Deuxième partie:
Cannabis et addiction [2/2] : effets neuropsychiques à court et long terme et liens avec les pathologies psychiatriques
**Ce texte est issu de l'ouvrage d'Alain Morel et de Pierre Chappard, Addictologie, paru en 2019, et plus précisément du chapitre 14 intitulé "Cannabis et addiction"**
#Les effets neuropsychiques de la consommation de
cannabisLa période périnatale et l’enfance sont des périodes cruciales pour le développement cérébral, mais celui-ci se poursuit bien au-delà, pendant l’adolescence et jusqu’à 25-30 ans *(Trezza et al., 2008 ; Malone et coll., 2010)*. Le cortex préfrontal dorso-latéral est particulièrement concerné par cette maturation. Cette région contrôle plusieurs fonctions, comme la mémoire à court terme, le contrôle cognitif et le raisonnement qui vont considérablement évoluer au cours de l’adolescence (Satterthwaite et coll., 2013). La consommation de
cannabis à cet âge interfère donc inévitablement avec la maturation du cerveau.
Les effets cérébraux du
cannabis sont liés à l’action du Δ-9-THC sur des récepteurs spécifiques, les cannabinoïdes. En l’absence d’une consommation de
cannabis, ces récepteurs sont stimulés par des neurotransmetteurs endogènes : les endocannabinoïdes. Ces récepteurs sont particulièrement concentrés dans l’hippocampe, le cervelet, le cortex frontal, le striatum, les ganglions de la
base et l’amygdale *(Haring et al., 2012)*. En les stimulants massivement, la consommation de
cannabis perturbe particulièrement les fonctions cognitives, l’apprentissage et la mémoire, la perception de l’environnement, les motivations, la coordination motrice et la sensibilité douloureuse.
##À court terme
###Effets immédiats et bénéfices ressentis
Les effets immédiats du
cannabis apparaissent en général de 15 à 20 minutes après inhalation et entre 4 à 6 heures en cas de prise orale. Chez les consommateurs réguliers, ces effets apparaissent de façon plus retardée. Le
cannabis a principalement une action neuro-modulatrice, c’est-à-dire que les effets ressentis après une prise sont très variables et dépendent étroitement des ressentis personnels au moment de la consommation.
Classiquement, l’usager va ressentir deux types de phénomènes. D’une part un sentiment de relaxation au cours duquel il va être légèrement confus et psychologiquement séparé de son environnement. D’autre part une modification de toutes les sensations. Les travaux ennuyeux et sans intérêt semblent se dérouler plus vite, la musique et les images sont perçues de façon plus aiguë. Il existe aussi un sentiment de compréhension intérieure intense qui, pour certains, donne une impression de forte créativité. Mais, comme pour l’alcool, la relecture à jeun des productions artistiques composées sous l’emprise du produit offrent parfois quelques déconvenues. Charles Baudelaire en a fait une remarquable description.
Les variétés de
cannabis les plus puissantes peuvent provoquer des étourdissements, une excitation avec une augmentation de la vivacité, des distorsions majeures des perceptions du temps, de la couleur et des sons. Des doses très fortes peuvent même produire des hallucinations cénesthésiques et visuelles.
Il n’a jamais été décrit de surdose mortelle, le
THC n’ayant aucune action sur le tronc cérébral pouvant entraîner de détresse respiratoire. Les surdoses *(que les jeunes usagers appellent souvent
bad trip)* se manifestent essentiellement par un malaise avec des nausées et des vomissements. Certaines personnes vont ressentir une anxiété, voire une véritable attaque de panique. D’autres réactions, plus rares, incluent un vécu paranoïde, une dysphorie, une
dépersonnalisation avec
déréalisation. Ces effets sont en règle générale spontanément résolutifs sans intervention extérieure. En cas de symptômes persistant au-delà de 24 heures après la fin de l’intoxication, un diagnostic psychiatrique est à évoquer.
