La volonté seule ne suffit pas forcément pour gérer une addiction
(Texte original: https://www.psychoactif.org/forum/2021/12/13/DEBUNKAGE-volonte-seule-suffit-PAS-forcement-decrocher-gerer_62427_1.html#divx )
C’est une croyance très répandue, même pour des usagers avertis, utilisateurs de PsychoActif tels que vous.
Cette croyance commune pourtant, renforce la culpabilité de celles et ceux qui, non plus simples usagers mais réellement addicts, ne parviennent pas à décrocher. (Et il a été démontré que plus ils culpabilisent et moins ils réussissent justement à décrocher, la boucle est bouclée - j'y reviens en fin d'article). Elle fait des dégâts! Revenons dessus un moment.
Je vais parler ici de "décrochage", d'abstinence pour faire plus simple et ne pas avoir à répéter tous les publics sans cesse dans l'article: mais tout comme c'était indiqué dans le sondage, ça marche aussi pour garder une consommation raisonnée (il était bien dit "arrêter ou gérer une drogue").
Donc même si vous êtes un consommateur qui souhaite poursuivre sa consommation, et que soit :
- vous vous pensez immunisé de l'addiction grâce à votre motivation/volonté
- vous essayez de maîtriser votre conso mais n'y parvenez pas, car soit-disant vous manquez de cette même motivation/volonté
cet article est également fait pour vous.
Il faut savoir que l'addiction est un phénomène complexe à la fois social, psychologique et neurobiologique (tout comme l’est la motivation d’ailleurs).
Ce n’est pas une idée reçue totalement fausse : en effet, la motivation est un pilier indispensable pour arrêter ou gérer un produit. Le faire uniquement parce qu’autrui nous l’a demandé est difficile voire impossible, il faut que ce soit avant tout pour nos propres raisons que nous le fassions. Mais penser que cela suffit est une croyance/explication simpliste et incomplète.
Pour commencer, sachez que la motivation n’est pas une simple question de volonté. Ce n’est pas de la force mentale brute ! Pas que.
Voici un résumé très bref et vulgarisé de ce qu’est la motivation et de quoi elle dépend :
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Une composante neurologique
Comme vous pouvez le voir, la motivation elle-même dépend de nombreux facteurs.
Hors « mettre du fun » comme ils le disent dans la vidéo, dans un sevrage est particulièrement complexe, car neurologiquement un sevrage, ba c’est l’inverse du fun : il active en effet le circuit de la punition. Ce circuit cérébral est conjoint à celui de la récompense, qui lui est forcé lorsque des drogues sont utilisées. Donc drogue = circuit de la récompense Pas drogue = circuit de la punition Cela dérègle les taux de dopamine et de glutamate dans des régions cérébrales qu’on appelle l’aire tegmentale ventraleet le noyau accumbens, ce qui rend ainsi les activités classiques moins intéressantes, tout en poussant instinctivement à revouloir sa drogue habituelle. [1] [2] C’est encore « pire » avec les opiacés(/diazépines/alcool) car ce circuit de la punition est suractivé par le sevrage physique. [3]
C’est ce double-circuit qui est naturellement activé lorsque l’on a soif ou faim par exemple. Hors, on peut se retenir tant qu'on peut, au bout d'un moment la soif et la faim deviennent plus fortes: on boit et mange... Plus on va utiliser une drogue donc, si nous avons des prédispositions pour (voir ci-après), plus le circuit de la récompense sera renforcé et fabriquera même des nouvelles connections neuronales pour apprendre que ça, c’est bon, il en reveut. Ainsi une addiction de longue date se voit à l’imagerie par résonance magnétique (IRM). [4]
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« Et alors ? Nous ne sommes pas qu’un double-circuit neuronal, nous avons une volonté, un libre-arbitre ! » Me rétorquerez-vous.
Outre le fait que le libre arbitre soit discuté philosophiquement, vous avez raison : nous avons aussi le siège de la conscience : le cortex pré-frontal. C’est là que « nous » sommes pour faire simple, notre conscience, notre volonté.
