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10. La plasticité cérébrale dans la toxicomanie : Fardeau et avantage 



Traudction d'un article que vous pouvez lire ici en anglais.

26 juin 2020

Par Maria Mavrikaki, PhD, Contributeur

Le cerveau humain est l'organe le plus complexe de notre corps, et se caractérise par une capacité unique appelée neuroplasticité. La neuroplasticité désigne la capacité de notre cerveau à changer et à s'adapter dans ses niveaux structurels et fonctionnels en réponse à l'expérience. La neuroplasticité nous permet d'apprendre de nouvelles langues, de résoudre des problèmes mathématiques complexes, d'acquérir des compétences techniques et de réaliser des performances sportives exigeantes, ce qui est positif et avantageux pour nous. Cependant, la neuroplasticité n'est pas bénéfique si nous développons des comportements appris non avantageux. Un exemple d'apprentissage non avantageux est la consommation habituelle de drogues qui peut conduire à la dépendance.



Notre cerveau apprend à réagir aux drogues d'abus

Notre première décision de consommer une drogue peut être déclenchée par la curiosité, les circonstances, la personnalité et les événements stressants de la vie. Cette première exposition à la drogue augmente la libération d'une molécule (neurotransmetteur) appelée dopamine, qui transmet la sensation de récompense. Les changements accrus des niveaux de dopamine dans le système de récompense du cerveau peuvent entraîner une neuroplasticité supplémentaire à la suite d'une exposition répétée aux drogues d'abus ; ces changements de neuroplasticité sont également des caractéristiques fondamentales de l'apprentissage. L'apprentissage dépendant de l'expérience, y compris la consommation répétée de drogues, peut augmenter ou diminuer la transmission des signaux entre les neurones. La neuroplasticité du système de récompense du cerveau à la suite d'une consommation répétée de drogues conduit à une consommation plus habituelle et (chez les personnes vulnérables) plus compulsive, c'est-à-dire que les personnes ignorent les conséquences négatives. Ainsi, l'exposition répétée à des drogues d'abus crée un apprentissage dépendant de l'expérience et des modifications cérébrales connexes, qui peuvent conduire à des schémas inadaptés de consommation de drogues.



Points de vue sur la dépendance : Apprentissage et maladie

Un récent modèle d'apprentissage proposé par le Dr Marc Lewis dans le New England Journal of Medicine met en évidence les preuves de changements cérébraux dans la toxicomanie, et explique ces changements comme un apprentissage normal et habituel, sans faire référence à une pathologie ou à une maladie. Ce modèle d'apprentissage accepte que la toxicomanie soit désavantageuse, mais estime qu'il s'agit d'une réponse naturelle et sensible au contexte à des circonstances environnementales difficiles. Le Dr Nora Volkow, directrice du National Institute on Drug Abuse (NIDA), et de nombreux chercheurs et cliniciens spécialisés dans la toxicomanie, considèrent la dépendance comme une maladie du cerveau déclenchée par de nombreux facteurs génétiques, environnementaux et sociaux. Le NIDA utilise le terme "addiction" pour décrire la forme la plus grave et la plus chronique du trouble de la consommation de substances, qui se caractérise par des changements dans les systèmes de récompense, de stress et d'autocontrôle du cerveau. Il est important de noter que les modèles d'apprentissage et de maladie du cerveau admettent tous deux que la dépendance est traitable, car notre cerveau est plastique.



Nous pouvons nous adapter à de nouveaux comportements appris

La nature plastique de notre cerveau suggère que nous pouvons modifier nos comportements tout au long de notre vie en apprenant de nouvelles compétences et habitudes. Les modèles d'apprentissage soutiennent que vaincre la dépendance peut être facilité par l'adoption de nouvelles modifications cognitives. Les modèles d'apprentissage suggèrent de suivre un conseil ou une psychothérapie, notamment des approches telles que la thérapie cognitivo-comportementale (TCC), qui peuvent aider une personne à modifier ses habitudes. Le NIDA suggère que, pour certaines personnes, les médicaments (également appelés traitement assisté par médicaments ou MAT) peuvent aider les gens à gérer les symptômes à un niveau qui les aide à poursuivre le rétablissement par le biais de stratégies telles que le conseil et les thérapies comportementales, y compris la TCC. De nombreuses personnes utilisent une approche combinant les médicaments, les thérapies comportementales et les groupes de soutien pour maintenir leur rétablissement de l'addiction.



La neuroplasticité peut nous aider à modifier les comportements liés à la dépendance.

La TCC est un exemple d'intervention thérapeutique fondée sur l'apprentissage ; elle fait donc appel à la neuroplasticité. Des preuves scientifiques suggèrent que la TCC, seule ou en combinaison avec d'autres stratégies de traitement, peut être une intervention efficace pour les troubles liés à la consommation de substances. La TCC apprend à une personne à reconnaître, éviter et apprendre à gérer les situations dans lesquelles elle serait susceptible de consommer des drogues. La gestion des contingences est un autre exemple de thérapie comportementale fondée sur des données probantes qui s'est avérée efficace pour les troubles liés à la consommation de substances. La gestion des contingences offre une récompense (comme des bons échangeables contre des marchandises ou des cartes de cinéma) aux personnes suivant un traitement contre la toxicomanie, afin de renforcer les comportements positifs tels que l'abstinence. Cette approche est basée sur la théorie du conditionnement opérant, une forme d'apprentissage, selon laquelle un comportement renforcé positivement a tendance à être répété. Dans l'ensemble, de multiples approches fondées sur des données probantes sont utilisées pour le traitement des troubles liés à la consommation de substances qui nécessitent un apprentissage et utilisent la neuroplasticité.



L'essentiel

Notre cerveau est plastique, et cette caractéristique nous aide à acquérir de nouvelles compétences et à nous recycler. De même que le cerveau peut changer de manière négative, comme on l'observe dans la toxicomanie, il peut aussi changer de manière positive lorsque nous adoptons les compétences acquises en thérapie et formons de nouvelles habitudes plus saines.


Catégorie : Actualités - 20 octobre 2022 à  13:12

#neurosciences #neurplasticité



Commentaires
#1 Posté par : prescripteur 20 octobre 2022 à  14:01
Bonjour, c'est intéressant mais je suis adepte de l'idée que l'efficacité de la psychothérapie est difficile à évaluer.

https://www.psychologytoday.com/us/blog … impossible

J'avais entendu parler d'une étude ancienne (que je ne retrouve pas) qui avait pris comme groupe témoin non pas, comme d'habitude, des "témoins sains" mais des personnes ayant les mêmes problèmes que le groupe traité, s'étant inscrits pour une psychothérapie mais ne l'ayant pas reçu pour des causes sans rapport avec la maladie (accident etc..). Avec ce groupe témoin il n'y avait pas de différence dans les "résultats".

Je pense donc que les addicts qui cherchent une psychothérapie et ceux qui ne la cherchent pas ne sont pas la même population.
ça rejoint aussi l'étude que j'avais fait sur la mortalité "liée aux consommations" où un article suggérait que la mortalité "due à la consommation" était au moins en partie due au fait que les usagers et les non usagers n'ont pas la même mortalité de base, pour des raisons sociales, économiques , d'hygiène de vie etc.. Et ne baisse pas forcément avec l'arret de la consommation mais plus nettement avec une prise en charge medico-sociale adaptée.

