Hello,
Alors je mets un premier article, paru en 1966 dans le Monde.
Avant de commencer l'article, il faut avoir en tête qu'avec le docteur ESCOFFIER-LAMBIOTTE, on est dans la diabolisation de la Drogue, apparentée à l'adoration du Diable. Il parle d'ailleurs de chaire du Diable quand il aborde les
champis. Pourtant ses articles sont intéressants, on y trouve une posture de la société par rapport à la jeunesse, par rapport à une substance qui en 66 est une outil exploratoire et thérapeutique en psychiatrie et en neurosciences.
On y trouve aussi tout un vocabulaire extrême (il parle de "drame humain", des psychédéliques comme " des plus redoutables, les plus irrémédiables de ces poisons de l'esprit"); on trouve ce type de vocabulaire et de ton dans les anciens textes de l'inquisition, je pense notamment ici au
Malleus Maleficarum (
Marteau des sorcières, XVe siècle) et à la façon dont on y parle des femmes. Quel rapport avec les psychédéliques? Ce ton employé entre attirance, curiosité et rejet quasi biblique de la substance. Comme si un combat du mal avec le bien se jouait dans le fait d'interdire les psychédéliques.
On y trouve aussi toutes les légendes urbaines sur le fait de rester perché, les suicides, la tendance à la défenestration etc. (extraites : " ; il arrive aussi que le voyage soit sans retour et se termine par un suicide, effectué souvent par défenestration, sous le coup d'une angoisse intolérable ou de visions terrifiantes.")
Bon je me retire et vous souhaite une bonne lecture
Janis
"I. - Des Aztèques à l'arme chimique
L'homme a cherché depuis la nuit des temps à s'arracher aux conditions terrestres, à rompre l'ennui ou l'angoisse de sa vie quotidienne, à percevoir, dans un au-delà qui serait un refuge, la justification de sa souffrance et de son désarroi. La passion chez les uns, l'ivresse toxique chez les autres, conduisant à l'oubli ou au dépassement, ont tenu ce rôle de " paradis artificiel " ; un paradis où l'on croit trouver la fin des dépendances, la vérité et la liberté suprême, alors qu'il n'est guère aux yeux du médecin de forme plus avilissante et plus mensongère de la servitude humaine. Le drame qui se déroule depuis trois ans aux États-Unis, et que nous commençons à connaître en France, relève lui aussi de cette quête éternelle vers " le sublimé ou l'innommable ", de ce désir d'évasion facile qui jette tant de désaxés et trop d'intellectuels à la poursuite de drogues sans cesse plus efficaces et sans cesse plus nocives.
Par ESCOFFIER-LAMBIOTTE Publié le 21 avril 1966 à 00h00
Les hallucinogènes, le L.S.D., qui sont utilisés à cette fin et détrônent aujourd'hui les stupéfiants de Baudelaire, représentent sans conteste, et sous des aspects bénins, les plus redoutables, les plus irrémédiables de ces poisons de l'esprit.
Les Aztèques, qui les connaissaient bien, avaient su en limiter l'usage à des fins rituelles ; leur société était. sans doute mieux structurée que la nôtre, qui laisse déferler dans le silence et l'inaction la plus dangereuse vague de folie que le monde ait jamais connue.
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Mexique : les Chichimèques au seizième siècle
Un médecin espagnol, Francisco Hernandez, et deux moines franciscains, Motolinia et Sahagun, décrivent, dans les chroniques monumentales qu'ils consacrent à l'histoire de las Cosas de Nueva España et aux mœurs des Aztèques, de bien étranges pratiques. Ces Indiens, disent-ils, ont une grande connaissance des herbes et des racines, et ils utilisent à des fins diaboliques une herbe, le " serpent vert ", dont la semence se nomme ololiuqui, un cactus, le
peyotl, ou encore un champignon qu'ils nomment teonanacatl, ce qui signifie " chair de Dieu ", " et que j'appelle, moi, " chair du diable ", note Motolinia, " de ce diable qu'ils adoraient ainsi et qu'ils recevaient en communion avec cette amère nourriture ".