###Cannabis et conduite automobile
Les études réalisées sur les troubles du comportement sous l’emprise du produit et notamment les effets sur la conduite automobile ont fait l’objet d’une méta-analyse en 2018 *(Cannabis and driving, EMCDDA, mai 2018)*. Des études montrent que les personnes sous l’emprise du
cannabis ont des performances cognitives et psychomotrices moindres lors des tests réalisés avec des simulateurs de conduite. Ces altérations de performance seraient plus faibles que celles rencontrées avec l’alcool, elles dureraient plus longtemps, seraient non perçues par le sujet malgré la persistance des déficits lors des tests. Si le risque d’accident sous l’emprise de l’alcool est multiplié par six, le risque sous
cannabis a été estimé à 2.
Cependant, il existe des différences importantes selon la dose ingérée, la prise récente et les capacités de l’individu. Une chose reste acquise, le
THC chez certaines personnes altère la conduite, de surcroît il potentialise les effets de l’alcool, des barbituriques, de la
caféine et des
amphétamines *(l’étude SAM en 2005 cite un accroissement de facteur 15 du risque routier en cas d’association
cannabis et
alcool)*. L’association du
cannabis et du
MDMA *(ecstasy)* rendrait la conduite automobile quasi impossible. Le rapport de l’EMCDDA recommande des contrôles fondés non seulement sur des tests biologiques, mais aussi sur des tests cognitifs et psychomoteurs.
##À long terme
Une méta-analyse a été faite par l’académie américaine de science et de médecine analysant plus de 10 000 articles de la littérature scientifiques *(National Academy of Science, Engineering and Medecine, 2017)* a mis en lumière les faits suivants.
###Les troubles physiques
Chez l’adulte, ils seraient avant tout d’ordre pulmonaire et lié au fait de fumer. Ce qui entraînerait une augmentation des bronchites chroniques. Le risque cancérigène pulmonaire existe et serait fonction de la dose ingérée et de l’association avec le
tabac. Chez le tout jeune enfant, l’ingestion accidentelle de
cannabis peut entraîner la mort par overdose.
###Les troubles cognitifs
Chez l’adolescent, l’usage régulier de
cannabis entraîne des troubles cognitifs et un risque de désinvestissement plus ou moins global de ses activités sociales, familiales et scolaires. Des études ont montré l’influence particulièrement néfaste de la consommation durant cette période de l’adolescence où le cerveau est encore en phase de maturation. Ceci est particulièrement vrai pour des fortes consommations de
cannabis avant 15 ans *(Arseneault, 2002)*. Les perturbations concernent avant tout la mémoire dite *« à court terme »*, les autres fonctions étant conservées *(NHTSA, 2000)*.
La plupart des auteurs estiment que cette altération est réversible. Cependant, une récente étude de cohorte a démontré qu’une consommation régulière et prolongée de
cannabis, amorcée à l’adolescence, peut entraîner une altération des performances intellectuelles, qui se traduit par une baisse du quotient intellectuel *(QI)* à l’âge adulte, ainsi que des perturbations cognitives que partiellement réversibles *(troubles de mémoire, pertes d’attention) (Meier, 2012)*. Outre ce résultat qui mérite d’être confirmé par des études complémentaires, la précocité de l’expérimentation apparaît très nettement dans la littérature épidémiologique comme un facteur prédictif négatif important et un facteur de risque majeur de basculement ultérieur dans un usage problématique *(Beck, 2008)*. Cela est particulièrement vrai pour les consommations de
cannabis déjà installées avant 15 ans. Chez l’adulte, les effets de la consommation sont moins marqués, posant la question d’un possible traitement différencié de son usage.