Pour revenir au sujet je pense que chercher à faire une prise en charge  de son addiction (avec ou sans desir de changer sa consommation), notamment par psychothérapie est en soi un marqueur de meilleur pronostic. C'est d'ailleurs le sujet de la technique dite d'entretien motivationnel.
Cela montre que c'est l'usager qui est l'acteur principal de son rapport à la consommation et de son évolution, avec l'aide ou pas des soignants.
Amicalement.

 
#2 Posté par : g-rusalem 24 octobre 2022 à  19:43

Très intéressant ce que vous avancez là ! Il semble tout de même que des changements soient détectables par les techniques d'imagerie cérébrales. Une manière de voir l'impact contrêt de ces thérapies, et peut être même de comparer l'efficacité des différentes interventions entre-elles ? Je suis d'ailleurs sur qu'il existe déjà certaines études comparatives ou l'on considère 2 traitements différents sur des groupes de malades et pas uniquement en comparant avec un groupe témoin sain.



Par exemple :
Rebuilding the brain with psychotherapy
https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC5806319/

Les preuves émergentes des études récentes montrent que la psychothérapie entraîne des changements définitifs et démontrables dans le cerveau. Les études d'imagerie par résonance magnétique fonctionnelle sur les effets de la thérapie cognitivo-comportementale (TCC) dans les TOC ont montré de manière cohérente une diminution du métabolisme dans le noyau caudé droit. La TCC dans la phobie a entraîné une diminution de l'activité dans les zones limbiques et paralimbiques. Des effets similaires ont été observés après une intervention réussie avec des inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine dans le TOC et la phobie, indiquant des points communs dans les mécanismes biologiques de la psychothérapie et de la pharmacothérapie. L'augmentation de l'activité dans le caudate droit est le résultat commun des études de provocation des symptômes du TOC dans toutes les modalités d'imagerie. De même, toutes les études portant sur les effets de la TCC sur le métabolisme du glucose ou le flux sanguin au repos ont jusqu'à présent signalé une diminution de l'activité du caudé droit chez les personnes ayant répondu au traitement[35]. Si les études de provocation des symptômes et de l'état de repos ont produit des signatures assez cohérentes du métabolisme pathologique pour le TOC (hyperactivité du caudé droit) et les phobies (hyperactivité limbique et paralimbique), la situation est plus compliquée pour le trouble dépressif majeur (TDM). Les études d'imagerie fonctionnelle sur les effets des thérapies dans le TDM ont donné des résultats en partie hétérogènes d'une étude à l'autre et d'une approche thérapeutique à l'autre. La psychothérapie s'est avérée bénéfique non seulement dans les troubles névrotiques mais aussi dans les troubles psychotiques. Des études sur la thérapie d'amélioration cognitive (CET) (qui aide à améliorer les tâches cognitives d'attention et de mémoire et la cognition sociale) chez des patients atteints de schizophrénie ont démontré une amélioration des défauts de reconnaissance des émotions, de la cognition sociale et de la neurocognition, suite à la CET[36]. [Une étude récente menée en Inde sur les défauts de reconnaissance des émotions faciales (FERD) chez des patients schizophrènes, avant et après un traitement aux antipsychotiques, a mis en évidence des FERD à l'état naïf et une amélioration des FERD après un traitement aux antipsychotiques[37,38]. Toutes ces études démontrent donc que la psychothérapie peut entraîner des changements structurels et fonctionnels dans le cerveau. En fait, la psychiatrie et la neurologie se sont rapprochées pour donner naissance à la neuroscience du processus mental.

Je suis personnellement très intéressé par les possibilités d'utiliser des psychoplastogènes pour améliorer l'effet des thérapies conventionnelles, sans même parler de la flood dose de psychédélique. Un peu comme ce qu'on recommande à l'heure actuelle, que les antidépresseurs soient couplés à une psychothérapie pour un effet maximal. Passer 2 fois par semaine sa vie sur un divan pendant 20 années consécutives, ça m'apparaît être le comble de l'inefficace (du point de vue du patient), même si c'est évident que le modèle est économiquement viable (du point de vue du psychologue).


 
#3 Posté par : prescripteur 24 octobre 2022 à  21:39
Bonjour, ce qui nous oppose c'est que vous vous interessez surtout aux modifications biologiques (y compris imagerie) et que je regarde surtout les constatations cliniques (ce qui advient comme conséquences).
Evidemment ce sont deux points de vue respectables et ils peuvent même être complémentaires.
Amicalement

 
#4 Posté par : g-rusalem 25 octobre 2022 à  08:39

Oui, c'était juste avec l'idée que si la métrique pour identifier un changement est trop floue niveau constatations cliniques, alors peut-être que l'observation de changement plus "objectif" (avec toutes les réserves) pourrait donner plus d'information. Personnellement, j'ai toujours été très impliqué dans la recherche de solution, et certaines thérapies ont eu des effets aussi visibles subjectivement qu'un traitement médicamenteux chez moi (notamment EMDR).

Mais je dois avouer que dans mon entourage, certaines personnes ont clairement la volonté de ne pas se soigner (psychologiquement). C'est triste, car pour moi tenter des choses ne porte pas à conséquence. Au pire ça ne change rien. Mais c'est comme si certaines personnes ont peur de sortir de leur zone de souffrance, qu'elles ont atteint un état d'équilibre qui leur convient, même si cet état est objectivement améliorable. Ce qui est leur choix, mais c'est toujours difficile pour les proches de voir la personne souffrir sans tenter d'améliorer ce qui est améliorable. C'est super d'inventer des nouvelles techniques novatrices pour guérir les traumatismes, mais "impossible de faire boire à un cheval qui n'a pas soif" malheureusement. Je crois que ça décris bien ces 2 populations. Viens alors la question des techniques à utiliser pour motiver les personnes à guérir ?


 
#5 Posté par : prescripteur 25 octobre 2022 à  10:24

C'est super d'inventer des nouvelles techniques novatrices pour guérir les traumatismes, mais "impossible de faire boire à un cheval qui n'a pas soif" malheureusement. Je crois que ça décris bien ces 2 populations. Viens alors la question des techniques à utiliser pour motiver les personnes à guérir ?

C'est le centre de la technique dite de l'Entretien Motivationnel. Amicalement

https://tcc.apprendre-la-psychologie.fr … onnel.html

https://www.cairn.info/revue-psychother … ge-159.htm

https://www.revmed.ch/revue-medicale-su … -pratiques

Reputation de ce commentaire
 
Super merci ! g-rusalem

 
#6 Posté par : Zénon 25 octobre 2022 à  13:26
(Attention : pavé qui digresse comme un vieux chameau des Alpes !)

Merci pour ce texte : belle synthèse qui, sans prendre parti, met bien en regard les deux approches de ce conflit qui fait rage aux États-Unis depuis trois décennies :

« Is addiction a disease or not ? »

Dans un autre blog, je t’avais déjà parlé de ce fameux Dr. Marc Lewis lors d’un hargneux débat des familles. Ce petit résumé me permet de repenser ce que j’avais bien mal formulé.