Lorsque les prêtres aztèques absorbaient des extraits de ces plantes, " ils voyaient mille fantasmes et mille démons et pouvaient converser avec leurs dieux " et des cérémonies se déroulaient régulièrement, au cours desquelles de nombreux Indiens consommaient du miel et ces plantes maudites ; " ils commençaient alors à danser ou à chanter, et certains sanglotaient ; d'autres ne voulaient plus penser et s'asseyaient à l'écart, immobiles, pétrifiés dans une attitude de profonde songerie ; d'autres avaient des visions et voyaient d'affreuses bêtes sauvages qui les dévoraient ; et d'autres encore se voyaient riches ou captifs, ou sur Je point de commettre un vol... Ceci pour une journée, car le lendemain ils pleuraient beaucoup ".
Le teonanacatl, ajoute Sahagun, " enivre, donne des étourdissements, rend violent, fait souffrir, rend triste et inquiet, incite à s'enfuir, effraye, pousse à se cacher ; celui qui en mange voit beaucoup de choses ; il terrifie les gens, les fait rire, s'étrangle, se précipite d'endroits élevés, pleure, est épouvanté ".
Cette étonnante description, qui pourrait être reproduite telle quelle dans les traités modernes de médecine ou de psychiatrie au chapitre des psychodysleptiques, ou à celui des armes chimiques, s'accompagnait des détails les plus précis concernant les plantes utilisées et la façon d'en extraire les principes hallucinogènes. Tradition transmise, semble-t-il, de génération en génération, depuis les temps reculés des civilisations précolombiennes.
Les autorités espagnoles, et surtout l'Église, s'opposèrent violemment à ces rituels magiques et firent tomber sur eux, et sur toutes les connaissances se rapportant aux drogues maudites, une chape de silence - et sans doute de sagesse - qui devait durer cinq cents ans.
Une douzaine d'étudiants hirsutes, américains pour la plupart, mais aussi anglais, allemands, Scandinaves ou même français, se réunissent dans une chambre d'hôtel sordide pour une " acid party ".
Ils entreprennent un voyage vers l'extase, un " trip ", comme ils disent, et leur véhicule est un petit carré de
buvard imprégné d'une seule goutte d'une solution alcoolique et qu'ils absorbent sous la forme d'une boulette mâchée avec soin. Il leur en coûte 30 francs ; beaucoup moins cher que la
marijuana ; d'autant moins que deux " trips " mensuels suffisent apparemment au bonheur de leur collectivité.
Un " Guide ", âgé comme eux d'une vingtaine d'années, mais qui a manifestement une grande expérience des drogues hallucinogènes, contrôle cette absorption ; la dose qui lui est réservée est plus faible que celle des impétrants, ce qui lui permet de garder une certaine lucidité, tout en atteignant cependant ce stade du délire mystique auquel s'établira le " contact " entre les délirants, d'une part, et le monde étrange qu'ils cherchent à découvrir de l'autre.
Son rôle, fort important, est tout d'abord d'ordre " métaphysique " : il explique à l'initié la signification de ses visions, taches colorées mouvantes et visages de terreur, de ses sensations, celle de perdra son corps et l'angoisse mortelle qui en résulte ; il lui fait ainsi franchir toutes les étapes de l'anxiété, du délire et de la
dépersonnalisation pour le mener à l'abandon total, à ce stade de la plénitude et du bonheur où se trouve " la communion avec l'univers ".
Cette communion, qui est le but de l'expérience (de leur " recherche ", comme ils disent), conduit, paraît-il, à la connaissance de la Vérité, en un instant sublime " où le monde extérieur a perdu toute réalité "; Le silence est profond ; la communion avec le Guide est cependant complète, mais elle s'effectue sur un mode non verbal qui rappelle les expériences parapsychologiques. " Chacun pénètre totalement la pensée de l'autre. "
Quelques paroles - très profondes, mais d'une banalité pitoyable - ont été échangées cependant, avant que soit atteint ce stade de l'illumination, que semblent trouver ensemble, dans cette chambre sinistre, quinze esprits désincarnés. Bien que les corps n'existent plus, " ne nous concernent plus ", " nous soient devenus étrangers ", certaines petites servitudes viennent rappeler aux initiés leur condition charnelle ; le " Guide " se charge en effet de les faire uriner, car il sait, lui, que l'oubli du corps conduit à l'incontinence, fâcheux travers des grands " mystiques ".