###Syndrome *« a-motivationnel »*
Certains usagers vont développer un syndrome qui comporte un apragmatisme avec perte d’intérêt, une anhédonie *(perte de la sensation de plaisir)*, une intolérance aux frustrations et un ralentissement psychique. Il concerne spécifiquement les consommateurs chroniques. Plusieurs mécanismes ont été évoqués. De par ses effets anxiolytiques, surtout lorsqu’il est utilisé chez des sujets ne présentant pas d’anxiété pathologique, le
cannabis annihile tout stress. Or celui-ci est un moteur fondamental dans la poursuite des activités, scolaires ou autres, nécessitant un investissement important. De plus, le
THC a une action sur les zones du cerveau dites des circuits de récompenses. Elles sont activées lors de la survenue d’une stimulation *« satisfaisante »* dans le cadre d’une activité professionnelle, extraprofessionnelle et/ou relationnelle.
Cela pousse le sujet à rechercher la poursuite de ces activités gratifiantes. Lorsque ce circuit est activé de façon artificielle par une drogue, la personne va se détourner de ces activités au profit de la seule reprise du produit. La dépression, primaire ou induite, va aggraver ce syndrome a-motivationnel. On le retrouve fréquemment chez les adolescents dépressifs, même chez les non-consommateurs, tant la dimension de passivité défensive peut apparaître au premier plan chez des sujets dont les assises narcissiques sont fragiles.
###Relation à l’entourage
L’altération des relations avec l’entourage et en particulier, à l’adolescence, avec les parents, est une autre conséquence. De par les effets antistress, l’adolescent se trouve dans une « bulle », peu réceptif aux remarques, désinvestissant progressivement toute activité. La nécessité de trouver des fonds, parfois par des moyens illicites, va aussi aggraver le climat familial. Concernant l’argent de poche, les parents sont face à un dilemme. Ou bien ils le suppriment, au risque de faire plonger l’adolescent dans la délinquance pour faire face aux dépenses liées à la consommation, ou bien ils le maintiennent et ils peuvent se sentir *« complices »* de la prise de
cannabis.
Cette dégradation relationnelle peut faire suite à une période plus ou moins longue de déni des proches ou, à l’inverse, d’une suspicion persécutrice compromettant dans un cas comme dans l’autre les tentatives du jeune de parler de la réalité de sa consommation *(Phan, Couteron, 2005)*. Certaines attitudes de l’entourage vis-à-vis de cette consommation vont avoir une influence sur le risque de pérennisation de la conduite. On rencontre alors plusieurs cas de figure qui vont de parents qui consomment avec leur enfant à ceux qui vont le chasser du domicile.
#Les liens avec les pathologies psychiatriques
Parmi les abuseurs ou les dépendants du
cannabis, il existe une fréquence importante de pathologies psychiatriques *(Huerre, Marty, 2004)* et les personnes présentant des troubles de l’humeur ou des désordres psychotiques, ont une grande fréquence d’abus ou de dépendance à cette substance. Certains patients dépressifs et anxieux ont rapporté que le
cannabis atténuait leurs symptômes tandis que d’autres usagers fument du haschisch pour calmer colère ou ennui. L’influence de la consommation de
cannabis sur l’évolution des troubles psychiques est péjorative.
L’usage *« auto thérapeutique »* est probablement favorisé par le sentiment de se sentir mieux grâce à la désinhibition suscitée par le produit. Mais le
cannabis diminue l’efficacité des traitements
psychotropes et notamment des
neuroleptiques, il aggrave le risque de rechutes d’accès aigus chez des psychotiques. Sont aussi problématiques les risques de rupture de prise en charge pour des adolescents quand leur consommation fait déborder les limites de tolérance de l’institution qui les accueille. La qualité des liens entre les parents et l’institution, et le positionnement des parents vis-à-vis des transgressions du cadre thérapeutique peuvent influencer grandement l’évolution de la prise en charge.
###Risque schizophrénique et facteur de vulnérabilité
Chez les patients schizophrènes, le rapport à la prise de
cannabis est complexe. Dans les périodes de décompensation délirante, le
THC va calmer les angoisses qui sont souvent majeures. Dans les phases déficitaires, certains vont l’utiliser pour retrouver des sensations qui, même délirantes, valent mieux que le grand vide.
Toutefois, le
cannabis aggrave le processus
dissociatif de la schizophrénie, les rechutes à court terme et à long terme sont plus fréquentes, la resocialisation est moindre et l’observance plus faible. Le risque encouru du fait du retard d’accès aux soins est également relevé.
