La poussière. Acte III : « Un doigt dans le cul et c'est fini ».
Jeudi. 6h. Comme à l'accoutumée depuis trois jours, je me lève pour aller pisser. Ce matin Enrique n'est plus là , j'en serais presque attristée si ce n'était pas un affreux cafard avec pour manie de vaquer à sa vie de cafard sur les affaires de toilette de la voisine...
On toque à la porte de la chambre : « On vient changer votre couche ! ». Celle de la vieille voisine bien sûr. Je décide que sous aucun prétexte je ne dois voir ça et je reste dans les toilettes durant les longues minutes de l'opération. Maintenant que j'y repense, le tout premier matin aussi les aides soignantes ont débarqué dans la chambre pour changer la couche de la voisine... Je me rappelle m'être instinctivement enfouie sous ma couette pour rater tout du spectacle...
Je suis donc dans les toilettes à attendre qu'on change la couche de Madame D., 96 ans. Elle m'avait raconté un peu sa vie, jurant à tout bout de champs avoir encore toute sa tête. Elle était née en plein durant la Première guerre mondiale, avait connu la Seconde, élevé sa fille seule à vingt ans en temps de guerre, son mari avait été fait prisonnier six ans dans un camp en Allemagne. Elle m'avait récité son numéro d'écrou : elle n'avait jamais pu l'oublier. Elle avait perdu son fils. Elle avait survécu à un cancer du sein, elle avait perdu son mari, elle avait Parkinson depuis une dizaine d'année. Et surtout, elle attendait que sa fille vienne lui rende visite tandis que celle-ci ne venait que rarement.
Elle était donc terrée seule à l'hôpital. Accro à ses médocs pour dormir, elle avait fait une crise la veille au soir : « Où est mon
Stilnox ! Où est mon
Stilnox ! Vous ne m'avez pas donné mon
Stilnox ! ».
Elle me répétait sans cesse qu'elle devait aller dans un service de réeducation, le « SSR » : « Ils vont m'y redonner mes vingt ans ! ».
J'étais partagée au sujet de Madame D. entre deux sentiments très contradictoires : d'un côté elle me touchait, et j'éprouvais de la compassion pour cette petite vieille dame qui avait tout vécu, et de l'autre je n'en pouvais plus de la voir déprimer et j'en venais à ne plus la supporter. A vingt ans comment peut-on appréhender quelqu'un si près de la mort et léthargique ? Elle me renvoyait à moi même et ça me perturbait plus que tout.
Elle était là à cause des maladies de l'âge, j'étais là à cause de mes conneries. Elle cherchait plus que tout ses vingt ans, je les brûlait comme s'ils n'avaient aucune importance. Elle avait « tout » vécu, je n'avais rien connu. Et pourtant, j'arrivais à en être là , dans la même chambre d'hôpital, à déprimer autant qu'elle.
15h30. Madame D. est transférée dans son fameux « SSR » qui « allait lui redonner ses vingt ans ».
Cette phrase ne m'a pas quitté. NB pour plus tard : Profiter de sa jeunesse.
Une remplaçante arrive. Autre spécimen. Une jeune musulmane voilée, qui ne fume pas, ne boit pas. L'intimité étant une donnée absente à l'hôpital, j'apprends rapidement qu'elle est diabétique, qu'elle est là pour une fibroscopie, qu'elle est divorcée, sans enfants. Bref, la voisine de chambre idéale d'une toxicomane là pour une infection : une fille droite et pieuse au possible.
Je prie de mon côté pour qu'elle ne me demande pas pourquoi je suis là , j'ai trop honte.
La journée continue, dans l'ennui profond. Je commence vraiment à n'en plus pouvoir d'être là . On me file deux antibios puissants le matin, le midi et le soir, c'est tout, et c'est tous les jours pareil. Mais ça va mieux, à tel point que je ne reste plus dans ma chambre. Dès que je peux, je descends fumer une clope en bas, non sans recueillir à chacune de mes absences les regards de travers des infirmières. Il fait un magnifique soleil, il fait chaud, mais qu'est-ce que je me fais chier comme un rat mort.