Il va donc s’agir d’un combat entre votre cortex préfrontal (vous, « joueur »), et le boss final du game, ce double-circuit vorace qui apprend toujours plus, à chaque fois que vous prenez la drogue, que c’est bon, qu’il en reveut. Qui aura le contrôle ? Vous, car vous êtes plus fort, vous avez la motiv’ ! ...? Pas toujours malheureusement. Les émotions (système lymbique, dont fait notamment partie le circuit de la récompense) et le cortex préfrontal sont reliés par un chemin, un pont qui fait le lien entre les deux et leur permettent de communiquer, c'est notamment par ce biais que le cortex pré-frontal est sensé contrôler les émotions et les cravings (on appelle ce "pont" le cortex cingulaire-antérieur). Tout dépend donc de votre cortex pré-frontal, des circuits de la récompense/punition, et du lien entre les deux. Hors nous ne sommes pas tous égaux face au fonctionnement de toutes ces parties du cerveau. Certaines personnes vont avoir un cortex préfrontal moins « musclé » que d’autres, certaines un circuit de la récompense particulièrement gourmand, ou d’autres encore un chemin entre les deux qui communique moins bien. Cela veut dire que certaines personnes seront plus prédisposées (par la génétique, l’environnement etc) que d’autres à l’addiction malheureusement. Et ce n’est pas de leur faute !
Ca vous semble compliqué ? Je vulgarise ! Oui, l’addiction est complexe. En fait, là il ne s'agit que de mes (très) modestes recherches et connaissances. La réalité est forcément encore bien plus complexe que ça, je n'ai pas parlé de la versatilité du noyau accumbens précisément, des différents récepteurs à dopamine, du cortisol, du BDNF, de deltaFosB... ainsi que de tout ce dont je n'ai pas connaissance. Plus complexe donc, que de la "simple" volonté ou motivation (qui ont en fait leurs fonctionnements et complexités neurologiques propres) ;)
Bonus (ou plutôt malus) : D'après des études sur des rats (pas encore de données chez l'humain à ma connaissance), certaines drogues et mélanges, potentiellement neurotoxiques, en plus de suractiver le circuit de la récompense, semblent pouvoir dégrader progressivement une partie du cortex pré-frontal, siège de la conscience et du contrôle de soi. Donc chez ces rats, elles accentuent l’addiction d’un côté ET réduisent la capacité à avoir la volonté de la contrôler de l'autre. Ce qui fait que chez certains rats plus ou moins prédisposés, ce mélange peut être encore plus addictif. Aucune étude n'a encore été menée sur les humains à ce sujet à ma connaissance. [5]
... psychologique et environnementale...
On a démontré grace à des expériences que je ne cautionne éthiquement pas mais qui sont là (donc autant s'en servir...), que des rats habitués à utiliser de la cocaïne dans un environnement (cage 1) donné vont préférer revenir dans cet environnement lorsque le choix leur est donné entre aller dans la cage 1 ou 2, même sans cocaine. [6] [7]
De même, lorsqu’ils sont soumis à des stimuli désagréables (électricité), ils fuient la cage en question même bien après que l’électricité aie cessé d'être envoyée.
Et bien il en va de même pour l’addiction : un lieu, un environnement dans lequel vous êtes habitué de consommer favorisera non seulement la tolérance, mais aussi les cravings (conditionnement skinnérien pour la prise de produit, et pavlovien pour le contexte). Parce que le cerveau est associatif, il associe des éléments entre eux, ici la drogue, le plaisir associé et le contexte de prise. Donc consommer souvent dans le même endroit et contexte, surtout si c’est un auquel vous êtes régulièrement confronté, chez vous par exemple, peut accentuer les cravings lorsque vous êtes chez vous. C'est valable pour un lieu mais aussi d'autres variables: les personnes avec lesquelles vous consommez, le contexte festif ou non, etc. Moi qui me drogue souvent en écoutant de la musique électro par exemple, hé bien à force, entendre ce genre de musique peut me donner envie de consommer. [8] [9] [10] [11]
La santé psycho-sociale joue un rôle déterminant :
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Quel dommage que cette vidéo soit en anglais ! (Good news, notre cher Prescripteur a traduit une BD très complète de l'expérience, que voici donc: https://www.stuartmcmillen.com/fr/comic/parc-aux-rats/ Merci à lui!!! <3 (A noter que la version PDF est payante et que le dessinateur compte sur des dons éventuels, mais l'accès par le lien est libre)) On y voit des études scientifiques qui montrent qu’un rat seul dans sa cage va souvent se rendre accro à la morphine mise à sa disposition, voire faire une overdose et mourir. Le même type de rat mis dans une cage plus grande avec plein de jeux, d’autres rats avec lesquels interagir et avoir du sexe, avec la même morphine à disposition, n’abusera pas de cette dernière. Jamais n'overdosera. Il y a donc fort à parier, d'après ce paradigme, que la vie socio-affective joue un rôle crucial sur les comportements addictifs, et qu'une vie sociale saine serait un facteur protecteur. Quelqu’un de socialement isolé, dépressif aura plus de risques de développer une addiction pour compenser. Hé oui, on dit souvent que les drogues isolent, mais c’est en fait plutôt l’inverse que l’on observe : le rejet social chronique, l’isolement ou le sentiment d'isolement font se droguer (en excès). [12] [13]
D'ailleurs le soutien bienveillant, patient, sans jugement et encore moins culpabilisant des proches, tels que la famille ou les amis, semble un facteur important aussi bien pour l'induction et le maintien d'une abstinence, que pour éviter qu'une personne désireuse de poursuivre ses consommations ne devienne addicte, ou ne s'y enfonce plus dans le cas où elle le serait déjà. (On devrait en principe, selon l'alliance thérapeutique, pouvoir étendre ce phénomène aux professionnels de santé qui suivent les personnes usagères en ayant besoin).