-----
**Études sur la consommation de
cannabis et l’apparition de la schizophrénie**
Quatre études récentes ont été menées pour étudier si une consommation de
cannabis à l’adolescence était un facteur de mauvais pronostic sur l’apparition d’une schizophrénie à l’âge adulte. Une étude suédoise, portant sur une cohorte de cinquante mille conscrits suivis prospectivement sur 27 ans montre une corrélation entre consommation de
cannabis avant 18 ans et apparition d’une schizophrénie à l’âge adulte, l’importance de la consommation semble être un facteur aggravant.
Une étude néo-zélandaise insiste sur les risques d’une consommation précoce avant 15 ans. Des études de suivi de cohortes britannique et hollandaise, en éliminant le plus de variables confondantes possible *(groupe social, ethnie, antécédents parentaux…)*, viennent appuyer l’hypothèse d’une corrélation entre consommation de
cannabis à l’adolescence et développement d’une schizophrénie à l’âge adulte *(Arseneault, 2004)*.
-----
Le risque d’apparition de la schizophrénie et de psychose chez les fumeurs réguliers de
cannabis est aujourd’hui le plus documenté, contrairement au risque de dépression qui lui n’a pas été confirmé. La variabilité et la difficulté du diagnostic de schizophrénie ont rendu l’interprétation des résultats scientifiques difficiles. Aujourd’hui, des études de prévalence de la schizophrénie réalisées en Finlande, au Danemark et aux États Unis montrent une augmentation récente du nombre de nouveau cas.
Il est clair que le risque dépend de la fragilité initiale de l’individu. Certains adolescents, pour des raisons que l’on ignore développeront une bouffée délirante spontanément résolutive à l’âge adulte. Dans ces situations, la consommation de
cannabis les fera basculer dans un processus chronique et irréversible.
###Le risque de dépendance
La dépendance est une entité complexe qui dépend de facteurs biologiques, personnels et environnementaux. Le syndrome de
sevrage, décrit au début des années 2000, a été confirmé par de nombreuses *(Levin et al., 2010)*. Il est caractérisé principalement par des troubles du sommeil, une irritabilité, une humeur dysphorique et un
craving. Il est cependant loin d’être systématique chez tous les consommateurs chroniques.
D’autres facteurs favorisent la dépendance au
cannabis comme :
* la précocité de la consommation est prédictive de dépendance ultérieure comme l’ont montré plusieurs études longitudinales *(Ehlers et al., 2010)* ;
* la pression des pairs, l’existence de difficultés scolaires et l’existence de comportements délinquants, *(Van den Bree et al., 2005)* ;
* l’existence de maltraitances ou d’abus sexuels dans l’enfance ;
* des facteurs sociaux et économiques ;
* les effets subjectifs positifs ressentis lors des premières prises *(« se sentir content », « se sentir relaxé », « rire »…)*.
La dépendance au
cannabis n’est pas seulement due au produit, mais dépend aussi de facteurs personnels et environnementaux.
#Conclusion
Le
cannabis occupe une place particulière parmi les substances psychoactives. Banalisé pour les uns, diabolisé pour les autres, il a fallu du temps pour évaluer sa dangerosité et la réponse à adopter. Si l’on s’interroge sur les notions de drogue, de poison et de médicament, il apparaît que toute substance pharmacologiquement active peut appartenir à plusieurs de ces catégories. Il n’y a pas de *« bons »* produits d’un côté et de *« mauvais »* produits de l’autre.
Pour le
cannabis, il existerait une très grande variabilité individuelle, et le risque serait avant tout lié à l’âge. Ainsi, pour certains adolescents, le
cannabis consommé de façon chronique va altérer leur parcours scolaire, familial, sanitaire et personnel, occasionnant une véritable perte de chance pour leur avenir, pour d’autres l’utilisant occasionnellement, les plus nombreux, il ne sera qu’un support d’expérimentation passagère.