Il arrive que cette montée vers l'extase se déroule dans des conditions moins parfaites et moins intellectuelles. La sensibilité particulière de certains sujets, ou un dosage excessif de " l'acide ", peuvent conduire en effet à des accidents aigus d'ivresse toxique. L'agitation est alors très grande ; le jeu de la " corrida " s'organise ; il consiste à se jeter au milieu des voitures, un jour de grand trafic, pour défier les dangers d'un monde extérieur qui n'est plus et ce corps méprisable que traîne avec dégoût l'esprit glorieux du délirant.
Des crises convulsives, ou épileptiques, des comas, peuvent survenir, et c'est à l'Hôpital américain que se retrouve alors l'initié pour sa reprise de contact avec les dures réalités terrestres.
Ce " retour à la terre ", cette " re-entry " (le vocabulaire spatial se substituant ici à la terminologie mystique), n'est d'ailleurs jamais agréable et se manifeste, même lorsque le " trip " s'est effectué sans incident, par une profonde tristesse, une fatigue intense et un état dépressif qui peuvent durer plusieurs jours ; il arrive aussi que le voyage soit sans retour et se termine par un suicide, effectué souvent par défenestration, sous le coup d'une angoisse intolérable ou de visions terrifiantes.
Le docteur Pierre Bensoussan, neuropsychiatre de l'Hôpital américain, auquel je dois toutes mes informations cliniques ou sociologiques, a vu depuis trois ans plusieurs de ces suicides.
Il voit aussi, à un rythme qui devient inquiétant, des morts intellectuelles plus impressionnantes encore que la mort charnelle ; les adeptes de " l'acide " connaissent en effet, pendant six à huit heures, durée moyenne du " trip ", un délire aigu hallucinatoire s'accompagnant de troubles de la perception du monde extérieur et d'une dissolution des fonctions supérieures, de la conscience. Ils vivent un cauchemar dont la plupart se réveillent, mais dont certains, plus fragiles, restent prisonniers. On voit ainsi de grands délires hallucinatoires se prolonger durant plusieurs semaines, ce que la psychiatrie, grâce aux méthodes thérapeutiques modernes, ne connaissait plus depuis plus de dix ans. On voit encore des adolescentes qui, ayant absorbé une goutte unique de ce fameux "acide", ayant vécu le délire recherché et la tristesse normale du retour à la terre, présentent après un temps de latence de trois à quatre semaines un état délirant chronique dont l'évolution peut être fort longue et qui s'élabore sur les thèmes de l'intoxication primaire.
Traités en milieu hospitalier - où ils sont admis en ce moment et pour un seul centre parisien au rythme de quatre par semaine, - soumis aux
neuroleptiques (chlorpromazine et halopéridol) qui sont les antidotes classiques des hallucinogènes ils se remettent généralement, mais après plusieurs mois de traitement. Quelques cas de " folie irréductible " ont été cependant signalés aux États-Unis, chez des sujets prédisposés.
• Berkeley : le délire collectif
Si ce dangereux engouement n'atteint pratiquement, pour l'instant, et dans notre pays, que les milieux intellectuels américains, peintres, écrivains, musiciens ou étudiants (1), il a pris aux États-Unis les proportions d'un fléau national. Le diéthylamide de l'acide lysergique ou L.S.D. 25, car c'est de lui qu'il s'agit, y est devenu la bête noire de tous les directeurs de collèges ou d'universités, des psychiatres, de la police et des responsables de la santé publique. Il ne se passe plus de jour sans que la presse d'outre-Atlantique en relate les méfaits, et décrive les délires collectifs, les suicides ou les crimes commis sous son empire.