Selon moi, l’addiction n’est pas une maladie stricto sensu, mais souvent une réponse à une agression.

Concernant la neuroplasticité et les « mauvaises habitudes » : après huit siècles de conso, surtout si t’as commencé jeune, une fois le sevrage loin derrière, ces habitudes ont la vie dure. Et moi, je crois plus aux habitudes qu’en la pharmacologie.

En anglais, n’oublions pas que « toxicomanie » se dit aussi « drug habit ».

Au final, c’est un changement drastique de mes habitudes dans chacune des parties de ma vie qui m’a sorti de mon addiction, pas la chimie étatique ni la « psychologie » (bien que je sois aussi passé par là : méthadone, stoïcisme, exorcisme, etc.) 

Je me répète ? Je sais, je fais que ça, me répéter.

Déjà douillet par nature, les opiacés au long cours m’ont rendu hypersensible à la douleur, autant morale que physique. Il m’aura fallu des années pour réapprendre à « souffrir » sans morphiniques. Et je t’avoue, c’est toujours pas gagné.

De plus, j’ai mis un temps fou avant d’ignorer l’avis de certains sur ma petite personne en dépassant cette déresponsabilisante dichotomie marxiste « oppresseurs/opprimés » ; du moins, jusqu’à un certain point, jusqu’au jour où t’as plus rien à bouffer et te fais fracasser la tronche à coups de matraque. 

D’ici là, le meilleur moyen de ne pas se laisser stigmatiser, c’est de ne pas se laisser stigmatiser.

Facile à dire, je sais.

En ce moment, j’ai pas trop le temps ni les moyens techniques. Mais un jour, si ça intéresse quelqu’un, j’essaierai de détailler ici chacune de ces astuces que j’ai mises en place pour m’extirper de mon addiction. Enfin, pour l’instant et pour l’instant seulement — rien n’est jamais gagné : one day at a time !

Cette inversion d’habitudes couplée d’un renforcement permanent de ma « volonté » me permet aussi de tenir ma dépression à distance. Et non pas être heureux, mais vivant.

Ouais, leur bonheur stable et durable, « négatif » car il ne prône pas le plaisir mais l’absence de troubles ; cette came psychique reniant la « naturalité » de la douleur, très peu pour moi.

Dolorisme chrétien, quand tu me tiens !

Je me répète ? Je sais, je fais que ça, me répéter.

Sur le sujet, va falloir que je potasse un peu mieux mon Bouddha. J’ai bien saisi la différence qu’il fait entre douleur et souffrance. Mais j’ai toujours la vague impression qu’en prescrivant l’extinction de la souffrance, ce médecin a condamné la vie elle-même en la confondant avec la société dans laquelle il souffrait.

Bref, ce bon vieux débat pour savoir si les « idéaux ascétiques » (bouddhisme, stoïcisme, scientisme, véganisme, etc.) qui s’évertuent à bannir les affres de l’existence ne sont pas en fait juste une manière de ne pas accepter la vie telle qu’elle est, c’est-à-dire un énième narcotique, une autre facette du nihilisme.

À ce propos, je ne saurai jamais assez conseiller la lecture de La Généalogie de la Morale de Nietzsche, qui reste pour moi un des bouquins les plus importants que j’ai lu. 

G-rusalem, je me demande quelle influence a eu le bouddhisme sur ta vision des drogues et du monde en général.

Moi, les sagesses hellénistiques m’ont retourné le cerveau : il m’a fallu une décennie pour les assimiler, c’est-à-dire penser contre elles pour n’en garder que l’essence afin de rejeter pas mal de leurs prérequis.

À terme, quel est ton but : abstinence totale, abstinence de certains produits ou modération ?

En attendant, la puissance de ces nouveaux outils de traduction en ligne me fait grave flipper. Putain que ce texte sur la plasticité cérébrale dans la toxicomanie est bien traduit !

Bientôt, plus besoin de Miguel de Cervantes, l’Intelligence artificielle nous pondra des romans picaresques à notre place, nous épargnant au passage la douleur d’un tel labeur, nous donnant tout le temps libre pour… pour faire quoi, d’ailleurs ?

Ma copine Sofia, traductrice free-lance, a du souci à se faire.

Té ! je vais lui envoyer un texto pour lui dire de s’apprêter à chercher un nouveau boulot : guide de randonnée, péripatéticienne, sophrologue ou vendeuse de chocolatines ; faut voir après son bilan de compétences.

Je te dis, la vie est un combat de tous les instants ! Le principal, c’est de rester proactif et de rédiger un CV percutant.

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Nota Bene :

g-rusalem a écrit

Mais c’est comme si certaines personnes ont peur de sortir de leur zone de souffrance, qu’elles ont atteint un état d’équilibre qui leur convient, même si cet état est objectivement améliorable... Viens alors la question des techniques à utiliser pour motiver les personnes à guérir ?

C’est extrêmement bien dit. On peut être en désaccord, mais parfois, tu tutoies le génie. Le génie, oui, j’ai pas peur des mots. Crois-moi, les louanges m’arrachent en général la gueule.

Mais guérir ? Guérir de quoi, exactement ?

Le problème avec les « thérapies étatiques », c’est qu’elles soignent les symptômes d’un individu, mais jamais les causes sociétales de ces maladies.

Le danger, c’est de reformater le cerveau de cet individu pour qu’il puisse s’adapter à cette société, sans même remettre en question la toxicité de celle-ci.

Résultat : tu te retrouves avec un troupeau de moutons qui restent amputés, mais qui marchent droit.

J’ai vu que le Dr. Gabor Maté vient de publier un nouveau bouquin qui ne traite que de ce constat-là : The Myth of Normal.

En ce moment, j’ai ni l’argent ni le temps de m’y atteler. Et puis, ça doit être encore du Gabor Maté bien victimaire. Mais ses travaux devraient te donner un autre point de vue sur les maladies mentales/addictions.

Si tu t’intéresses réellement à l’addiction, tout en restant critique, c’est aussi ce genre de livres que tu devrais lire :

« De tout temps, on a voulu “améliorer” les hommes : c’est cela, avant tout, qui s’est appelé morale... Appeler “amélioration” la domestication d’un animal, c’est là, pour notre oreille, presque une plaisanterie. » — Nietzsche, Le Crépuscule des Idoles, septième partie : Ceux qui veulent rendre l’humanité « meilleure ».


 
#7 Posté par : g-rusalem 27 octobre 2022 à  22:15

Concernant la neuroplasticité et les « mauvaises habitudes » : après huit siècles de conso, surtout si t’as commencé jeune, une fois le sevrage loin derrière, ces habitudes ont la vie dure. Et moi, je crois plus aux habitudes qu’en la pharmacologie.