Une preuve de plus qu'un environnement social sain et bienveillant, compréhensif et soudé, est un facteur protecteur contre l'addiction.
[14]
...et sociétale.
Mais tout ça fait partie d'un tout plus grand. Nous vivons en effet dans ce que nous appelons une société addictogène. Le tout tout de suite, la vitesse des transports qui modifie notre rapport à l'espace-temps, les super-stimuli auxquels nous sommes sans cesse confrontés (voir vidéo ci-dessous), dont les excès de sucre, de télévision, de notifications sur nos téléphones... Et surtout, l'incitation constante à l'achat et la consommation, en suscitant le désir: notamment par des publicités issues de marketings agressifs, jusqu'à de plus en plus les calibrer pour cibler directement le fonctionnement de notre cerveau (neuromarketing : des études sont carrément faites par IRMf pour optimiser leur impact sur nos cerveaux... :gerbe:). Tout ceci a un coût pour notre encéphale, qui n'a dans l’évolution jamais été prévu pour tant d'informations, de désirs et de plaisirs à la fois, aussi vite. En fait, dès touts petits notre circuit de la récompense est sur-activé, d'une façon ou d'une autre...
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Ajoutez à cela le culte de la performance (il faut toujours être au top partout, au travail, au sport, à la fac, au lit...) qui peut inciter certaines personnes à avoir recours à des "dopants". Et les télécommunications qui n'aident pas tout le monde à avoir des interactions sociales satisfaisantes, car s'y substituent parfois. Et comme nous l'avons vu plus haut, des relations sociales saines sont d'une grande aide potentielle pour éviter les addictions et bien gérer un produit.
L'addiction ne vient donc, une fois encore, pas forcément des substances elles-mêmes: elle vient aussi, en plus de tout ce qu'on vient de voir dans les autres parties, de l'apprentissage de notre cerveau à y réagir. Et la société dans laquelle nous vivons, malgré tous les bienfaits qu'elle nous apporte autre-part, nous l'apprend... très jeunes, et allègrement.
Enfin, les disparités économiques seraient également un facteur addictogène. Le stress économique, par manque de moyens financiers étant un stress significatif, tout comme le sont le rejet social ou la dépression, peut favoriser l'émergence, non pas d'un simple usage (qui touche toutes les classes de la population) mais d'addiction. Ce n'est donc pas l'addiction qui fait la pauvreté nécessairement : c'est aussi la pauvreté qui peut faire l'addiction.
https://www.cairn.info/revue-le-sociographe-2012-3-page-10.htm (Article en français et très intéressant, plus complet que mon résumé)
Dans une telle société nous poussant à avoir des comportements si impulsifs, la guerre à la drogue se révèle une fois encore une belle hypocrisie. La société contribue à créer des gens dépendants, puis leur fait la chasse!
Que faire ?
Si vous êtes dans une situation nécessitant, ou que vous désirez une abstinence, une thérapie cognitivo-comportementale (TCC) avec un bon psychologue peut aider ! La méditation de pleine conscience utilisée régulièrement (10 minutes par jour au moins) aussi, à noter que cette dernière peut aussi préventivement réduire les risques de développer une addiction à l'avenir (sans les annuler bien sur). Car les deux « musclent » les parties du cerveau qui permettent le contrôle de soi par rapport au circuit de la récompense ! [15] [16]
Faire attention au lieu et contexte dans lesquels on consomme. Si vous tentez de devenir abstinent, essayer de changer d'environnement et de ne plus revenir dans ceux dans lesquels vous consommiez.