Le L.S.D., qui est l'arme psychochimique la plus puissante et la plus précise que connaisse la science moderne, a détrôné, dans le cœur de cette " élite intellectuelle " où se recrutaient les drogués, tout ce qui l'avait précédé ; barbituriques, stimulants,
morphine,
cocaïne,
marijuana, tout cela est balayé par l'hallucinogène aux effets si violents, à la fabrication apparemment si simple et au prix tellement avantageux... (il revient à 35 cents la dose, soit 2 francs, au fabricant, qui le revend 15 francs à ses clients).
Les autorités annoncent que sur les soixante-dix mille étudiants de l'université de Californie dix mille sont des adeptes du L.S.D. L'une des distractions les plus populaires dans les collèges américains est devenue la " roulette russe chimique " qui s'organise lors d'une sauterie, ou d'un thé, et consiste à distribuer aux collégiens des doses variables, et inconnues, de substances hallucinogènes diverses.
La capitale de cette nouvelle mystique est l'université de Berkeley, en Californie, où, nous apprend un jeune médecin français, le docteur Soubrier, qui effectue en ce moment un stage au centre de prévention des suicides de Los Angeles, l'élite intellectuelle, professeurs, artistes, chercheurs et écrivains, mène la danse.
Une réunion monstre, groupant plus de six cents étudiants, s'est déroulée très récemment sur le campus de cette université, constituant le plus fabuleux délire collectif jamais encore observé. Le problème revêt une ampleur telle qu'une consultation spécialement destinée aux victimes du L.S.D. vient de s'ouvrir à Los Angeles.
Le chef de la police de cette ville a acquis la certitude qu'un gang contrôle et organise la fabrication et la distribution de cette drogue, et le tout dans une impunité désarmante, car le diéthylamide de l'acide lysergique ne figure pas sur la liste des stupéfiants telle qu'elle a été établie par l'Organisation mondiale de la santé, et n'est pas non plus un médicament dont la vente pourrait être soumise à la législation pharmaceutique.
La lutte est donc fort inégale, et si des dispositions législatives ne peuvent être prises rapidement, " la folie hallucinatoire pourrait prendre aux États-Unis les proportions d'un désastre national ".
À l'origine de ce désastre se trouve un homme. Un médecin, hélas ! Chargé à l'université Harvard de la chaire de clinique psychiatrique, Timothy Leary y entreprit en 1961 des expériences de psychochimie visant à l'étude des possibilités d'expansion de la conscience sous l'influence de drogues diverses. Deux ans plus tard, Leary était renvoyé de Harvard : plus de quatre cents étudiants s'étaient vu administrer par ses soins trois mille cinq cents doses d'un hallucinogène puissant, la
psilocybine. Nombre d'entre eux le suivirent à Acapulco, où il ouvrit dans un vieil hôtel désaffecté une sorte de pension pour délirants, où, pour 200 dollars par mois et 6 dollars la dose, chacun pouvait connaître la béatitude lysergique.
Le gouvernement mexicain l'ayant expulsé, il revint aux États-Unis pour créer dans l'État de New-York, tout près des collèges de Vassar et de Bennett, une " Fondation Castalia " remplie de statuettes religieuses et de maîtres du yoga, mais aussi de réserves de
marijuana, de
mescaline ou de L.S.D...
Des centaines de jeunes suivirent sa " formation mystique " pour en répandre ensuite la graine empoisonnée dans les écoles, les collèges et les universités du pays tout entier. Ce crime collectif devait durer près de trois ans, et il fallut attendre le 10 mars dernier pour que la justice se saisisse enfin, sous un prétexte fiscal, d'un homme qui, à quarante-cinq ans, avait déshonoré son université et une profession où il assumait les plus lourdes responsabilités.
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(1) 75 % des étudiants du centre du boulevard Raspail ont eu, dit le docteur Bensoussan, au moins une expérience avec le L.S.D."