C’est parce que la pharmacologie en est a ses balbutiements. Attends de voir ce qu’on te réserve ! Pour moi le cerveau et sa masse de neurones est plus ou moins vierge à la naissance (plus ou moins). En grandissant, nous développons des traits de personnalité. C’est-à-dire des autoroutes dans la connectique de notre cerveau. Des manières d’agir et de percevoir le monde qui sont établies de façon profonde, tellement profonde que les gens peuvent prédire notre comportement avec une excellente précision. Viens alors les habitudes, des départementales.  Sauf quand il s’agit de dope, ça ne rigole pas. L’apprentissage « négatif » se fou comme une ornière dans le cerveau.



Au final, c’est un changement drastique de mes habitudes dans chacune des parties de ma vie qui m’a sorti de mon addiction, pas la chimie étatique ni la « psychologie » (bien que je sois aussi passé par là : méthadone, stoïcisme, exorcisme, etc.)

Beaucoup de valeur dans ce que tu dis. Ça rappelle que la structure de son cerveau dépend en grande partie de son environnement (et la réciproque doit aussi être vraie). Il n’y a qu’à voir les chauffeurs de taxi londonien dont le mode de vie est reflété dans leur système nerveux.



Je me répète ? Je sais, je fais que ça, me répéter.

L’éducation passe par la répétition.

Déjà douillet par nature, les opiacés au long cours m’ont rendu hypersensible à la douleur, autant morale que physique. Il m’aura fallu des années pour réapprendre à « souffrir » sans morphiniques. Et je t’avoue, c’est toujours pas gagné.

Je suis persuadé qu’il y a des articles parlant de cette hypersensibilité prolongée. Une gymnaste du forum en manque de codéine, parlais récemment de ses prises de piment pour « booster les endorphines ». Bah ce n’est pas con du tout. En créant une douleur par le système trigéminal sur des canaux spécifiques, ça créé une adaptation, à la douleur même. Un stress positif qui provoque un renforcement de l’organisme, au même titre que le sport ou les UVs. Cette idée de stresser le corps juste ce qu’il faut pour augmenter, ça s’appelle l’hormesis. Je pense que la plupart des drogues agissent comme l’inverse de l’hormesis. En apportant un bien-être, on s’habitue à la « facilité ». On perds l’habitude d’affronter la souffrance inhérente à l’existence humaine.



De plus, j’ai mis un temps fou avant d’ignorer l’avis de certains sur ma petite personne en dépassant cette déresponsabilisante dichotomie marxiste « oppresseurs/opprimés » ; du moins, jusqu’à un certain point, jusqu’au jour où t’as plus rien à bouffer et te fais fracasser la tronche à coups de matraque.

Je n’ai pas trop compris. Est-ce que tu t’es rendu compte que cette dichotomie n’a pas lieu d’être et est ridicule dans la majeure partie des cas. Puis tu t’es rendu compte directement que dans certains cas elle s’applique réellement ?

D’ici là, le meilleur moyen de ne pas se laisser stigmatiser, c’est de ne pas se laisser stigmatiser.

Enseignement bouddhique de base. C’est de notre propre décision (même si inconsciente), qu’on reçoit et accepte d’être perturbé par des insultes ou quoi que soit d’autre. C’est pour ça que ça m’apparaît si profondément immature, cette envie de changer la société pour ne plus être jugé ou stigmatisé par exemple. Facile à dire effectivement, mais c’est plus pragmatique de tenter de changer les choses qui sont en son contrôle que de vouloir faire la révolution.



En ce moment, j’ai pas trop le temps ni les moyens techniques. Mais un jour, si ça intéresse quelqu’un, j’essaierai de détailler ici chacune de ces astuces que j’ai mises en place pour m’extirper de mon addiction. Enfin, pour l’instant et pour l’instant seulement — rien n’est jamais gagné : one day at a time !

Je pense qu’on pourrai faire seul un topic dédié à ça.

Sur le sujet, va falloir que je potasse un peu mieux mon Bouddha. J’ai bien saisi la différence qu’il fait entre douleur et souffrance. Mais j’ai toujours la vague impression qu’en prescrivant l’extinction de la souffrance, ce médecin a condamné la vie elle-même en la confondant avec la société dans laquelle il souffrait.

Bref, ce bon vieux débat pour savoir si les « idéaux ascétiques » (bouddhisme, stoïcisme, scientisme, véganisme, etc.) qui s’évertuent à bannir les affres de l’existence ne sont pas en fait juste une manière de ne pas accepter la vie telle qu’elle est, c’est-à-dire un énième narcotique, une autre facette du nihilisme.

C’est dantesque les répercutions effectivement quand on y pense. Dantesque qu’en tant qu’espèce, on ait trouvé une technologie pour transcender notre système nerveux. Dans un sens, l’éveil va à contre-courant de l’évolution. L’évolution nous a patiemment doté de systèmes pour ressentir douleur, se projeter dans l’avenir ou dans le passé pour apprendre et le transmettre, à l’oral, puis à l’écrit, parce que ça semblait donner un avantage évolutif. Ça a créé l’effet secondaire de sortir les humains du présent. L’évolution s’en bas bien les couilles des effets secondaires. Mais putain quand le premier primate a relevé la tête de sa banane, avec son sens tout nouveau de se projeter dans l’avenir, et a poussé le jeu de la simulation mentale un peu plus loin dans le temps qu’avant, prenant pour la première fois conscience de sa mortalité, putain qu’il a dû se prendre une claque le pauvre. J’aurai aimé voir sa gueule à ce moment. Le premier organisme vivant prenant conscience de sa mortalité. Adam et la pomme de la connaissance.


Le mal est fait, on a croqué dans la pomme. On peut tenter de se projeter dans le futur et utiliser le passé. D’ailleurs ça ne nous suffit pas : on paye même des gens (moi) pour faire des simulations par informatique pour prédire, prédire encore de plus en plus précisément, là où nos cerveaux nous auraient lâché devant la complexité des calculs. Parce par folie notre capacité sans égale de se projeter ne suffit pas à notre espèce. Mais peut-on aller à contre-courant ? Ouais il semble, on peut revenir profondément dans l’instant présent. Par un entrainement progressif et une discipline de fer. C’est ça la pratique de la méditation pour moi. Remonter comme un saumon la rivière de l’évolution pour retourner progressivement à cet état qu’on connaissait enfant ou animal, là où tout était neuf en permanence et où il n’y avait que le présent.


Ne pas accepter la vie, c’est résister à ce qui est. En souhaitant des sensations agréables, ou en voulant faire disparaître des sensations désagréables. On peut même résister à des sensations neutres qui nous ennuient. Une manière extrêmement simple de définir la méditation, c’est expliquer que c’est un exercice d’apprentissage au lâcher prise de façon progressive, à lâcher la résistance à ce qui est. C’est à mon sens l’inverse précis du nihilisme, c’est tout simplement apprendre à vivre. Mais en luttant avec les concepts dans un premier temps, j’avoue que la pensée nihiliste était proche (absence de sens, le monde n'est que souffrance, etc), en tout cas pour moi.



À ce propos, je ne saurai jamais assez conseiller la lecture de La Généalogie de la Morale de Nietzsche, qui reste pour moi un des bouquins les plus importants que j’ai lu.