Et cesser de culpabiliser les personnes qui tentent d’arrêter leur produit mais qui n’y parviennent pas en leur sous-entendant qu'elles manqueraient de motivation, vous savez à présent qu’une véritable guerre se déroule peut-être dans leur cerveau ! Et que ce n’est pas parce que VOUS avez réussi et que lui/elle échoue qu’ielle est moins bon.ne que vous ou a moins de volonté que vous. C’est plus complexe que ça. Une addiction c’est la rencontre d’un produit, d’un individu et d’un contexte.
Enfin, ne plus se culpabiliser soi-même si lors d'une tentative de sevrage (dégressif de préférence), vous vous remettez malgré vous un jour à reconsommer. Déjà car non, ce n'est pas nécessairement le signe d'un manque de volonté ou de motivation comme on l'a vu. Une reconsommation dans le cadre d'un sevrage n'est, d'autre part, jamais un retour à la case départ : car lorsque vous avez résisté à la tentation et avez été abstinent, même de façon relativement courte, vous vous êtes entraîné, la partie de votre cerveau qui contrôle s'est "musclée" : elle a acquis la possibilité d'aller plus loin dans l'abstinence la prochaine fois. C'est donc un processus normal et non une fatalité. Et lorsque ça arrive, je ne retrouve pas l'étude malheureusement mais il a été démontré clairement chez des sujets alcooliques abstinents (mais ça marche forcément aussi pour les autres addictions) qu'en cas de retour à une nouvelle consommation non désirée, les personnes restant compatissantes avec elles-mêmes, ne se flagellant pas mentalement et ne culpabilisant pas réussissent mieux à "garder le cap", à retrouver une abstinence ensuite et à s’entraîner à la maintenir. Celles qui culpabilisent et s'en veulent... reprennent la consommation qui leur posait problème pour de bon plus facilement, et plus durablement.
Edit: je n'ai pas retrouvé l'étude initiale mais ce PDF très complet et intéressant en parle aussi: https://pubs.niaaa.nih.gov/publications/arh23-2/151-160.pdf Comme ici: "La restructuration cognitive, ou recadrage, est utilisée tout au long du processus de traitement de RP (Relapse Prevention : prévention de "rechute" - à noter que nous ne cautionnons pas vraiment ce terme à PA, jugé péjoratif - , ndlr) pour aider les clients à modifier leurs attributions et leurs perceptions du processus de rechute. En particulier, la restructuration cognitive est une composante essentielle des interventions visant à réduire l'effet de violation de l'abstinence. Ainsi, on apprend aux clients à recadrer leur perception des rechutes - à les considérer non pas comme des échecs ou des indicateurs d'un manque de volonté, mais comme des erreurs d'apprentissage qui signalent la nécessité d'une planification accrue pour faire face plus efficacement à des situations similaires à l'avenir. Cette perspective considère les défaillances comme des occasions d'apprentissage clés résultant d'une interaction entre l'adaptation et les déterminants situationnels, qui peuvent tous deux être modifiés à l'avenir. Ce recadrage des épisodes de rechute peut aider à réduire la tendance des clients à considérer les rechutes comme le résultat d'une défaillance personnelle ou d'une faiblesse morale et à éliminer la prophétie auto-réalisatrice selon laquelle une chute conduira inévitablement à une rechute."
Par contre, pour faire écho à un autre thread récent et lever toute ambiguïté, l'addiction ne cautionne en aucun cas le vol ou la manipulation!!! On peut en effet très bien subir le circuit de la punition, même si c'est dur, le temps de trouver un moyen de trouver de la drogue, sans outrepasser les droits d'autrui... Il s'agit donc d'un choix difficile, mais d'un choix.
Références
- ↑ https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/3627296/
- ↑ https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/24887956/
- ↑ https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/16323564/
- ↑ https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC2851068/
- ↑ https://www.researchgate.net/publication/45091668_Neurotoxicity_of_heroin-cocaine_combinations_in_rat_cortical_neurons
- ↑ https://en.wikipedia.org/wiki/Conditioned_place_preference
- ↑ https://www.ncbi.nlm.nih.gov/books/NBK5229/
- ↑ https://fr.wikipedia.org/wiki/Conditionnement_classique
- ↑ https://fr.wikipedia.org/wiki/Conditionnement_op%C3%A9rant
- ↑ https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/10975617/
- ↑ https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC6723628/
- ↑ https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/10659609/
- ↑ https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/25946942/
- ↑ https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC2977912/
- ↑ https://www.drugabuse.gov/publications/principles-drug-addiction-treatment-research-based-guide-third-edition/evidence-based-approaches-to-drug-addiction-treatment/behavioral-therapies/cognitive-behavioral-therapy
- ↑ https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC5907295/