Je décide d'aller m'acheter des journaux avec les quelques sous que j'ai en poche. Je pars donc dans la rue à la recherche d'un kiosque. Ah, en voilà un, au pied d'une cité un peu glauque. Je jette un œil aux journaux : Le Monde ? Libération ? Le Figaro ? Tous aux abonnés absents... Par contre, je découvre « Le Monte », un journal satyrique sensé parodier l'original... Bon, ça commence bien pour se mettre à jour de l'actualité...
Voyons voir les magazines. Hum, tiens, mais je reconnais cette couverture de Tecknikart : avec Julian Assange, je l'ai déjà lu... Mais c'était y'a hyper longtemps ! Je regarde alors la date sur la couverture... Ah, en effet, c'est le numéro de mars 2011... On est en mai 2012, mais c'est pas grave, disons que c'est juste un « oubli » pendant 14 mois en plein milieu du rayon...
Je suis manifestement tombée dans le kiosque à journaux le plus actuel et « à la page » de la région parisienne. Je repars finalement avec Le Monde diplomatique, Courrier international et Les Inrocks. Il faut bien s'occuper l'esprit.
La journée se termine, aussi lente et interminable que les précédentes. A la nuance près que je suis en train de craquer, j'en ai marre, je n'en peux plus d'être ici. A ne rien faire de la journée à part attendre le lendemain. A bouffer de la merde micro-ondée pleine d'eau. Même l'odeur des draps m'est insupportable : cette odeur d'
alcool à 90 ° m'écœure. J'ai la nausée en permanence dans ce lit.
Je shoote allègrement le Sub que j'ai récupéré la veille. Des shoots minutieux de propreté, j'ai retenu la leçon...
Et puis la nuit. Enfin une journée de finie. Dormir.
Vendredi. 7h. Toc toc, on frappe à la porte. Prise de sang du matin. Je ne redoute pas les aiguilles mais plutôt mes veines... Je me demande bien où l'infirmière va pouvoir piquer. Elle commence par mettre le garrot, pensant illusoirement piquer dans le creux du bras, je la rappelle à l'ordre :
« Cette veine là ne marche plus.
Laquelle vous préférez alors ?
Heu.. »
Finalement, elle piquera dans la veine où j'avais fait le shoot foireux qui m'avait fait atterrir ici...
11h. Un groupe de trois médecins dont la chef de service débarquent dans la chambre. Ils sont là pour me poser des questions sur ma consommation de drogue. Grosse gène. Ma voisine voilée se redresse ostensiblement dans son lit pour ne rien manquer de notre entretien. Je le remarque et demande donc à la médecin de lui parler dans son bureau. « Ok, allons y, je vais nous trouver un endroit tranquille ».
Elle m'emmène dans les couloirs de l'hôpital et trouve un bureau vide où l'on peut s'installer. Elle me pose quelques questions, je lui réponds honnêtement, c'est finalement la première fois que je parle à un médecin de ma consommation de drogue. Elle m'écoute, est plutôt gentille et réconfortante. Ce seront les seules minutes où j'aurais vu vraiment un médecin de tout le séjour.
Les jours précédents, on m'avait dit qu'un addictologue allait passer me voir. Il n'est jamais vu. « Il est très occupé, il n'a pas le temps ». Ah.
L'entretien se termine, la médecin me raccompagne. Petit détail que j'avais oublié : le sang dans les chiottes d'il y a deux jours... « Mon collègue va vous faire une rectoscopie, il semble que ce soit les antibios qui en sont la cause ».
Pardon ? Une quoi ? Un doigt, enfin, un rectoscope dans le cul ? Mais elle est folle. Au secours, sauvez-moi, je rêve ! Ceci n'est pas la réalité, ceci est un mauvais rêve. Je ne vais pas me faire ausculter le cul, tentais-je vainement de me persuader...