J’en ai parlé aujourd’hui a un ami, il m’as dit que d’y aller sans préparation c’était rude. Je vais tenter le truc et si t’as des critiques/lectures du livre, n’hésite pas à les lâcher ici.



G-rusalem, je me demande quelle influence a eu le bouddhisme sur ta vision des drogues et du monde en général. Moi, les sagesses hellénistiques m’ont retourné le cerveau : il m’a fallu une décennie pour les assimiler, c’est-à-dire penser contre elles pour n’en garder que l’essence afin de rejeter pas mal de leurs prérequis.

J’ai moi aussi vécu un mindfuck bien sévère. J’ai assimilé pas mal de trucs au niveau de la pensée de cette philosophie, ça m’a pris plus de 10 ans. Ma façon d’aborder la méditation était si différente de maintenant. Pour moi c’était une planche de salut face a des pulsions qui m’avaient mis à genoux. Je me rappelle ma première retraite, 10 jours dans ta face. Zéro douceur ou empathie, je voulais expier mes péchés, tous et rapidement, sur le coussin. J’ai gouté au truc, un aperçu et c’était génial. Et aussi comme tu le décris bien, goûté aux limites. Plusieurs jours d’attaque de panique pendant une retraite. La pratique intense de la méditation peut autant déstabiliser que la prise d’un psychédélique, cela ne fait aucun doute pour moi. Il faut être stable quand les vagues inconscientes remontent par gros remous à la surface. Et c’est la voie de la discipline, une voie de la douceur, mais une voie ferme, limite guerrière. C’est peut-être la solution ultime à tous les problèmes (la souffrance), mais rare sont les personnes à avoir la capacité et l’envie de pousser le truc à son bout. Alors si elle est inatteignable, la solution semble moins ultime tout d’un coup. Moi complètement passionné, je n’ai toujours pas réussi à méditer plus de 4 ou 5 mois d’affilée en 10 ans de pratique en pointillés. Et pourtant, la régularité est la clef principale pour assimiler la philosophie avec son vécu, son expérience et ses tripes, plutôt que de façon intellectuelle. Sans ça, ça reste des beaux concepts. Je peux te pondre des belles et grandes discussions sur l’impermanence, mais je ne l’ai pas compris qu’intellectuellement, pas viscéralement. Ou alors par accoups vites oubliés qui ne m’ont pas permis de changer ma façon de concevoir le monde de façon indélébile.


Mais leur modèle du fonctionnement de l’esprit est extrêmement riche pour comprendre l’expérience de l’addiction. Et ce que j’ai ressenti pendant ces périodes de pratique intense et quotidienne, c’est quelque chose de sacrément intéressant. Là où la voix intérieure que j’identifiais à l’époque de façon négative, ce singe sur mon épaule qui me dirigeais vers toujours plus de plaisir chimique, le singe s’est transformé pendant une période de pratique intense. Le singe me disait, ne tape rien ! Ne tape rien, tu vas niquer ton état d’attention et son inertie ! C’était la même voix, qui me disait de ne pas taper de trucs ce coup-là. Et je me suis rendu compte que le singe n’est pas l’ennemi. On veut juste aller bien et être « heureux », tout du moins fuir la souffrance. L’élan vers les produits, que ça soit par curiosité (fuir l’ennui ?) ou fuir la douleur, ce n’est que cette pulsion de ne pas souffrir investie dans le mauvais cheval. Méditation et addiction, c’est juste pour moi les 2 faces d’une même pièce.



À terme, quel est ton but : abstinence totale, abstinence de certains produits ou modération ?

Mon but il est clair. J’aimerai devenir abstinent totalement pour me développer au maximum dans la méditation. Mais je veux uniquement être abstinent pour connaître quelque chose de mieux. Si un jour j’abandonne totalement la dope, c’est pour quelque chose de plus fort, par calcul. Pas parce que la société veut que je sois sobre ou pour le plaisir de me priver. Je pense que ce qui coince et me fait rechuter, c’est que j’aime beaucoup les sensations fortes, et je pense que beaucoup ici peuvent s’y référer. Je n’ai que très rarement atteint des états de méditation intenses tels qu’ils sont décris dans les livres, à part en retraite. Je pense qu’un ou 2 ans de pratique continue et efficace, débloquerai la capacité d’atteindre ces états de façon sur commande ou presque, c’est ce que je lis sur le sujet (Jhanas).

Un article passionnant sur le sujet ou ils analysent le cerveau d'un méditant passant par ces états dits "d'absorption" (tellement la concentration est forte):


Case Study of Ecstatic Meditation: fMRI and EEG Evidence of Self-Stimulating a Reward System
https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3659471/

Nous rapportons le premier enregistrement neuronal pendant des méditations extatiques appelées jhanas et vérifions si un système de récompense cérébral joue un rôle dans la joie rapportée. Les jhanas sont des états modifiés de conscience (EMC) qui impliquent des changements cérébraux majeurs basés sur des rapports subjectifs : (1) la conscience externe s'estompe, (2) les verbalisations internes s'évanouissent, (3) le sens des limites personnelles est altéré, (4) l'attention est fortement concentrée sur l'objet de la méditation, et (5) la joie augmente jusqu'à atteindre des niveaux élevés. Les résultats de l'IRMf et de l'EEG d'un méditant expérimenté montrent des changements dans l'activité cérébrale dans 11 régions associées aux rapports subjectifs, et ces changements se produisent rapidement après l'entrée dans le jhana. En particulier, la joie extrême est associée non seulement à l'activation des processus corticaux mais aussi à l'activation du noyau accumbens (NAc) dans le système de récompense dopamine/opioïde. Nous testons trois mécanismes par lesquels le sujet pourrait stimuler son propre système de récompense par des moyens externes et nous les rejetons tous les trois. Pris ensemble, ces résultats démontrent une méthode apparemment nouvelle d'auto-stimulation d'un système de récompense cérébral en utilisant uniquement des processus mentaux internes chez un sujet hautement entraîné.

Si j’avais à la fois ces pics intenses a la quiétude quotidienne qui arrive assez vite, je pourrai lâcher prise totalement sur les rushs que procurent la dope. J’ai encore à explorer les psychédéliques sérotoninergiques que j’ai toujours un peu fui par peur. Je n’ai pas l’impression que ça clash avec une pratique méditative, au contraire certaines lectures me portent à croire que ça peut être complémentaire.



En attendant, la puissance de ces nouveaux outils de traduction en ligne me fait grave flipper. Putain que ce texte sur la plasticité cérébrale dans la toxicomanie est bien traduit ! Bientôt, plus besoin de Miguel de Cervantes, l’Intelligence artificielle nous pondra des romans picaresques à notre place, nous épargnant au passage la douleur d’un tel labeur, nous donnant tout le temps libre pour… pour faire quoi, d’ailleurs ?

Méditer, ou se proder. Au choix !

Ma copine Sofia, traductrice free-lance, a du souci à se faire.

L’IA ça révolutionne plusieurs domaines dont le mien. Après une fois qu’on aura appliqué cette technologie dans tous les sens, on atteindra un plateau. Mais on trouvera d’autres méthodes ou d’autres outils. L’ordinateur quantique ?


