait des « formations » moyennant rémunération. A la suite d’un différend, « Haurus » est allé jusqu’à menacer de mort et à réclamer par courrier une rançon au modérateur d’un des plus gros forums francophones du dark Net : « Black Hand ». Peu prudent, il a envoyé la lettre directement de Levallois-Perret (Hauts-de- Seine), siège de la DGSI…
C’est dans ce contexte qu’il a fini par être débusqué. Le policier a d’abord été repéré à l’occasion d’une veille Internet par l’Office central pour la répression de l’immigration irrégulière et de l’emploi d’étrangers sans titre. Puis il a chuté pour de bon avec la fin de la plate-forme « Black Hand », démantelée en juin dans le cadre d’une vaste opération des douanes contre le dark Net. L’enquête judiciaire a notamment permis aux enquêteurs de récupérer le serveur de « Black Hand » et d’accéder à une mine d’informations utiles à diverses enquêtes. La piste d’« Haurus » a été remontée parmi d’autres.
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Aujourd’hui, à la DGSI, les errements du brigadier sont considérés comme une grave dérive individuelle heureusement vite entravée. Contacté mardi 27 novembre, l’avocat d’« Haurus », lui, n’a pas souhaité réagir aux sollicitations du Monde. Des investigations sont toujours en cours.
Elise Vincent