Son collègue arrive de nulle part, comme tapis dans l'ombre prêt à dégainer son rectoscope : « Vous me suivez mademoiselle ? On va procéder à l'examen. »
…
Bon, restons calme, soufflons. Tout va bien, ce n'est qu'un acte médical comme les autres. Comme les uns se font ausculter la gorge, moi je me fais ausculter le cul... Oh merde, non ça ne me convainc pas DU TOUT.
« Mettez-vous à quatre patte sur la table d'auscultation s'il vous plaÎt mademoiselle ».
Plouf. Doigt dans le cul en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. Suivi d'un rectoscope dans le cul. Agrémenté d'une dignité perdue, d'une humanité envolée. Si la honte tuait, elle m'aurait enterré sur place, avec une dalle en forme de rectoscope.
« Voilà , c'est fini. En fait, ce n'était qu'une irritation locale du fait de la diarrhée causée par les antibiotiques. Au revoir mademoiselle.
- Au revoir docteur ». Vous m'excuserez si je ne vous sers pas la main. Cordialement. Vite, fuir.
15h. Une psychiatre vient me voir. Elle me dit que la médecin que j'avais vu plus tôt dans la journée lui avait demandé de passer. Une infirmière est avec elle. Elle me font passer un entretien dont je n'arrive toujours pas à cerner si il s'agissait de m'aider tout simplement ou, comme je l'ai ressenti, de déceler chez moi une maladie mentale.
Elle commence en effet par insinuer lourdement que je suis une menteuse, puis enchaÎne sur des questions toutes plus infantilisantes et absurdes les unes que les autres avec un ton mielleux et hypocrite :
« Vous avez des amis ? » Aucuns, je les ai tous dépecés dans ma cave. Pourquoi ?
« Vous avez des problèmes d'hygiène » Aucuns. Je prends une douche par an, je cultive les bacilles de mycoses partout sur mon corps, pourquoi, pas vous ?
Et ainsi de suite de questions toutes plus stupides les unes que les autres, toutes ponctuées de jugements non dissimulés. Bref, la meuf n'a pas du tout envie de m'écouter. Elle fait son petit questionnaire et au bout de cinq minutes décide arbitrairement qu'il me faut du
Xanax. Je refuse catégoriquement.
J'ai en tête la série
Weeds, je ne sais plus quelle saison, où Célia Hodes est dans le tunnel clandestin entre le
Mexique et les Etats-Unis et où elle est complètement shootée au
Xanax, dans un état pitoyable. A chaque fois que la psychiatre prononce le mot
Xanax, j'ai cette image en tête, comme un flash. Impossible que j'en prenne. Je refuse donc poliment son offre.
« Très bien, comme vous voulez, mais vous n'aurez rien d'autre pour passer le week-end. »
Pauvre meuf, avec ses chaussettes noires à pois verts et ses bouclettes dégueulasses, qui dégaine le carnet d'ordonnance en cinq minutes sans s'intéresser vraiment à la personne qui est en face. Je quitte la pièce sans lui dire au revoir tellement elle incarne l'archétype de la psychiatre vendue aux labo pharmaceutiques et qui n'en a rien à foutre des patients qu'elle rencontre...Précisément le genre de psy sans aucune humanité ou empathie que je redoutais pour un premier rendez-vous. Et bim, dans le mille.
Samedi. 9h. « Mademoiselle, vous sortez aujourd'hui ». Enfin. Quitter ces lieux, vite.
Une semaine plus tard, je reçois par la poste la facture... 989 euros. Je n'ai pas de mutuelle. Aïe, j'ai mal au cul. J'ai l'impression d'avoir servi de variable d'ajustement au remplissage des chambres d'hôpital... Passé les 2 ou 3 premiers jours, j'aurais pu rentrer chez moi avec une ordonnance, pas besoin de me garder inutilement... Apparemment pour voir un addictologue qui n'est jamais venu.
Résultat, la facture de cette "poussière" est salée. Je l'ai dans le cul, c'est le cas de le dire.