 
#8 Posté par : Anonyme2553 29 octobre 2022 à  04:51
Salut,

Les pistes biologiques & pharmacologiques sont intéressantes en effet ; mais je rejoins prescripteur, l'homme étant un être parlant, l'addiction (dans ad-diction, il y a "dire") est une réponse agie qui fait l'économie de l'élaboration du langage, le plus souvent par impossibilité inconsciente.

Et dans addiction, on lit aussi "ad(d)resse", en l'espèce la formulation d'une demande (ou non) d'arrêter de consommer, qui signe souvent une demande de suivi psy. Pour qu'il y ait psychothérapie, il faut cette demande initiale, l'addiction fournissant l'alibi qui permet aussi paradoxalement de renouer avec le langage de sa vérité subjective. 

L'addiction ne signe aucune appartenance à telle ou telle structure psychique (névrose, psychose, etc.) en psychiatrie... elle est trans-structurelle, voilà pourquoi un diagnostic d'addiction a finalement peu d'importance dans la mise en route d'une psychothérapie, à condition d'avoir en face un professionnel qui n'en soit pas effrayé.

Mais l'addiction a bien peu à voir avec la maladie au sens où l'entend la médecine : elle échappe à toute clinique, n'obéit pas au balancier crise-guérison... si le toxicomane met en défaut le médecin, c'est qu'il faut chercher ailleurs les perspectives de mieux-être : le sujet toxicomane est celui qui en sait plus que le médecin (médecin supposé savoir...) sur ce qui lui arrive, il en sait d'ailleurs tellement qu'il n'en veut rien savoir, d'où la consommation...

Les progrès de la chimiothérapie & de la pharmacologie laissent entrevoir le développement de succédanés (succès damnés...?) - illusoires, l'ambivalence des TSO le montre assez bien... Le regain d'intérêt pour l'hypnose ces dernières années illustre aussi ce phénomène...

Il y a bien un envers de la toxicomanie, mais je doute qu'il y siège (uniquement) dans l'organe cerveau... 
Un très beau livre, L'Envers de la toxicomanie, d'E. Ocampo, développe longuement ces points...

La véritable toxicomanie est rare... car la toxicomanie est un pays lointain dont on revient souvent à contrecoeur car on y a désappris à parler, à parler qui soit du semblant... Aucun médicament ne dissipe la maladie du langage. Le toxicomane nous dit de faire sans lui quand tous les autres font avec. Maladie, non... malédiction peut-être ; addiction/malédiction... dire, mau-dire (mal-dire)...

 
#9 Posté par : Anonyme2553 29 octobre 2022 à  18:14

Zénon a écrit

(Attention : pavé qui digresse comme un vieux chameau des Alpes !)

Merci pour ce texte : belle synthèse qui, sans prendre parti, met bien en regard les deux approches de ce conflit qui fait rage aux États-Unis depuis trois décennies :

« Is addiction a disease or not ? »

Dans un autre blog, je t’avais déjà parlé de ce fameux Dr. Marc Lewis lors d’un hargneux débat des familles. Ce petit résumé me permet de repenser ce que j’avais bien mal formulé.

Selon moi, l’addiction n’est pas une maladie stricto sensu, mais souvent une réponse à une agression.

Concernant la neuroplasticité et les « mauvaises habitudes » : après huit siècles de conso, surtout si t’as commencé jeune, une fois le sevrage loin derrière, ces habitudes ont la vie dure. Et moi, je crois plus aux habitudes qu’en la pharmacologie.

En anglais, n’oublions pas que « toxicomanie » se dit aussi « drug habit ».

Au final, c’est un changement drastique de mes habitudes dans chacune des parties de ma vie qui m’a sorti de mon addiction, pas la chimie étatique ni la « psychologie » (bien que je sois aussi passé par là : méthadone, stoïcisme, exorcisme, etc.) 

Je me répète ? Je sais, je fais que ça, me répéter.

Déjà douillet par nature, les opiacés au long cours m’ont rendu hypersensible à la douleur, autant morale que physique. Il m’aura fallu des années pour réapprendre à « souffrir » sans morphiniques. Et je t’avoue, c’est toujours pas gagné.

De plus, j’ai mis un temps fou avant d’ignorer l’avis de certains sur ma petite personne en dépassant cette déresponsabilisante dichotomie marxiste « oppresseurs/opprimés » ; du moins, jusqu’à un certain point, jusqu’au jour où t’as plus rien à bouffer et te fais fracasser la tronche à coups de matraque. 

D’ici là, le meilleur moyen de ne pas se laisser stigmatiser, c’est de ne pas se laisser stigmatiser.

Facile à dire, je sais.

En ce moment, j’ai pas trop le temps ni les moyens techniques. Mais un jour, si ça intéresse quelqu’un, j’essaierai de détailler ici chacune de ces astuces que j’ai mises en place pour m’extirper de mon addiction. Enfin, pour l’instant et pour l’instant seulement — rien n’est jamais gagné : one day at a time !

Cette inversion d’habitudes couplée d’un renforcement permanent de ma « volonté » me permet aussi de tenir ma dépression à distance. Et non pas être heureux, mais vivant.

Ouais, leur bonheur stable et durable, « négatif » car il ne prône pas le plaisir mais l’absence de troubles ; cette came psychique reniant la « naturalité » de la douleur, très peu pour moi.

Dolorisme chrétien, quand tu me tiens !

Je me répète ? Je sais, je fais que ça, me répéter.

Sur le sujet, va falloir que je potasse un peu mieux mon Bouddha. J’ai bien saisi la différence qu’il fait entre douleur et souffrance. Mais j’ai toujours la vague impression qu’en prescrivant l’extinction de la souffrance, ce médecin a condamné la vie elle-même en la confondant avec la société dans laquelle il souffrait.

Bref, ce bon vieux débat pour savoir si les « idéaux ascétiques » (bouddhisme, stoïcisme, scientisme, véganisme, etc.) qui s’évertuent à bannir les affres de l’existence ne sont pas en fait juste une manière de ne pas accepter la vie telle qu’elle est, c’est-à-dire un énième narcotique, une autre facette du nihilisme.

À ce propos, je ne saurai jamais assez conseiller la lecture de La Généalogie de la Morale de Nietzsche, qui reste pour moi un des bouquins les plus importants que j’ai lu. 

G-rusalem, je me demande quelle influence a eu le bouddhisme sur ta vision des drogues et du monde en général.

Moi, les sagesses hellénistiques m’ont retourné le cerveau : il m’a fallu une décennie pour les assimiler, c’est-à-dire penser contre elles pour n’en garder que l’essence afin de rejeter pas mal de leurs prérequis.

À terme, quel est ton but : abstinence totale, abstinence de certains produits ou modération ?

En attendant, la puissance de ces nouveaux outils de traduction en ligne me fait grave flipper. Putain que ce texte sur la plasticité cérébrale dans la toxicomanie est bien traduit !

Bientôt, plus besoin de Miguel de Cervantes, l’Intelligence artificielle nous pondra des romans picaresques à notre place, nous épargnant au passage la douleur d’un tel labeur, nous donnant tout le temps libre pour… pour faire quoi, d’ailleurs ?

Ma copine Sofia, traductrice free-lance, a du souci à se faire.

Té ! je vais lui envoyer un texto pour lui dire de s’apprêter à chercher un nouveau boulot : guide de randonnée, péripatéticienne, sophrologue ou vendeuse de chocolatines ; faut voir après son bilan de compétences.

Je te dis, la vie est un combat de tous les instants ! Le principal, c’est de rester proactif et de rédiger un CV percutant.

*******************************



Nota Bene :

g-rusalem a écrit

Mais c’est comme si certaines personnes ont peur de sortir de leur zone de souffrance, qu’elles ont atteint un état d’équilibre qui leur convient, même si cet état est objectivement améliorable... Viens alors la question des techniques à utiliser pour motiver les personnes à guérir ?

C’est extrêmement bien dit. On peut être en désaccord, mais parfois, tu tutoies le génie. Le génie, oui, j’ai pas peur des mots. Crois-moi, les louanges m’arrachent en général la gueule.

Mais guérir ? Guérir de quoi, exactement ?

Le problème avec les « thérapies étatiques », c’est qu’elles soignent les symptômes d’un individu, mais jamais les causes sociétales de ces maladies.

Le danger, c’est de reformater le cerveau de cet individu pour qu’il puisse s’adapter à cette société, sans même remettre en question la toxicité de celle-ci.

Résultat : tu te retrouves avec un troupeau de moutons qui restent amputés, mais qui marchent droit.

J’ai vu que le Dr. Gabor Maté vient de publier un nouveau bouquin qui ne traite que de ce constat-là : The Myth of Normal.

En ce moment, j’ai ni l’argent ni le temps de m’y atteler. Et puis, ça doit être encore du Gabor Maté bien victimaire. Mais ses travaux devraient te donner un autre point de vue sur les maladies mentales/addictions.

Si tu t’intéresses réellement à l’addiction, tout en restant critique, c’est aussi ce genre de livres que tu devrais lire :

« De tout temps, on a voulu “améliorer” les hommes : c’est cela, avant tout, qui s’est appelé morale... Appeler “amélioration” la domestication d’un animal, c’est là, pour notre oreille, presque une plaisanterie. » — Nietzsche, Le Crépuscule des Idoles, septième partie : Ceux qui veulent rendre l’humanité « meilleure ».

Sur la guérison, une référence intéressante : Canguilhem, Le Normal et le Pathologique... C'est quoi une "thérapie étatique" ? Et de quelle manière le symptôme chez un individu proviendrait d'une "cause sociétale" ?
Génial Nietszche, si génial que dangereux presque ...

Reputation de ce commentaire
 
Merci pr la ref d'ailleurs déjà recommendée récement ! g-rusalem

 
#10 Posté par : Zénon 30 octobre 2022 à  02:15
Putain, en ce moment, je suis à la ramasse complet — même pas vingt-cinq euros pour m’acheter un bouquin.

Narobi, merci pour ton lien !

J’ai téléchargé le livre de Gabor Maté. Mais sans smartphone ni tablette, c’est pas gagné pour le lire.

G-rusalem, merci d’avoir pris le temps de me répondre de façon si détaillée.

Vu la tournure que prend ce forum, je vais plus traîner dans le coin. Donc, je vais être expéditif sur Nietzsche, mais je t’ordonne de le lire !

Oui, une introduction est préférable avant de s’y atteler. Sans vue d’ensemble de son œuvre ni quelques notions de philosophie occidentale, c’est vrai que ses bouquins peuvent paraître rudes.   

Question vidéos YouTube, j’y capte que dalle, mais tu dois avoir de quoi. Sinon, achète ce bon vieux Que sais-je ?, qui reste pas trop mal foutu.

Après, te concernant, je te conseille de commencer par la troisième dissertation de La Généalogie de la Morale sur les « idéaux ascétiques ».

Ensuite, L’Antéchrist : dans ce court texte délirant et fascinant, il attaque le christianisme en le comparant au bouddhisme.

Sinon, un petit essai de Marcel Conche : Nietzsche et le bouddhisme, qui va certainement te faire bondir à cause de ses inexactitudes, mais qui peut devenir une bonne porte d’entrée.

Bien que le boulot soit immense, ce serait irresponsable de passer à côté, surtout afin de penser contre les « idéaux ascétiques ».

Faut toujours penser contre soi-même.

Pour faire vite, très, très vite : à l’aide d’« exercices mentaux », le paradoxe stoïcien m’a enseigné la liberté absolue dans un monde totalement déterminé, c’est-à-dire de pouvoir agir sur ma « réaction » aux évènements, mais jamais sur les évènements eux-mêmes.

Principe qui fonctionne jusqu’au jour où ton frigo se retrouve vide et la milice frappe à ta porte pour t’envoyer en taule. Mais bon, tu peux toujours suivre le dogme jusqu’au bout en passant le reste de ton existence dans ta cellule à méditer en mode Bouddha, ou envisager ce bon vieux suicide stoïcien.

Moi, j’opte désormais pour la tentative d’évasion, loin de tout ce tintamarre. 

Je te connais pas. Je connais pas ton âge, ta situation professionnelle, affective, familiale, académique, etc. Et je veux pas savoir.

Tout ce que je sais, c’est que je suis pas tout le temps d’accord avec toi, mais t’as un talent de dingue, voire du génie, autant sur le fond que sur la forme. Souvent, tu m’as fait réfléchir tout en me faisant mourir de rire. Et ça, pour moi, c’est la sagesse, la vraie.

Écoute notre Marvin, grand sage à ses heures :

« Tu te prends trop la tête, laisse courir, va ! »

Concentre-toi plutôt sur ton boulot (quel qu’il soit) et invente-nous un truc de dingue, qu’importe le milieu dans lequel tu décides de consacrer ta vie.

Change le monde, quoi !

Content d’avoir pu échanger avec toi.

Take care !

 
#11 Posté par : g-rusalem 30 octobre 2022 à  07:28

La pharmacologie comme panacée des souffrances de l'humain ? Je trouve ça un peu illusoire et, de mon point de vue d'individu qui va suffisamment bien (ça a son importance) je pense que c'est surtout une volonté d'essayer de transcender notre humanité. Comme si nous ne devions plus souffrir. Mais est-ce que c'est pas aussi ça qui fait que l'humain est humain ?

La pharmacologie ne sera surement pas la panacée des souffrances humaines. Ni la psychologie, ni la méditation. C'est le cumul de toutes ces approches qui à mon sens me semble nécessaire pour au moins tenter de réduire la souffrance humaine et donc le désir de s'oublier dans la toxicomanie. La toxicomanie est une maladie complexe de l'individu qui touche toutes ces sphères, de la biologie à la spiritualité en passant par la psychologie.



Je veux dire, au delà de la douleur, qui est une information purement biologique/neurologique, c'est la question de la souffrance qui est elle un ressenti intellectuel, une construction (sublimation ?) d'un phénomène purement organique.

Je dirais pas que la souffrance est un ressenti intellectuel. C'est juste un niveau supérieur de traitement de l'information douloureuse (cette dernière étant nécessaire à notre survie) qui apparaît accessoire voir délétère. Les sagesses bouddhiques proposent d'utiliser notre capacité de diriger notre attention pour changer notre façon réflexe d'accoler une valence positive, neutre ou négative à toutes les sensations qui nous arrivent. Si cette idée n'est pas géniale en soi ?



Que la science puisse nous aider à mieux comprendre, à ajouter de l'information sur notre environnement et la compréhension de l'homme, je veux bien (la science c'est bon, ça goute bien, ça secoue comme il faut) mais je pense pas que la pharmacologie soit la solution à tout. Loin de là.

En fait j'ai l'impression que vous opposez pharmacologie et psychologie par exemple. Ou pharmacologie et méditation. Si l'on regarde le cerveau, les effets sont similaires et la distinction perds de son sens. Un antidépresseur va booster certains facteurs de croissance neuronaux, et donc avoir un effet positif sur la dépression. Mais c'est aussi le cas de la psychothérapie. De la méditation, du sport, d'apprendre une nouvelle langue ou de l'effet profond que produit le fait de changer d'environnement comme le décris Zénon. Par exemple, il apparaît de plus en plus clairement que les psychédéliques doivent être accompagnés d'une thérapie, ou d'une pratique spirituelle à côté pour être vraiment fructueux, pour orienter la neuroplasticité induite vers quelque chose de positif, vers un changement de comportement intégré et durable. Il n'est jamais question dans mon esprit de tout guérir avec juste de la pharmacologie. C'est ridicule, ce n'est pas comme ça que ça se passe (d'ailleurs pourquoi serai-je aussi fan de la méditation dans ce cas, j'ai un peu du mal à comprendre vos réactions à mes posts parfois).

En fait, pour distiller encore plus le truc, je trouve que d'observer les changements au niveau des neurones permet de rassembler toutes ces pratiques en un tout cohérent, et dépasser "naturel Vs chimique" ou "psychologique Vs pharmacologique".


 
#12 Posté par : g-rusalem 30 octobre 2022 à  08:03

l'addiction (dans ad-diction, il y a "dire")

Et dans addiction, on lit aussi "ad(d)resse"

Maladie, non... malédiction peut-être ; addiction/malédiction... dire, mau-dire (mal-dire)

succédanés (succès damnés...?) –

Des maux dans les mots ! Désolé, je vais être direct, mais j'ai toujours trouvé profondément risible ce genre de petit jeu. Je t'en donne un autre : dans psychanalyse, il y a "anal" et "lyse", peut-être pour signifier à quel point t'as mal au cul d'avoir payé 50e la séance sur ton divan 2x par semaine pendant 20 ans pour réussir à identifier tes problèmes sans arriver à une résolution ?



Mais l'addiction a bien peu à voir avec la maladie au sens où l'entend la médecine : elle échappe à toute clinique, n'obéit pas au balancier crise-guérison... si le toxicomane met en défaut le médecin, c'est qu'il faut chercher ailleurs les perspectives de mieux-être : le sujet toxicomane est celui qui en sait plus que le médecin (médecin supposé savoir...) sur ce qui lui arrive, il en sait d'ailleurs tellement qu'il n'en veut rien savoir, d'où la consommation...

Mouais. Pas convaincu. A l’époque de la grande peste, les médecins étaient mis en défaut. Ce n’est pas parce qu’un traitement efficace n’est pas encore disponible qu’il faut forcément chercher ailleurs des perspectives. Tu parle de mécanismes inconscients dans l’addiction, puis là tu dis que le toxicomane en sait trop ? Bon, je voulais te répondre point part point, mais je trouve l’ensemble un peu trop fumeux, j’ai l’impression de perdre mon temps. Merci tout de même pour la suggestion de lecture qui, si j’ai le temps de lire, me permettra peut-être de voir un peu plus clairement de quoi tu parles.


La véritable toxicomanie est rare... car la toxicomanie est un pays lointain dont on revient souvent à contrecoeur car on y a désappris à parler, à parler qui soit du semblant... Aucun médicament ne dissipe la maladie du langage. Le toxicomane nous dit de faire sans lui quand tous les autres font avec. Maladie, non... malédiction peut-être ; addiction/malédiction... dire, mau-dire (mal-dire)...

De la prose littéraire encore. Des beaux mots, mais rien de concret. Des affirmations vides de sens. As-tu déjà pris des hallucinogènes ? As-tu déjà médité ? Les prises de consciences de mécanismes inconscients sont accélérées par ces 2 approches très similaires lorsqu’on regarde l’effet sur le cerveau (l’une est pourtant du domaine de la pharmacologie et l’autre de ce que tu appelles l’ésotérisme). Et brusquement, tout comme avec les approches psychologiques, on peut mettre des mots sur un comportement qui était alors inconscient, et on peut guérir ainsi. Tu opposes des choses qui n'ont pas à être opposées. La psychanalyse, la méditation, la neurologie, la pharmacologie, toutes ces approches peuvent être réunies et considérées comme complémentaires par les progrès de la science au niveau de la compréhension des mécanismes de notre cerveau.


 
#13 Posté par : g-rusalem 30 octobre 2022 à  08:20

Putain, en ce moment, je suis à la ramasse complet — même pas vingt-cinq euros pour m’acheter un bouquin. Mais sans smartphone ni tablette, c’est pas gagné pour le lire.

Si tu as une énorme consommation de livres, mais que tu es à la ramasse au niveau financier, peut-être l’investissement sur une liseuse vaudrait tout de même le coup.



G-rusalem, merci d’avoir pris le temps de me répondre de façon si détaillée.

Vu la tournure que prend ce forum, je vais plus traîner dans le coin. Donc, je vais être expéditif sur Nietzsche, mais je t’ordonne de le lire ! […] Sinon, achète ce bon vieux Que sais-je ?, qui reste pas trop mal foutu.

Bien reçu. Mon ami lettreux m’a conseillé exactement la même chose. Cela sera fait, merci pour les suggestions.



Pour faire vite, très, très vite : à l’aide d’« exercices mentaux », le paradoxe stoïcien m’a enseigné la liberté absolue dans un monde totalement déterminé, c’est-à-dire de pouvoir agir sur ma « réaction » aux évènements, mais jamais sur les évènements eux-mêmes.

Principe qui fonctionne jusqu’au jour où ton frigo se retrouve vide et la milice frappe à ta porte pour t’envoyer en taule. Mais bon, tu peux toujours suivre le dogme jusqu’au bout en passant le reste de ton existence dans ta cellule à méditer en mode Bouddha, ou envisager ce bon vieux suicide stoïcien.



Moi, j’opte désormais pour la tentative d’évasion, loin de tout ce tintamarre.

Ok je vois mieux j’avais mal compris. C’est un peu ce que j’avais retenu de mes lectures de Sénèque. Très bien de s’imaginer crever de faim avec des terres et une richesse énorme comparé à ses contemporains, mais quand le frigo est vide et qu’il y a plus de raki, c’est d’emblée moins fun d’observer stoïquement ses tremblements. Ou en plus distillé encore une fois : Il y a la théorie et le thé au rhum.



Content d’avoir pu échanger avec toi.

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